Droit à l'éducation: NON à la régression

Droit à l’éducation: NON à la régression

L’école genevoise est assaillie par la multiplication de projets réactionnaires, instrumentalisés par la droite: initiatives de l’Association Refaire l’Ecole (ARLE), contre-projet de la droite et initiative du Réseau Ecole et Laïcité (REEL), etc. Dans le cadre du débat lancé par la Coordination Enseignement, qui rassemble les forces politiques, syndicales et associatives progressistes du canton, en vue de préparer une contre-offensive, nous reproduisons en page suivante le Manifeste de l’association «Former sans exclure»,
lancé en mai dernier (1500 signatures recueillies à ce jour). Nous partageons en effet ses objectifs fondamentaux, même si l’on peut regretter qu’il ne prenne pas clairement position contre la diminution des budgets de l’enseignement public par élève, qui conditionne pourtant bien des régressions en cours. Le texte ci-dessous qui accompagne le Manifeste reprend de larges extraits des commentaires de ses auteurs, publiés ce mois sur le site www.manifeste2005.org/texte-0.htm. (réd)

Le droit à l’éducation est inscrit depuis 1948 dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il est considéré par l’UNESCO comme « un droit fondamental en soi et une des clefs de l’exercice des autres droits inhérents à la personne humaine ». Droit au recours et à l’expression, au travail et au loisir, à la propriété et à la circulation: ces droits sont virtuels sans droit à l’éducation.

Comment vivre en effet dignement, librement et de manière responsable – dans un monde de plus en plus complexe – sans pouvoir lire le journal, rédiger des lettres, connaître les lois, trouver un emploi, calculer ses impôts, discuter un bilan, voter en connaissance de cause, continuer d’apprendre? Ces ressources sont indispensables dans et pour nos sociétés: question de paix et de prospérité. Elles le sont aussi et d’abord pour chaque citoyen scolarisé: question de justice et de solidarité. (…)

Les élèves en difficulté n’ont pas besoin de mauvaises notes, de redoublements, de filières séparées: c’est de cela qu’ils souffrent, justement. Reléguer pour mieux former est une très fausse bonne idée: comment ferons-nous «monter le niveau» si nous prenons le problème pour la solution? (…)

Un jeune sur cinq ne maîtrise pas assez la langue écrite

(…) En France, l’Observatoire national de la lecture considère [qu’il y a] 20% de lecteurs précaires, dont 12% en situation d’illettrisme, d’«exclusion en puissance». A Genève, on estime que 8% des adolescents ont des «compétences très faibles en lecture». Quelle que soit l’échelle et le niveau de référence, tout le monde s’accorde sur un point: on ne peut pas se résigner à cette situation. C’est sur les causes et les moyens que portent plutôt les discussions.

D’abord les causes: d’où viennent les difficultés? On ne les résoudra pas en se trompant de diagnostic. Faut-il incriminer l’école, les parents, la société? Les méthodes de lecture, la télévision, les sms, un monde de plus en plus pressé, assoiffé de sons et d’images plutôt que de lettres classiques et d’écriture manuscrite? Le monde change, c’est un fait. Mais est-ce vraiment le niveau qui baisse ou nos exigences qui ne cessent d’augmenter? (…). Plus de 40% des élèves genevois de 10 ans ont le français pour deuxième langue, l’allemand pour troisième et bientôt l’anglais pour quatrième! Cela fait quatre fois plus d’orthographe, de vocabulaire et de conjugaison à apprendre qu’à l’époque de leurs grands-parents. (…)

C’est notre difficulté grandissante à fixer des priorités, à ne pas prendre nos fantasmes pour la réalité («Un peu d’exigence: tous quadrilingues à 15 ans!»), à ne pas mettre les élèves les plus faibles en situation objective d’être éliminés. Si la lecture est vraiment vitale, pourquoi faire redoubler des années complètes aux élèves en difficulté, leur faire répéter des centaines d’heures de mathématiques, de géographie ou d’éducation physique au lieu de les prendre en charge de manière différenciée? Les systèmes les plus efficaces ajustent leurs moyens parce qu’ils sont clairs sur la hiérarchie des fins. (…)

