Les racines du racisme anti-noir

Les racines du racisme anti-noir

La Suisse romande a accueilli le mois dernier toute une série de manifestations et d’actions contre le racisme et les discriminations, dont la plus importante a été probablement la «Première conférence européenne sur le racisme anti-Noir», qui s’est tenue du 17 au 18 mars à Genève (voir à ce propos le site www.cran.ch du Carrefour de Réflexion et d’Action contre le Racisme Anti-Noir). Les hasards du calendrier ont voulu qu’à peu près au même moment je sois invité par l’Association Araignées de la Paix et le Réseau interculturel d’échanges de savoirs pour les femmes (F-Information) à me prononcer sur le sujet en tant qu’historien. Le présent article est une version écrite remaniée de cette intervention orale.

Pour tenter de répondre à la question de départ, à savoir: à partir de quand, pourquoi et comment se forge une hiérarchie raciale assimilant les Noirs à des êtres inférieurs, l’historien est tenu de remonter loin dans le temps, en l’occurrence jusqu’à l’Antiquité.

Le postulat de l’infériorité noire n’existe probablement pas dans l’Antiquité. Ce qui importe chez les Grecs, ce n’est pas tant la couleur que l’origine. Ainsi, pour prendre un exemple célèbre, les Anciens s’intéressent moins à la couleur de Cléopâtre (69-30 avant J.-C.) – on ne sait si elle est noire ou blanche – qu’au fait qu’en tant que dernière représentante d’une dynastie grecque – les Ptolémées descendant d’un général d’Alexandre le Grand – elle puisse frayer avec des Egyptiens, c’est-à-dire des étrangers, donc des barbares. Autrement dit, le racisme des Grecs serait un racisme non de couleur mais d’origine. L’esclavage antique serait également indifférent à la couleur: les Grecs et les Romains ne réduisent-ils pas en servitude surtout des Blancs?

La Bible est-elle porteuse de racisme anti-Noir? La question y est abordée, de façon oblique, au moins à deux reprises. La première concerne Moïse, dont il est dit qu’il a épousé une Ethiopienne. Dieu châtie Miriam, la sœur de Moïse, pour avoir critiqué l’union. Un deuxième signe de l’indifférence de la Bible à la couleur réside dans le récit de la visite de la reine (éthiopienne) de Saba au roi Salomon: nulle part il est n’est fait allusion à son teint de peau. On sait par ailleurs que jusqu’à la fin du Moyen Âge, des personnages sacrés représentés aux côtés de la Vierge Marie peuvent être noirs.

Cela dit, on trouverait depuis l’Antiquité, chez plusieurs auteurs, des images négatives du Noir. Mais entre le stéréotype négatif et le racisme, il y a un pas important. Il semble que ce qui conduit à le franchir soit l’essor de la traite des Noirs, menée par le monde arabo-musulman à partir du VIIe siècle et par l’Occident à partir du XVe siècle. L’habitude de voir des Noirs asservis conduira progressivement à faire une assimilation entre l’homme noir et la figure de l’esclave. Cette assimilation et la nécessité de nier la dignité des hommes que l’on entreprend de traiter en esclaves constituent les principales causes de l’apparition d’un préjugé racial à l’encontre du Noir.

En terre d’Islam comme dans la Chrétienté, des justifications de nature religieuse seront trouvées pour légitimer l’esclavage des Noirs. La plus connue fait référence à l’histoire de Cham, dont l’une des versions est la suivante: Noé interdit à sa descendance d’avoir des rapports sexuels dans l’Arche. Or, Cham, l’un de ses fils, conçoit un enfant pendant le déluge: Koush. Dieu le maudit et le fait naître noir. Selon cette fiction, faisant des Noirs les descendants maudits de la lignée de Cham, la noirceur de la peau ne serait que le reflet de la noirceur de l’âme.
L’un des arguments des esclavagistes du XVIIIe siècle est que les Noirs portent de façon indélébile la marque de la faute qui les a fait naître. Les esclavagistes feront d’autant plus appel à des alibis religieux que nulle part dans l’Ancien et le Nouveau Testament l’esclavage n’est dénoncé et combattu comme un mal. Il convient de noter que la malédiction de Cham, en tant qu’alibi utilisé afin de légitimer la traite négrière, ne se répand largement que tardivement, le plus souvent après l’essor au XVIIIe siècle de la traite atlantique, et non pas avant.

Les premiers voyageurs européens à découvrir au XVe siècle les côtes africaines sont loin de fournir des images négatives des régions explorées et des peuples rencontrés. C’est donc peu à peu, du fait de la traite négrière, que le racisme anti-Noir se développe en Occident, et non l’inverse.

De plus en plus d’historiens sont d’accord aujourd’hui pour admettre que c’est avec la traite négrière atlantique, qui dure quatre siècles et déporte entre 11 et 12 millions d’Africains, que se forge une hiérarchie raciale assimilant les Noirs à des êtres inférieurs. Pour légitimer la traite négrière et le système esclavagiste dans les colonies américaines, on ira jusqu’à dépouiller le Noir de sa nature humaine. Plus d’un siècle et demi après l’abolition de ce que la communauté internationale a reconnu récemment comme des crimes contre l’humanité, le présent résonne encore de certains échos de l’esclavage des Noirs.

Bouda ETEMAD