Le beurre et l’argent du beurre pour les multinationales





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Le beurre et l’argent du beurre pour les multinationales

«La marche ininterrompue vers un marché mondial du travail a donné au capital une domination sans précédent depuis la révolution industrielle et a propulsé les bénéfices à des niveaux jamais atteints depuis plusieurs décennies. Vu les réserves mondiales de travailleurs, les évolutions technologiques et les vagues de libéralisation et de déréglementation, le contexte actuel se caractérise par la stagnation des salaires et la montée en flèche des bénéfices, et rien ne changera dans un avenir proche». Pour que la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), jadis fer de lance anticommuniste du «monde libre», en arrive à tenir de tels propos, c’est qu’il y a vraiment quelque chose de pourri au royaume du capitalisme. Faisant œuvre utile, la CISL s’est en effet penchée sur les relations entre les multinationales et la fiscalité. Dans un document facilement accessible1, elle dresse ce constat accusateur, même si ses propositions conclusives ne sont pas à la hauteur des constatations.

La mode néolibérale, et pas seulement à Obwald, est à la baisse des impôts pour les riches et les entreprises. Ainsi, en l’espace de deux décennies, comme le constate la brochure, les taux d’imposition des sociétés des pays industrialisés ont été réduits de 45% à 30% (moyenne des 30 pays de l’OCDE). Une baisse qui s’est nettement accélérée ces cinq dernières années2.

Nous le verrons plus bas, le taux d’imposition des entreprises, outre qu’il reflète médiocrement les impôts véritablement versés, n’est qu’un des aspects de la question. Il reste néanmoins intéressant de constater que, contrairement à tout ce qu’expliquent nos doctes «défiscalisateurs», ce mouvement ne profite pas aux pays qui le pratiquent. Non seulement l’avantage concurrentiel obtenu est temporaire, mais les effets positifs se font attendre. Les nouveaux Etats membres de l’Union européenne ont beaucoup donné en la matière et peu reçu en retour: «L’aspect le plus ironique pour les pays qui ont participé le plus activement à la concurrence fiscale à la baisse est qu’ils n’ont même pas pu bénéficier des avantages à court terme auxquels ils pouvaient s’attendre, notamment sous la forme d’un accroissement de l’investissement étranger direct. En réalité, les «nouveaux» Etats membres de l’Union européenne n’ont pas enregistré une augmentation des investissements de la part des «anciens» Etats membres durant les années où ils ont agressivement allégé la fiscalité pesant sur leurs entreprises. (…) L’unique conséquence de la détérioration de leurs taux d’imposition a dès lors été la baisse des recettes fiscales prélevées sur leurs sociétés. De la même façon, les multiples subventions à caractère fiscal octroyées par le législateur américain sur les dernières années aux plus grandes entreprises du pays, consenties dans l’objectif d’accroître les investissements, n’ont pas produit les effets souhaités. Les sociétés qui ont bénéficié de la part la plus importante de ces économies d’impôt (…) ont réduit de 27% leurs investissements dans les domaines où ces subventions devaient les motiver à investir entre 2001 et 2003.» (p. 13).

Les subventions fiscales (remises d’impôt ou encore impôt négatif) sont en effet une autre possibilité d’allégement de la «charge» des entreprises, comme l’évitement fiscal (ou l’évasion fiscale); des techniques juridiques et comptables, que la structure des multinationales permet d’optimiser à souhait, viennent aussi au secours des détenteurs de capitaux.

Le paradis, c’est où?