Élever le niveau
de toutes et tous

Comment lutter contre la fracture scolaire? Dans une cité comme Genève, l’école publique rassemble toutes sortes d’élèves qu’elle doit amener autant que possible vers des savoirs, des compétences et des valeurs partagés, bref la culture commune qu’elle est tenue d’enseigner. (…) Peut-on gagner sur les deux tableaux: n’oublier personne et garder quand même de hautes aspirations? La justice n’exclut pas l’exigence. Elle en est même la condition. (…)

Sortons des fausses oppositions: il n’y a pas à choisir entre pousser les moins bons et niveler par le haut. Plus on s’inquiète des élèves en difficulté, plus on développe de solutions: pédagogie différenciée, parcours adaptés, évaluation formative, intégration. Resserrer les classements pousse l’école à davantage d’inventivité, améliore le climat des établissements, soutient l’engagement des élèves dans le travail demandé et celui des maîtres qui s’en trouve gratifié. Reléguer pour mieux former est une logique absurde qui a montré ses limites: on croit offrir une «seconde chance» (redoublement) ou un «enseignement adapté» (sections); en vérité, on aggrave les écarts en laissant s’installer les lacunes et le sentiment d’échouer.

Quand les classes sont dûment hiérarchisées, elles génèrent de la résignation, de l’autodénigrement, des rapports de force entre élèves et enseignants. L’échec crée la violence qui crée la répression: les professeurs ne reconnaissent plus leur métier et les jeunes des quartiers reprochent à l’école de les mépriser. On n’inverse le mouvement qu’en renonçant d’abord à exclure. Comment trouver des solutions si l’on ne se donne pas cette obligation?

(…) Un niveau général élevé n’exclut pas un resserrement des écarts entre les élèves les mieux et moins bien classés: il le permet, surtout si les moyens humains et pédagogiques sont proportionnés. Les enquêtes internationales ont confirmé trente ans d’études en éducation: le redoublement et les filières séparées sont au mieux inefficaces, au pire néfastes. (…) Ceux qui veulent refaire l’école en préconisant le redoublement annuel à l’école primaire et la multiplication des sections au cycle d’orientation donnent peut-être l’impression du bon sens et de l’ambition. Malheureusement, ils ont tort, se trompent et trompent la population. (…)

Garantir une culture de base

(…) La formation de base est une fin en soi; elle prépare à la vie, quelle qu’elle soit. Certains élèves feront des études longues, d’autre pas. La plupart travailleront, mais pourront aussi changer de profession, faire évoluer les métiers, vivre en marge de l’activité salariée, militer dans des syndicats, des partis ou des associations préconisant des modèles économiques contrastés. Les besoins pratiques ne font pas tout, dit l’UNESCO: une « tête bien faite », un « esprit éclairé et actif » sont les gages de ce que la loi genevoise sur l’instruction publique appelle « la faculté de discernement et l’indépendance de jugement », la capacité de « participer à la vie sociale, culturelle, civique, politique et (non seulement) économique du pays ».

Dans un espace pluraliste, l’école ne peut pas préjuger de ce que les élèves vont devenir. Elle doit fournir à chacun les moyens d’exercer sa liberté, de «réellement choisir, dit le Prix Nobel Amartya Sen, la vie qu’il a des raisons de valoriser». (…) [C’est pourquoi] le Manifeste demande que l’on garantisse une culture de base à tous les élèves, pour que les chances de vivre dignement soient égales à l’entrée mais aussi au sortir de l’école obligatoire, ce qui est forcément plus exigeant. (…) La culture de base n’est pas une option. Mieux nous la définirons, mieux nous la garantirons.

