Oppression des femmes, les voies de l'émancipation

Oppression des femmes, les voies de l’émancipation

Le 1er avril prochain, solidaritéS organisera une journée de discussion sur le thème «lutte contre le capitalisme, lutte contre le patriarcat, quelles relations?» ouverte à toutes et tous. Pour participer à cette réflexion, nous reproduisons ici la partie conclusive de la brochure de la LCR «Qu’est-ce que l’oppression des femmes et la lutte pour leur émancipation?». Pour une plus ample discussion, on renverra notamment à la totalité de ce texte, disponible sur le site 1libertaire.free.fr/feminism-lcr.html, ainsi qu’aux extraits du Manifeste de la LCR publiés dans notre n° 70, de juillet dernier.

Une voie peut être choisie assez spontanément par les opprimé-e-s qui se révoltent et veulent faire échec au processus de dévalorisation liée à la domination, c’est celle de l’affirmation de leur différence: on renvoie au dominant son mépris. Vous dites que les femmes sont nulles, sont le deuxième sexe, eh bien, on va vous prouver qu’on est les meilleures. C’est également ce que traduisait le mot d’ordre «black is beautifull» pour les noirs. La différence qui a servi à stigmatiser tel ou tel groupe opprimé, est retournée contre l’adversaire et sert de drapeau pour exiger une nouvelle dignité, de nouveaux droits etc. C’est un moment nécessaire à toute lutte.

Affirmer sa différence

A partir de là, on discerne les risques possibles. Il peut y avoir des dérives qui se transforment en repli identitaire et qui reproduisent un type d’analyses symétriques à celles des dominants. Dans ce cas, les opprimé-e-s englobent dans leur mépris non pas les dominants caractérisés par leur place dans les rapports sociaux mais l’ensemble des hommes, des blancs, etc. Cette logique identitaire oppose deux mondes de manière homogène (l’un est négatif, l’autre est positif) au lieu de mettre en cause des rapports sociaux concrets qu’il faut changer.

Le «courant de la différence», au sein des mouvements de femmes, se situe dans cette logique identitaire: ses adeptes ne raisonnent pas en termes de genre mais en terme de sexes. (…). Ce courant est fortement marqué par la psychanalyse et il a centré son activité sur une dénonciation de la domination masculine, sur le plan symbolique. (…) Bien que Freud ait joué un rôle très subversif en se mettant à l’écoute de la souffrance des femmes de son époque, il a contribué à légitimer l’ordre social et familial du début du siècle quand, notamment, il définissait la «féminité» comme un «manque», manque d’un pénis en l’occurrence, et la sexualité féminine «normale» comme l’abandon du plaisir clitoridien au profit de la seule érotisation du vagin. Il va même jusqu’à suspecter toute femme qui prétend exercer un travail, et ne pas se contenter de sa «vocation» de mère et d’épouse, de vouloir combler ce «manque» humiliant.

Mais de quoi manquaient les femmes à son époque si ce n’est de libertés tout simplement? (…) Freud ne faisait ainsi que reproduire les interdits qui pesaient sur la vie des femmes, tant sur le plan de la sexualité, que sur le plan professionnel. Mais à partir de cette critique subtile (…), le courant de la différence a tiré une conclusion contestable: pour aboutir à une société plus juste pour les femmes, l’essentiel serait de faire advenir la «féminitude», la créativité des femmes.

Pour expliquer cette créativité particulière des femmes, ces militantes en reviennent aux explications les plus traditionnelles, se référant à la biologie. En raison de leurs capacités de procréation, et parce qu’elles naissent d’une femme qui est du même sexe qu’elles, les femmes porteraient en elles une série de qualités qui feraient du monde des femmes, un monde sans agressivité, sans compétition. Les femmes seraient particulièrement accueillantes à l’autre. Inversement les hommes seraient porteurs d’une civilisation de compétition, d’agression, de destruction etc. Elles homogénéisent la catégorie femmes sur cette base, elles parlent ainsi de l’identité «féminine», d’une identité homogène pour toutes les femmes, identité positive opposée à celle des hommes. (…)