Fiscalement parlant, pour les grandes entreprises et les particuliers cossus en mal de paradis, le choix ne manque pas. Contrées exotiques (Samoa, Antigua et Barbuda, etc.) ou pays européens, comme la Suisse, ils sont septante-trois, selon le Réseau pour la justice fiscale de l’OCDE. Ces vingt-cinq dernières années, leur nombre a presque doublé. La multinationale Accenture (125 000 employés dans le conseil en management, services technologiques et externalisation) a carrément expatrié son siège dans un paradis fiscal, alors que d’autres entreprises comme Boeing, Halliburton, Morgan Stanley, Pepsi, Xerox, ont énormément accru le nombre de leurs filiales présentes dans les paradis fiscaux. Rappelons que Halliburton est l’ancien employeur du vice-président américain Dick Cheney et que l’entreprise a largement profité de l’engagement US en Irak. Son patriotisme ne s’étend visiblement pas au domaine fiscal…

Une autre possibilité géographique de se soustraire à l’impôt consiste à localiser ses activités dans une zone franche d’exportation. Selon les législations nationales, ces zones permettent aux firmes multinationales de ne pas payer de droits à l’importation et à l’exportation, d’être exonérées de l’impôt sur les gains en capital, de l’impôt foncier, de taxes sur la vente et la consommation. Des exonérations fiscales temporaires (durant dix ou vingt ans) des bénéfices de la société sont aussi possibles. Certains cantons suisses connaissent des pratiques similaires. Il y a quelques décennies, seules une poignée de zones franches existaient. Elles étaient 850 en 1998 et 5’000 en 2004. En 2003, le gouvernement indien, pays qui fut pionnier en matière de zones franches dans la région Asie-Pacifique, a annoncé sa volonté de transformer ces dernières en zones de libre-échange, qui seront désormais traitées comme si elles ne faisaient pas partie du territoire douanier du pays, tout en leur donnant un accès privilégié aux marchés domestiques. L’exterritorialité des trusts internationaux, avant leur mise en orbite?

Comptabilité double et double comptabilité

Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, les résultats sont clairs, et ils ne devraient pas être différents ailleurs: entre les chiffres annoncés aux actionnaires et les déclarations fiscales, il y a comme un fossé. Une étude récente a établi que les 275 plus grandes sociétés américaines ont payé un taux fiscal réel de 26,5% en 1988, ramené progressivement à 17,2% en 2003. Or durant tout ce temps, le taux légal d’imposition de l’Etat fédéral est resté à 35%. Un tiers de ces sociétés n’ont pas payé de taxe du tout ou ont reçu un remboursement fiscal durant au moins une des trois années de 2001 à 2004. En 2003, 46 de ces sociétés ont déclaré un bénéfice avant impôt de 42,6 milliards de $, tout en ne payant rien ou en recevant des remboursements d’impôts. Ce sport n’est pas réservé aux seules sociétés multinationales, puisque l’administration fiscale américaine a expliqué qu’entre 1996 et 2000, 61% de l’ensemble des entreprises du pays «n’avaient déclaré aucun montant à payer, ou qu’en d’autres termes, ces entreprises n’avaient payé aucun impôt du tout.». Au Royaume-Uni, une étude a établi que les 50 plus grandes sociétés avaient, de 2000 à 2004, réussi à payer 38 milliards de $ d’impôts en moins que ce qui était attendu, et que l’écart va croissant.

Quels sont les mécanismes qui le permettent?

  • Le plus courant est celui des prix de cession interne: il s’agit de faire apparaître les bénéfices là où l’imposition est la plus favorable. Rien de plus simple pour une multinationale: la filiale la plus imposée «vend» à un prix très bas ses produits à d’autres filiales moins imposées qui les réalisent au prix du marché. Réciproquement, ces dernières livrent à des prix surfaits à la première filiale, qui voit ainsi fondre ses marges bénéficiaires. Selon ce schéma, des sociétés américaines ont acheté en République tchèque des seaux en plastique à 972 $ l’unité, des tissus en Chine à 1870 $ la livre et des serviettes en coton au Pakistan à 154 $ la pièce. Dans l’autre sens, elles ont livré des écrans couleurs au Pakistan à 21,90 $ la pièce et des bâtiments préfabriqués à La Trinité pour 1,20 $ l’unité.
  • Une autre méthode est celle de l’ «income stripping» ou le dépouillement des revenus. De l’argent est prêté d’une filiale offshore (hors imposition) à une autre, située dans un pays «normal»; le remboursement se fait à des taux exorbitants.
  • Autre possibilité: transférer le nom de la marque vers un lieu faiblement taxé et facturer ensuite des redevances maximales pour son utilisation.

