Consécration constitutionnelle du néolibéralisme
Consécration constitutionnelle du néolibéralisme
Cette prise de position avait été préparée en vue d’un meeting à la Sorbonne, prévu le 10 mai dernier par différentes organisations d’étudiant-e-s partisan-e-s du NON, parmi lesquelles ATTAC. Cependant, le Président de Paris IV, Jean-Robert Pitte, n’a pas accordé la salle officiellement demandée. De plus, ce mardi 10 mai, la salle qui aurait dû être finalement libérée, selon la promesse faite par Daniel Cohn-Bendit au meeting du OUI, le jour précédent, s’est trouvée occupée par un cours…
Ce double acte de censure
est aussi choquant qu’inadmissible. Claude Calame, nous a demandé de publier l’intervention qu’il comptait faire à cette occasion. (réd)
Il n’est pas nécessaire d’être professeur de droit constitutionnel, il n’est pas besoin d’avoir une formation de juriste pour constater que le «Traité établissant une constitution pour l’Europe» n’a rien d’une constitution au sens politique du terme.
Ce traité n’est que la consécration juridique et administrative, dans l’infime détail, des principes énoncés par les traités de Maastricht et de Nice.
Quelle Constitution fondant un Etat de droit pourrait-elle inscrire dans ses dispositions des principes d’ordre économique? Au gré des innombrables articles du traité pour une Constitution européenne, la liberté fondamentale qui est énoncée et défendue dans les pays de la Communauté se révèle être la liberté des marchés. Dans cette mesure, le nouveau texte présente de la liberté la conception qui est celle prônée par George Bush, notamment au moment du déclenchement de la guerre contre l’Irak.
Rappelons une fois encore la formulation de l’article I-3 qui postule que «le développement durable de l’Europe [est] fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement».
Est-il possible d’être d’aussi mauvaise foi? Les termes d’un tel article sont à vrai dire entièrement contradictoires. Vingt années de politiques néo-libérales ont montré que le développement de l’économie de marché dans la «croissance et la compétition» implique flexibilité et précarisation des conditions de travail, rachat et fermeture d’entreprises viables, concurrence fiscale et délocalisations, suppression des garanties sociales et politiques, mais accroissement des revenus d’une minorité de très riches au détriment de la majorité des moins aisés. En effet qui dit économie de marché dit propriété privée des moyens de production, investissement dans tout ce qui semble rentable, accélération de la consommation pour la consommation et propagande effrénée par le biais de la publicité; qui dit économie de marché dit en effet accumulation capitaliste avec, pour unique principe de base, celui du profit, quel qu’en soit le prix social. C’est ainsi que la doctrine néo-libérale est parvenue, en subordonnant le politique à l’économique, à faire du taux de croissance et de l’indice boursier les buts ultimes des communautés humaines. Une économie sociale de marché est une contradiction dans les termes.
Les désormais tristement fameux articles III-177 et suivants du traité sont à cet égard sans ambiguïté. En se référant comme dans un leitmotiv à une «concurrence libre et non faussée», ces articles scélérats fournissent la base juridique des révisions à la baisse de tous les standards sociaux et de toutes les prestations publiques engagées depuis plus de deux décennies.
Soumis au principe sacro-saint de la concurrence, les services publics deviennent en effet des «services d’intérêt économique général» (art. III-122). Devant répondre aux principes de la liberté économique et de la libre entreprise, ces prestations collectives ne peuvent plus, en conséquence, bénéficier d’aides de l’Etat (art. III-167). De même que les entreprises privées concurrentielles, les services publics doivent donc être sources de profit, comme si l’éducation, la santé ou les transports collectifs pouvaient être l’objet d’investissements capitalistes et le prétexte des profits répondant à une logique marchande d’actionnaires.
La conséquence à en tirer est parfaitement claire. Elle est énoncée dans l’article III-148: «Les Etats membres s’efforcent de procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire en vertu de la loi-cadre européenne».
Non, vous ne rêvez pas. L’Europe future, l’Europe des 25, fera mieux que la Grande-Bretagne de Tony Blair; elle fera mieux que les Etats-Unis de George Bush.
En clair, il s’agit de soustraire au pouvoir politique, c’est-à-dire au contrôle des citoyennes et des citoyens la plupart des services patiemment construits depuis un siècle pour assurer, bon an mal an, les besoins de base des populations concernées de manière relativement équitable.
Ce n’est pas un hasard si les principes économiques qui sous-tendent cette pseudo-constitution sont aussi ceux inscrits il y a quelques années par un certain cardinal Ratzinger dans l’un des textes qu’il a produit pour le nouveau millénaire à l’intention de la Congrégation pour la doctrine de la foi (catholique)…1
Claude CALAME
Directeur d’études à l’EHESS, Paris
- Le Monde du 21.04.05