Droit à l'avortement aux USA: régression reproductrice

Droit à l’avortement aux USA: régression reproductrice

«Le plus souvent, elles avalent une boîte de cachets de quinine, avec de l’huile de ricin… nous tentons de les amener aux urgences avant l’arrêt cardiaque… Parfois c’est une douche vaginale avec des produits ultra-caustiques, comme de l’eau de javel. Nous avions une patiente adolescente, qui s’est ainsi brûlée au point qu’on ne pouvait même pas l’ausculter…»

«Notre hôpital local me dit qu’ils voient douze à vingt patientes par an, qui ont eu recours à un avortement illégal ou l’ont fait elles-mêmes. Certaines s’en tirent d’autres pas. Ce sont la plupart des femmes trop jeunes ou pauvres, ainsi que des filles de familles anti-avortement…»

Vous pensez que ces citations sont d’un-e vétéran de la lutte pour le droit à l’avortement, parlant d’avant Roe v. Wade1, quand des femmes désespérées mourraient car l’avortement était illégal, vous avez à moitié raison. Leur auteure est engagée de longue date – avant Roe – dans la santé reproductrice. Mais les situations décrites sont actuelles.

Jen est administratrice d’une clinique de santé féminine dans le Sud effectuant des interruptions de grossesse. Elle est inquiète de la hausse récente des avortements illégaux. Pour des femmes qu’elle voit – après l’échec de leurs tentatives d’avortement – que Roe v. Wade soit encore la loi est inopérant. Coût de l’opération, règlements d’état, et stigmatisation de l’avortement poussent de plus en plus de femmes à recourir à l’auto-avortement ou à un praticien sans formation, plutôt qu’à la voie légale. Trouver des chiffres exacts est quasi impossible. Mais ses collègues pratiquant dans d’autres régions confirment l’augmentation importante des avortements illégaux.

Autre écho sinistre de la période pré-Roe, l’augmentation des avortements illégaux dans la région de Jen est telle qu’un médecin de l’hôpital cité l’a contactée, demandant de l’aider à créer une unité pour le traitement d’avortements illégaux quand Roe sera renversé et que leur nombre exploserait. Il a dit « quand » pas « si » se souvient Jen. « J’en ai eu froid dans le dos! »

Pourquoi tout cela alors que l’avortement est légal? Bien que le coût de l’avortement soit stable depuis Roe, 380 USD dans la clinique de Jen, moins en termes réels qu’il y a 20 ans, c’est encore trop pour une femme, qui « est à l’assistance, a déjà deux enfants et pas d’économies. » Les adolescentes dans l’état de Jen ont besoin d’un accord parental avant tout avortement. Et pour nombre d’adolescentes ou femmes adultes, l’écrasante culture de honte entourant l’avortement les empêche d’aller dans une clinique.

Aux tragédies physiques dues au retour de l’avortement illégal se rajoutent des drames sociaux. Récemment, deux couples d’adolescents, au Michigan et au Texas, firent face à des grossesses non-désirées. Ces états ont des clauses d’accord parental. Dans les deux cas, les jeunes couples ont reçu des informations trompeuses, d’un «centre d’urgence» anti-avortement et d’un médecin, sur l’avortement légal. Au Michigan, le jeune homme, avec l’accord de son amie, frappa son abdomen avec une batte de baseball jusqu’à ce qu’elle fasse une fausse couche. Au Texas l’homme piétina le ventre de son amie… Les deux jeunes hommes furent arrêtés et le Texan, Geraldo Flores, est enfermé à vie pour «homicide fœtal».

Au cœur des USA, l’avortement est très difficile d’accès et objet d’une pression idéologique écrasante. Dakota du Sud et du Nord partagent avec le Mississippi la distinction de n’avoir plus qu’une seule clinique pratiquant l’avortement. Le Dakota du Sud fait la course avec l’Indiana pour être premier à bannir entièrement l’avortement. Leurs législateurs ont initié des projets de lois, qu’ils espèrent voir valider par la Cour suprême avec deux nominés de Bush, renversant ainsi la décision Roe.

Si on avait besoin d’être convaincu du degré de stigmatisation de l’avortement dans le Midwest, voyons comment la problématique a joué dans la désignation d’un chef de police à Fargo (Dakota). Le candidat fut dénoncé par un activiste anti-avortement: 15 ans avant, son amie et lui (18 et 24 ans) avaient recouru légalement à une interruption de grossesse. Le policier dut confesser publiquement «sa honte et ses regrets» et le maire condamner cette «erreur de jugement» avant qu’il puisse être nommé.

Pour ajouter un élément absurde à ces tragédies, les politiques qui réduiraient les grossesses non-désirées – et ainsi les avortements légaux ou non – sont systématiquement contrées par des extrémistes de droite et leurs alliés de la Maison Blanche. Les fonds pour les services de planning sont utilisés à des fins d’éducation sexuelle prônant la seule abstinence. La «pilule du lendemain» pour éviter la grossesse après un rapport sexuel non-protégé, un viol, l’échec ou oubli de la contraception ordinaire, voit sa vente sans ordonnance refusée par la Food and Drug Administration, bien que ses experts l’aient approuvée. Or des recherches montrent qu’en 2000 elle a évité 51 000 avortements.

Dernier front de cette «guerre»: les pharmacies. Le nombre des pharmacien-ne-s refusant de dispenser et contraception d’urgence et pilules quotidiennes croît. Même dans la Californie libérale, où 70% des gens soutiennent l’avortement légal, de tels refus existent. Et les pharmacies de la chaîne Wal-Mart – souvent les seules en zone rurale – refusent de longue date les ordonnances pour «pilules du lendemain». Alors, aux USA – où des adolescentes procèdent elles-mêmes à l’interruption de leur grossesse, où les législateurs anti-avortement coupent les fonds pour la contraception, où les «pharmacien-ne-s pro-vie» font la morale aux femmes mariées tout en refusant leurs ordonnances pour la contraception – suis-je en train de suggérer que les femmes sont dans la situation d’avant Roe? Non, ou plutôt pas encore!

Le nombre d’avortements illégaux – et les décès et blessures en découlant – est aujourd’hui loin de celui des années 50-60. La plupart des grossesses adolescentes non-désirées ne se terminent pas en prison à vie. La plupart des personnages publics ne doivent pas répondre à d’humiliantes questions sur des avortements passés… Mais ces faits présagent ce que le paysage reproductif étasunien pourrait devenir, à moins que les Etasunien-ne-s refusent la folie qu’une puissante minorité veut imposer.

Carole JOFFE*

* Professeure de sociologie à l’Université de California-Davis, et chercheuse au Longview Institute

  1. Le procès de «Jane Roe» en 1973 au Texas déboucha sur une décision de la Cour Suprême jugeant les lois anti-avortement contraires au droit constitutionel.