La consommation des riches explose

Cette défiscalisation des revenus du capital permet l’explosion des rétributions directe ou indirecte des dirigeants (comme celle de Marcel Ospel, pdg de l’UBS) ou encore de leur retraite: le pdg de Pfizer (Viagra, etc.) touche une aumône de 6,5 millions de $ de rente annuelle, celui d’Exxon à peu près autant, comme du reste celui d’AT & T (téléphonie). Le mieux payé des PDG américains, Terry S. Semel de Yahoo, gagne un peu plus de 109 millions de $, soit l’équivalent de 11 000 ans de salaire moyen d’un travailleur américain.

Ce genre de rémunérations entraîne évidemment une augmentation appuyée de la consommation des produits de luxe en tout genre (de la joaillerie aux yachts en passant par la haute couture et les vins). Le Credit Suisse vient d’ouvrir un fonds de placement dans l’industrie du luxe et prévoit «que la croissance des ventes des produits de luxe se poursuivra à un rythme de 7 à 9% au cours des cinq à dix années à venir. En effet, le nombre de clients fortunés ne cesse d’augmenter, particulièrement dans les marchés émergents (…) les millionnaires devraient voir leur fortune financière croître de 6,5 % par an les cinq prochaines années.»3. En échappant ainsi à l’impôt, les entreprises multinationales nourrissent la politique des caisses vides, tout en exigeant davantage de l’Etat dans les secteurs qui les concernent (infrastructures, recherche, formation des cadres, etc.).

Le processus de départ

Au-delà de la défiscalisation des revenus du capital, un mécanisme plus profond opère, qui explique comment la part des bénéfices peut croître plus vite que celle du PIB. Dans son vocabulaire, la CISL l’explique ainsi: «La domination du capital sur la main-d’œuvre, acquise en relativement peu de temps, est évidente, dès que l’on examine la rentabilité de l’emploi. De 2001 à 2004, le rendement des salaires et des bénéfices pour les employeurs américains a augmenté de 35,7%. Les coûts par travailleurs ont baissé de 2,2% durant cette période, les revenus pour chaque équivalent plein-temps ont augmenté de 22,7% et les bénéfices des sociétés pour chaque employé se sont littéralement envolés, avec une augmentation de 190,7%. En Europe, la tendance est la même, à peine moins extrême: les revenus par employé ont augmenté de 20,4% et les bénéfices des sociétés par employé ont grimpé de 46,8%.» (p. 44). Plus expéditif, «The Economist» titrait le 10 février 2005: «Les capitalistes accaparent une part croissante du revenu national aux dépens des travailleurs». Ce combat pour la captation de la valeur ajoutée n’est rien d’autre que la lutte des classes. Railler l’expression n’a jamais fait disparaître la chose.

Daniel SÜRI

 

  1. CISL, Le beurre et l’argent du beurre. Comment les multinationales échappent à la redistribution fiscale. Bruxelles, 2006, 66 p. A télécharger sur /www.icftu.org/.
  2. Durant cette période, en Autriche, les taux sont passés de 34 à 25 %, en Allemagne de 52 à 39 %, en Grèce de 40 à 32 %, en Islande de de 30 à 18 %, en Irlande de de 24 à 12,5 %, en Pologne de 30 à 19 %, au Portugal de 35 à 27 % et en Slovaquie de 30 à 19 %. La vague s’est étendue au Bengladesh (35 à 30 %), au Brésil (37 à 34 %), à l’Inde (de 38,5 % à 33,5 %), au Pakistan (43 à 35 %), au Panama (37 à 30 %) et à Singapour (26 à 20 %).
  3. Communiqué de presse du 26.6 2006 (www.credit-suisse.com).