Islam et laïcité ny sont pour rien
Islam et laïcité ny sont pour rien
Voilà à présent que nous avons droit à des
caricatures présentant le prophète Mahomet revêtu dun
turban en forme de bombe. Des ambassadeurs sont rappelés du Danemark,
les pays du Golfe retirent les produits danois des rayons de leurs magasins,
et des miliciens armés menacent lUnion européenne depuis
Gaza. Au Danemark, Fleming Rose, le responsable de la rubrique «culturelle» du
journal qui a publié ces stupides caricatures cétait
en septembre dernier, faut-il le rappeler déclare quil
sagit dun «choc de civilisations» entre les démocraties
occidentales sécularisées et les sociétés islamiques.
Cela montre, je suppose, que les journalistes danois prolongent la tradition
de Hans Christian Andersen1. Ce à quoi nous assistons, me semble-t-il,
cest bien plutôt à la puérilité des civilisations.
Commençons
par tordre le cou aux divers préjugés ressassés à loccasion
de cette affaire. Il ne sagit en aucun cas dune confrontation
entre la laïcité et lislam. Pour les musulmans, le prophète
a reçu les paroles divines directement de Dieu. Nous percevons nos propres
prophètes comme des personnages vaguement historiques, contrastant avec
nos droits de lhomme «high-tech», et qui sont quasiment
leur propre caricature. Les musulmans vivent pleinement leur religion. Cest
loin dêtre notre cas. Les musulmans ont conservé leur foi
par-delà les vicissitudes de lhistoire. Nous avons perdu la nôtre
depuis que Matthew Arnold a dépeint le «long grondement de la
mer se retirant»2. Si nous parlons de «lOuest
contre lIslam» plutôt
que de la «Chrétienté contre lIslam», cest
parce quil ne reste pas beaucoup de chrétiens en Europe. Nous
ne pourrons nous sortir de cette histoire en provoquant toutes les autres religions
du monde et en nous étonnant quil soit interdit de se moquer
de lislam.
Il nous est possible de tester notre propre hypocrisie à propos
des sentiments religieux. Je me souviens de la manière dont, il y a
environ dix ans, un film intitulé «La dernière tentation
du Christ» mettait
en scène Jésus faisant lamour avec une femme. A Paris,
quelquun mit le feu à un cinéma qui montrait le film,
ce qui fit une victime parmi les spectateurs. Je me souviens également
avoir été invité à donner une conférence
dans une université américaine, il y a trois ans. Ma conférence
avait pour titre: «11 septembre 2001: demandez qui la commis,
mais pour lamour de Dieu, ne demandez pas pourquoi». Une fois
arrivé sur place, jai constaté que luniversité avait
retiré lexpression «pour lamour de Dieu»,
au prétexte quelle ne voulait pas «heurter certaines sensibilités».
Nous avons donc nous aussi des «sensibilités» en matière
de religion…
En somme, alors que nous demandons aux musulmans de se plier
aux contraintes de la laïcité dans le domaine de la liberté dexpression ou
de caricatures de bas étages il conviendrait dêtre
tout aussi exigeant envers les fidèles de notre propre religion. A ce
propos, jai beaucoup apprécié les déclarations
grandiloquentes des hommes dEtat européens affirmant quil
ne pouvait être question dimposer un contrôle sur la liberté dexpression
ou sur ce qui sécrit dans les journaux. Il sagit là dun
non-sens. Si la caricature avait montré un rabbin avec un chapeau en
forme de bombe, laccusation justifiée dantisémitisme
naurait pas tardé à se faire entendre. Les Israéliens
se plaignent dailleurs régulièrement des caricatures antisémites
publiées dans les journaux égyptiens.
Dans certains pays européens France,
Allemagne et Autriche notamment la
loi interdit la négation des génocides. En France, il est illégal
de soutenir que les génocides juif ou arménien nont pas
eu lieu. Certains types de propos sont donc bel et bien interdits en Europe.
Je ne suis dailleurs pas certain que ces lois atteignent leur objectif.
Plus la législation prohibant le négationnisme est durcie, plus
les antisémites trouvent des moyens de la contourner. Quoiquil
en soit, il nest pas cohérent de vouloir empêcher les négateurs
de lHolocauste de propager leur doctrine, et den appeler ensuite
au respect de la laïcité lorsque les musulmans sindignent
devant des images provocantes et insultantes de leur prophète.
Pour
bien des musulmans, la réaction «islamique» à cette
affaire est embarrassante. Il y a des raisons de penser que nombre de musulmans
souhaiteraient voir des éléments de réformes introduits
dans leur religion. Si les caricatures avaient encouragé celles et ceux
qui veulent débattre de ces questions, personne ne leur aurait prêté attention.
Mais elles étaient clairement conçues en forme de provocation.
Elles étaient si offensantes quelles ne provoquèrent que
des réactions émotionnelles.
La conjoncture actuelle ne se prête pas trop aux balivernes formulées
par Samuel Huntington à propos du «choc des civilisations».
LIran a de nouveau un gouvernement clérical. De même dailleurs
que lIrak (qui nétait pas supposé se doter dune
administration cléricale démocratiquement élue, mais cest
généralement ce qui arrive lorsque lon déboulonne
des dictateurs). En Egypte, les Frères musulmans ont emporté 20%
des sièges lors des récentes élections parlementaires.
Et il faudra également compter sur le Hamas, qui a désormais
en charge la «Palestine». Ny a-t-il pas un message à retenir
de tous ces résultats électoraux? De toute évidence, la
politique américaine dans la région le fameux «changement
de régime» au Moyen-Orient na pas atteint ses objectifs.
Des millions de votants ont préféré lislam aux
régimes corrompus que nous leur avons imposés. La publication
des caricatures danoises dans un tel contexte a effectivement quelque chose
de dangereux.
En définitive, la question essentielle nest pas
de savoir si le prophète peut ou non être représenté.
Le Coran lui-même ne prohibe pas les images du prophète, bien
que des millions de musulmans appliquent cet interdit. Le problème est
que les caricatures ont présenté un Mahomet violent, assimilé à Ben
Laden. Elles ont présenté lislam comme une religion violente.
Elle ne lest de toute évidence pas. Voulons-nous quelle
le devienne?
Robert FISK*
Paru dans The Independant, 6 février 2006.
* Robert Fisk est notamment lauteur de La
grande guerre pour la civilisation (La Découverte, 2005).
- Hans
Christian Andersen (1805-1875), écrivain
danois célèbre pour ses contes pour enfants. - Matthew Arnold (1822-1888), écrivain
et critique littéraire britannique. Lauteur fait allusion à un
poème
intitulé «Dover Beach», qui évoque le retrait de
la «mer de la foi» en Occident.