«Avec les pires intentions»: Piperno le magnifique

«Avec les pires intentions»: Piperno le magnifique

Voici un ouvrage qui, en Italie, a déchaîné les polémiques. Les éditions Liana Levi publient la traduction du roman d’Alessandro Piperno, «Avec les pires intentions». Mort, sexe, identité et altérité en forment la trame.

« Piperno, le cas littéraire qui déchaîne les envies », pouvait-on lire sous la plume de la journaliste Gaia Giuliani, en mars 2005, dans La Repubblica, à propos d’Alessandro Piperno qui venait de vendre, en quinze jours, 80 000 exemplaires de son premier roman, Avec les pires intentions . Depuis, ce livre, sorti en France le 5 janvier, a allégrement franchi, outre-Alpes, les 150 000 copies et décroché deux prix littéraires. L’œuvre de ce Romain âgé de 33 ans a déclenché une véritable guéguerre où se sont affrontés, sur les ondes, dans la presse et par blogs interposés, «pipernisti» et «antipipernisti». Les belligérants du premier groupe l’intronisant comme le «nouveau Proust» ou le «nouveau Philip Roth», les seconds dénonçant une «œuvre de régime», rassurante, dopée «par la presse qui compte», ou encore s’appuyant sur des vétilles stylistiques… quand il ne s’agissait pas de sa mise jugée trop affectée (vestes en tweed, cravates de cachemire, feutre). En somme, on lui reprochait d’être un auteur ne s’étant donné que «la peine de naître», à l’aune des personnages qu’il met en scène dans son roman, qui narre les vicissitudes d’une famille de la bonne bourgeoisie judéo-romaine dans la seconde moitié du XXe siècle.

Deux enterrements

L’histoire s’ouvre sur le grand-père du narrateur, Bepy Sonnino, quintessence du séducteur, au panache fiztgeraldien, qui, sans vanter les origines modestes du héros de Gatsby le magnifique tout en partageant son goût du faste, préfère, à l’annonce d’un cancer de la vessie, renoncer à la vie plutôt que d’attenter à sa virilité ! Néanmoins, bien avant de mourir, par son irresponsabilité, il mettra sa famille sur la paille et cette dernière ne devra son salut qu’à son ancien associé, un «gentil», Nanni Cittadini, autre figure emblématique du roman, parvenu auquel son flair incomparable en art a permis d’acquérir un patrimoine considérable. C’est dans les airs, entre New York et Rome, dans la seconde partie du texte, que le petit-fils de Bepy, Daniel (sorte d’alter ego de l’auteur), après avoir brossé une galerie de portraits hilarants et décapants des deux générations précédentes où l’histoire n’est pas laissée pour compte, se souvient une dernière fois, à l’âge d’homme, de sa douloureuse adolescence.

Le paysage que laisse le narrateur derrière lui, celui de Manhattan amputé de ses Twin Towers, symbolise la situation familiale des Sonnino et des Cittadini. Les deux «géants», Bepy et Nanni, ne sont plus. De fait, l’économie de l’ouvrage s’organise autour des deux enterrements, celui de Bepy qui inaugure pratiquement le roman, et celui de Nanni, bien des années après, auquel Daniel est en train de se rendre. Les funérailles de l’incorrigible Bepy révèlent au lecteur la blessure fondatrice du protagoniste, enfant de l’entre-deux, issu du mariage d’un Juif magnanime et d’une catholique austère, oscillant entre accès un tantinet pervers et envolées romanesques.

Ainsi, au moment de trouver le dixième homme nécessaire à la récitation du Kaddish pour Bepy, alors que Daniel s’avance, son père lui rappelle publiquement qu’il n’est pas juif, lui infligeant un camouflet qui n’a d’égal que l’apostrophe – dans d’autres circonstances – du grand-père maternel à sa fille, en présence du garçon : « Daniel est rusé, fais attention, il est rusé, tu t’es déjà fait avoir une fois… Tu as vu ce nez?… Il a un de ces nez! Le même que son père et son grand-père… »

Schizophrénie identitaire

À la schizophrénie identitaire dans laquelle les siens l’ont inscrit, s’ajoute un amour malheureux, non partagé, pour la petite-fille du richissime Nanni, Gaia, jeune fille aussi ravissante que superficielle, qui ne trouve de grâce à son soupirant complexé, incapable d’ânonner ne serait-ce que deux mots d’amour, que lorsqu’il retire ses lunettes. Daniel découvre, en outre, qu’on est toujours le pauvre de quelqu’un – toutes proportions gardées -, l’envie concourant à nourrir sa passion. La jeunesse dorée qu’il fréquente s’étourdit dans la consommation et le jeu des apparences.

Pour tromper sa disette sexuelle, le héros s’abandonne à un onanisme fétichiste offrant ses libations aux collants des femmes ou aux chaussettes de ses camarades. C’est d’ailleurs au cours d’un de ses voyages en Israël, à quatre pattes, aux pieds de sa tante Micaela, que le jeune homme connaîtra sa première extase… La théorisation sur la masturbation qui s’en suit reste un des moments les plus jubilatoires de l’œuvre. On notera, au passage, des pages au vitriol sur la société israélienne, le racisme anti-arabe qui tend à s’en emparer et le fanatisme qui caractérise une large fraction de ses élites.

Alors, quid du «roman de régime»? L’arène littéraire est un terrain de vérité et la vérité est que Piperno y excelle, grâce à une ironie mordante, à la frappe chirurgicale, le tout dans un style à la fois alerte et ciselé. Il décline et analyse le rapport de tout un chacun à l’altérité, où le mensonge et l’envie ne sont que le corollaire de la souffrance que provoque le besoin fondamental de reconnaissance, d’amour de l’être humain. Proust ne baladait-il pas abondamment ses lecteurs dans les salons du Faubourg-Saint-Germain? L’humanité profonde qui se dégage de cette œuvre autofictionnelle fait tout son intérêt. Chez cet écrivain, aucun maniérisme, aucune autocommisération: regard distancié et autodérision sont maniés avec un brio incontestable. Peut-être l’habit de lumière du matador Piperno a-t-il aveuglé le discernement de certains, en Italie, quant à la conscience politique de son héros. Certes, les remarques sur son absence de critique de la société italienne sont fondées. À bien observer, le regard qu’il porte sur Israël mérite cependant le détour.

Christine BARBACCI