Au-delà de l’essentialisme

Il ne s’agit pas de nier, qu’en raison de leur place, dans les rapports sociaux, dans l’histoire et en raison également de l’expérience de la maternité, les femmes (non pas spontanément, mais à partir d’une réflexion critique, d’une lutte contre l’oppression) peuvent être porteuses de «valeurs», peuvent être plus sensibles à certaines questions que les hommes. L’idée par exemple que les femmes seraient mieux préparées par leur éducation à être attentives aux autres et plus intéressées au «relationnel», repose sur une réalité. Mais cela ne s’explique pas par la différence des corps. Par ailleurs, pour nous, une société libérée de l’oppression des hommes sur les femmes et également de l’exploitation ne devrait pas se traduire, sur le plan des valeurs, par l’ajout de valeurs «féminines» aux valeurs «masculines» mais par un bouleversement de l’ensemble des valeurs de telle manière que puissent émerger d’autres idéaux, d’autres modèles de relations humaines portés à la fois par les hommes et par les femmes; ce qui implique, selon nous, un bouleversement des rapports sociaux eux-mêmes.

Nous ne nous battons pas pour qu’il y ait des symboles «féminins» à côté de symboles «masculins», mais pour changer l’ensemble des symboles et des valeurs (Questions Féministes, N°1, 1977). On sait très bien, par ailleurs, que des femmes qui ne s’inscrivent pas dans une logique de contestation féministe peuvent être porteuses de valeurs conservatrices: Margaret Thatcher en Grande Bretagne ou Christine Boutin en France sont là pour en témoigner. Par ailleurs, on sait très bien que dans les sociétés rurales traditionnelles, très souvent les mères de famille servaient et servent encore de relais dans la répression et l’enfermement des filles. Aujourd’hui encore, dans nos sociétés urbanisées, malgré certaines évolutions dans la morale dominante, les mères continuent de contrôler plus intensément la vie de leurs filles que celle de leurs fils. Il est donc très simpliste d’opposer ainsi les valeurs «féminines» positives et les valeurs «masculines» négatives. Même si, quand les femmes entrent en lutte, elles peuvent apporter une critique très subversive de la société et des rapports sociaux.

Pour l’émancipation
de toute la société

La dernière voie se démarque de toutes les autres: au lieu de construire des essences abstraites (la femme, l’homme, le noir, le blanc etc.), il s’agit d’analyser ce qui est à la base de l’opposition entre dominants et dominé-e-s, dans le cadre de rapports sociaux concrets et de redéfinir un projet d’émancipation non pour un seul groupe (ce qui est impossible) mais pour la société toute entière.

Ce qui est possible et souhaitable, par contre, c’est de revendiquer de nouveaux droits collectifs pour les groupes opprimés, tout en se battant pour l’égalité réelle entre tous les individus des deux sexes, quelle que soit leur origine. Quand, sur la base d’un rapport de forces, la société reconnaît les torts qu’elle a fait subir à un groupe opprimé, cela peut se traduire par des dédommagements symboliques ou financiers. Cela peut donner lieu également à l’adoption de mesures «d’action positive» destinées à compenser les discriminations dont ont été victimes historiquement les noirs, les femmes etc. C’est le sens de l’adoption de quotas réservés aux noirs dans les universités américaines, de quotas réservés pour l’emploi des femmes, dans certaines entreprises, aux USA. Mais ces mesures n’ont de sens que si elles sont adoptées comme point de départ d’un plan d’ensemble pour faire bouger plus largement les mécanismes socio-politiques qui produisent ces discriminations et non, dans le souci de maintenir un statu quo, en privilégiant une petite élite issue de ces groupes opprimés. En France aujourd’hui, favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes en politique, ne peut se réduire à l’adoption de quotas ou à la parité sur les listes des partis.

Il est indispensable de démocratiser en profondeur les institutions politiques, d’améliorer concrètement les conditions de vie et de travail des femmes, si l’on veut les inciter à participer plus directement à la vie politique. Cela implique de réduire réellement le temps de travail, sans perte de salaire, de faire reculer la flexibilité et la précarité, de créer des structures d’accueil pour la petite enfance, de garantir un retour à l’emploi quand on a été candidate et élue (un statut de l’élu-e) etc. Ces mesures d’action positive n’ont d’intérêt que si elles s’inscrivent dans une perspective plus générale d’une lutte pour l’égalité, qui mette en cause les rapports sociaux qui sont à la base de cette domination.