Affirmer l’éducabilité de tous

Le droit à l’éducation, c’est le droit de recevoir mais surtout d’acquérir de l’instruction. Pas de réussir à chaque coup (…) mais d’être guidé par le maître aussi loin et longtemps qu’il le faut.. (…) Enseigner, c’est donner des leçons, mais s’assurer aussi de l’effet qu’elles font. L’instruction a beau être obligatoire: les apprentissages ne se décrètent pas, et l’élève qui n’a pas suivi, pas compris, pas saisi l’explication n’est pas éduqué réellement. On peut commencer par lui répéter l’énoncé. Si cela ne suffit pas, ajuster ou changer la méthode: poser des questions, donner des exemples, comparer des solutions, les mettre en discussion. L’important, c’est que l’élève apprenne, que l’on atteigne les fins en diversifiant tant qu’il faut les moyens.

(…) Les programmes et les méthodes doivent être «pertinents», «appropriés», «adaptés aux besoins» des personnes et des groupes. Ils ne doivent ni s’acharner sur eux, ni les abandonner au prétexte qu’ils font preuve de mauvaise volonté. Les savoir est précieux et en cas de difficulté, c’est «l’intérêt supérieur de l’apprenant qui doit l’emporter».

Le Manifeste affirme que tous les enfants sont capables de profiter de l’enseignement. Il ne dit pas que tout le monde est surdoué, que chacun peut ou doit aller à l’Université. Il dit que la culture de base ne souffre pas d’exception (…). Elle doit tenir compte des ressources et des besoins des élèves, pratiquer une pédagogie rigoureuse, différenciée, active, qui ne laisse pas de côté telle ou telle minorité au prétexte que ses résultats sont mauvais mais qu’il n’«incombe» pas au maître de l’assumer.

C’est plus exigeant. Pour les élèves qui ne doivent pas se résigner. Pour l’école qui doit moins sanctionner les erreurs qu’imaginer d’autres moyens de les corriger. Et pour le reste de la population, appelée à soutenir les enseignants d’au moins deux façons: d’abord en reconnaissant la complexité de leur travail et en se fiant à leur expertise, leur déontologie, leur usage critique de la recherche en éducation; ensuite en assumant avec eux ce renversement: chercher comment progresser avec chaque enfant, et non pas lequel mal noter, retarder ou priver de la partie la plus noble des savoirs scolarisés. Former sans exclure est un projet de société: il engage forcément toute la collectivité.

Exclure l’exclusion

Pour élever le niveau, il faut d’abord croire qu’il peut monter. Lorsqu’un élève échoue, il faut penser qu’il peut apprendre, pour peu que l’école et la société qui la porte se donnent les moyens de cette priorité. Fixer le savoir qui vaut. Y mener tous les élèves. Quand l’un échoue, l’aider de manière ciblée et sans délai, comprendre l’erreur (au lieu de la chiffrer), fournir un soutien personnalisé (au lieu de refaire toute l’année), différencier les méthodes (et non des filières séparées), contrôler les effets des innovations (et pas décréter qu’elles sont bonnes ou mauvaises par définition).

Il y a d’un côté ceux qui disent qu’il faut commencer par exclure et que sous cette menace nous démocratiserons l’éducation. Nous pensons qu’il faut d’abord inclure et que c’est de cette contrainte que découlent les solutions. Ce n’est pas le même projet. Pas non plus les mêmes effets. En Finlande, « l’objectif de l’enseignement fondamental est de soutenir les élèves dans leur croissance vers une pleine humanité et une citoyenneté éthiquement responsable tout en leur donnant les connaissances et les compétences nécessaires dans la vie. » L’école est la même pour tous jusqu’à 16 ans, sans filières, sans redoublements, aucune sélection. L’effort porte sur la formation et tire tout le système vers le haut. (…)

Réussir ces changements…

(…) La recherche en éducation montre qu’une pédagogie rigoureuse et exigeante ne s’impose ni par le haut ni par le bas, mais par l’interaction et la solidarité entre les niveaux. Elle s’appuie en particulier sur:

  • des projets d’établissements et des équipes d’enseignants partiellement autonomes, rendant règulièrement des comptes à l’autorité centrale;
  • la participation des élèves et de leurs parents à l’élaboration et l’évaluation du projet de formation;
  • une formation des maîtres de haut niveau, articulant théorie et pratique avant et pendant la carrière professionnelle;
  • un usage critique de la recherche en éducation, permettant de comparer et de mettre en discussion les ambitions et les effets de la formation.