Différents fronts de lutte

Une lutte réellement émancipatrice doit permettre aux individus de dépasser la stigmatisation liée à l’oppression, de sortir de l’enfermement dans une seule identité et d’assumer leurs multiples identités. Aucun et aucune d’entre nous ne peut se résumer au fait d’être femme ou homme, au fait d’être homosexuel ou hétérosexuel, au fait d’être noir ou blanc, au fait d’être né à la campagne ou à la ville etc. Chacun, chacune est une combinaison originale, un être singulier. Or, quand on raisonne en termes de normes (les femmes, c’est ceci, les hommes, c’est cela), on ne peut qu’aboutir à fermer les espaces de libertés que revendiquent les opprimé-e-s. L’humanité n’est pas duelle mais diverse. C’est pourquoi nous militons pour une société dans laquelle la division entre genres hiérarchisés disparaîtra et n’aura plus aucun sens.

Toutes ces luttes contre diverses oppressions ont toutes leur légitimité, mais elles ne peuvent prendre toute leur efficacité que si elles parviennent à converger dans un projet politique global de remise en cause de toutes ces oppressions et de l’exploitation capitaliste. Ce qui pose la question de la construction d’une force politique capable d’articuler toutes ces luttes, en leur donnant le maximum d’échos, pour que les militant-e-s partie prenante de ces différents mouvements sociaux ne se sentent ni oublié-es, ni rejeté-e-s. Or, de ce point de vue, le mouvement ouvrier, pendant très longtemps, a été incapable, et c’est encore très largement le cas, de prendre en charge la lutte des femmes (comme celle d’ailleurs des autres minorités opprimées), de manière suffisamment conséquente, de telle sorte qu’un certain nombre de femmes ont préféré quitter les organisations politiques, ou ne pas les rejoindre, considérant que cela ne leur apportait rien.

Pendant très longtemps le discours dominant du mouvement ouvrier a été de considérer la lutte des classes comme la lutte «principale»; la lutte contre l’oppression des femmes était considérée comme «secondaire»: l’émancipation des femmes serait réglée dans le cadre de la lutte des classes. Ce type de discours reproduit les rapports de hiérarchisation à l’intérieur même du mouvement des opprimé-e-s, au sens large du terme; il hiérarchise la lutte contre les oppressions au nom d’une lutte principale qui, elle, serait porteuse, en soi, d’un projet universel. Or, s’il est vrai que, dans la société capitaliste, les différents fronts de lutte se heurtent aux limites imposées par la logique marchande, aucune force sociale, ni aucune force politique ne peut prétendre, à elle seule, être porteuse, d’un projet d’émancipation universelle. Ce projet ne peut résulter que de la mise en commun systématique et patiente des énergies et de la réflexion issues des différents mouvements sociaux, dans un projet d’ensemble de transformation des rapports sociaux.

Revendications essentielles

Cela implique un soutien actif à toutes les formes d’auto-organisation des femmes, dans l’ensemble du mouvement social ainsi qu’une lutte résolue contre la division sociale et sexuelle des tâches et pour la mixité des activités, à tous les niveaux de la société (à l’école, dans la vie professionnelle, dans la vie politique et au sein de la famille). (…) Une baisse du temps de travail sans perte de salaire, reste toujours à l’ordre du jour. C’est la seule alternative pour que femmes et hommes disposent à la fois d’un salaire qui garantisse leur indépendance financière (celle des femmes étant particulièrement menacée), d’un temps libre qui leur permet d’exercer leurs responsabilités familiales et de participer à des activités militantes, de loisirs etc. sans être épuisé-e-s.

Cela nécessite également la lutte pour un véritable service public d’accueil de la petite enfance et des investissements pour rompre l’isolement des personnes âgées dépendantes ou non. Cela veut dire enfin rediscuter des mesures concrètes pour faire avancer le partage des tâches et responsabilités familiales entre hommes et femmes. Pourquoi ne pas exiger, par exemple, un congé paternité au moment de la naissance d’un enfant, pour que le père s’implique à égalité, dès la naissance, dans la prise en charge du nouveau-né? Cet axe de lutte fondamental sur le thème de la baisse du temps de travail et le partage des tâches domestiques, doit se combiner, bien entendu, avec d’autres revendications et actions contre les violences et pour le droit des femmes à disposer librement de leur corps, en Europe et sur toute la planète.