Figer l’institution?

Reléguer pour mieux former est une fausse bonne idée. Figer l’école pour l’améliorer, une absurdité. Former sans exclure impose – ce sont les termes de la loi – de toujours tendre à corriger les inégalités. Devant des lendemains qui déchantent, nous sommes tentés de nous résigner: ne faurait-il pas au contraire redoubler d’ambition et de lucidité? (…)


Former sans exclure, Manifeste 2005

«Toute personne a droit à l’éducation.» (Déclaration universelle
des droits humains)

Nos enfants vont à l’école durant neuf ans au moins. Hélas, tous n’y acquièrent pas les savoirs et savoir-faire nécessaires pour entrer activement dans la vie d’adulte. À 15 ans, à Genève, un-e jeune sur cinq ne maîtrise pas assez la langue écrite pour connaître ses devoirs de citoyen-ne et exercer ses droits.

C’est aussi injuste qu’absurde. Une société démocratique ne peut se permettre d’exclure de la citoyenneté, de l’emploi et de la participation à la culture une fraction aussi importante de la population. C’est une question de paix et de prospérité, de justice et de solidarité. Pour lutter contre la fracture sociale, il est d’intérêt général d’élever le niveau de formation de toutes et tous, de mettre l’échec scolaire en échec. Impossible? Non. De nombreuses études l’attestent: une plus grande égalité des résultats est non seulement compatible avec un niveau général élevé, mais elle en est même une condition.

C’est pourquoi nous voulons une école fondée sur trois principes:

  • Garantir une culture de base: l’école doit permettre à tous les élèves d’acquérir des savoirs solides, le sens des responsabilités et de la solidarité. C’est la condition d’une réelle égalité des chances à l’entrée dans la vie adulte et la voie d’accès à la citoyenneté, l’autonomie, l’emploi, la formation tout au long de la vie.
  • Affirmer l’éducabilité de tous: les enfants sont différents, mais tous peuvent acquérir cette culture de base, à condition que l’école tienne compte de leurs ressources et de leurs besoins, qu’elle pratique une pédagogie rigoureuse, différenciée, active, soucieuse de faire dialoguer les cultures et de donner du sens aux apprentissages.
  • Exclure l’exclusion: tout au long de l’école obligatoire, l’effort doit porter sur les apprentissages et non sur la sélection. L’évaluation doit aider à apprendre et informer élèves et parents de la progression de chacun vers les objectifs. Elle ne doit ni classer, ni marginaliser, ni surtout humilier. Il faut donc viser une école pour tous, organisée en étapes pluriannuelles, sans sélection ni filières séparées.

Comment réussir ces changements? L’éducation doit être une priorité pleinement assumée par la collectivité. L’école genevoise a besoin d’une politique courageuse, qui se donne les moyens de ses ambitions. Une politique qui soutienne, coordonne et évalue les initiatives de terrain, en combinant tradition et innovation au lieu de les opposer. Cela implique la participation des parents, des élèves, des enseignant-e-s et de leurs associations. Cela exige aussi des équipes de professionnel-le-s hautement qualifié-e-s, le contrôle des effets de la formation et l’usage critique de la recherche en éducation.

L’école genevoise n’est pas aussi juste et efficace qu’elle le pourrait, qu’elle le devrait. En guise de solution, une initiative populiste propose de tout bloquer, de maintenir la sélection, de figer l’institution dans des certitudes dont on constate pourtant les limites.

Nous nous rassemblons aujourd’hui pour dire simplement notre conviction:il existe une alternative au fatalisme et à l’exclusion.

Genève, le 2 mai 2005

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