Interview de Michel Warschawski: Israël au bord du gouffre
Interview de Michel Warschawski: Israël au bord du gouffre
Vous avez été parmi les premiers israéliens à refuser de faire votre service militaire en dehors des frontières pendant la guerre au Liban en 1982, et à cause de cela, vous avez fait plusieurs fois de la prison. Quelle est votre analyse aujourdhui?
On ne peut pas comprendre cette guerre dagression contre le Liban, ni lacharnement contre les Palestinien-ne-s, en particulier à Gaza, en dehors du contexte de guerre permanente et préventive intentée par les néoconservateurs de Washington au niveau mondial, et adoptée par Tel Aviv. Lobjectif est dimposer lhégémonie nord-américaine dans la région au détriment de régimes comme la Syrie et lIran, et dorganisations politiques de masse comme le Hamas et le Hezbollah, désignées comme terroristes. Mais cette guerre a aussi été un laboratoire, en termes de stratégie, de tactique, et dexpérimentations darmes quIsraël a reçues ces dernières années de Washington.
En 1982, il y a eu une opposition forte à la guerre, en Israël. Quelle est la situation aujourdhui?
Aujourdhui aussi le mouvement contre la guerre est actif, mais malheureusement minoritaire, il narrive pas à avoir une hégémonie. Il mobilise au maximum 5-6 000 personnes. Avec, à lintérieur, des forces de gauche et dextrême gauche. La majorité a moins de 25 ans. Ce sont ceux et celles qui se sont mobilisés pendant ces dernières années contre loccupation, qui nont pas cru à la propagande selon laquelle le processus de paix aurait échoué à cause du «terrorisme palestinien», qui ont compris la stratégie de néocolonisation mise en acte par le gouvernement. Ce sont ceux et celles qui se sont opposés à la construction du mur, à la répression dans les territoires occupés, et qui constituent aujourdhui la colonne vertébrale du mouvement anti-guerre. Mais entre ces jeunes et ma génération, celle des militant-e-s qui se sont opposés à la guerre du Liban de 82, il y a un vide générationnel. Le mouvement contre la guerre qui était vraiment arrivé à se faire entendre en 82, puis en 88 pendant la première Intifada, soutient aujourdhui officiellement, en grande partie, la politique gouvernementale: il soutient ce quil perçoit comme une guerre dautodéfense. Le discours selon lequel il y a une menace du terrorisme islamique qui pèse sur la démocratie est désormais majoritaire, il a démoli cette grande opposition à la guerre, son efficience et sa capacité dhégémonie en Israël. Aujourdhui la majorité de la société voit dans larmée la dernière défense contre un nouveau judéicide. Certaines des plus prestigieuses unités de combat ressemblent maintenant à des escadrons de la mort, spécialisés comme pour ce quils appellent les exécutions ciblées, et la demande pour en faire partie est très forte.
Pourquoi la société israélienne a-t-elle tourné le dos à la paix? Je vous adresse une question qui revient dans tous vos derniers livres: Sur la frontière, Israël Palestine, A tombeau ouvert…
Depuis des années, une campagne massive est en cours en Israël pour convaincre la société que la paix est une illusion et quil faut revenir à ce quils appellent lesprit de 48. Une véritable contre-réforme sur tous les plans (culturel, idéologique, juridique et institutionnel), qui, après le 11 septembre, a rencontré et intégré la théorie du choc des civilisations et la rhétorique de la guerre au terrorisme. Aux raisons géostratégiques de contrôles du territoire et dannexion continue de toute la Palestine historique, sest ajouté un autre élément: à partir du 11 septembre, même lécrasante majorité de la gauche modérée, ce qui est chez vous le centre gauche, pense quil y a une menace de civilisation par des barbares, et quil faut se défendre. Elle se prend pour lavant-garde de la civilisation au cur du monde arabe, la dernière lueur au sein des barbaries: voila le discours qui est passé.
Et ne rencontre-t-il pas une attitude en miroir aussi dans certains secteurs de lislamisme radical?
Je ne suis pas daccord. Jécoute avec beaucoup dattention Nasrallah et, comme dautres commentateurs en Israël, je constate que ses discours sont calmes et empreints dune grande responsabilité: tout le contraire de lOccident qui se prétend une lumière de la civilisation et qui transpire par contre la rhétorique fondamentaliste. On a limpression dassister à un bouleversement des valeurs: le camp laïc sabandonne au fanatisme et le religieux qui, même sil part dune conception différente, fait de tout pour ne pas faire de discours confessionnels.
Dans vos livres, vous parlez de déshumanisation des Palestiniens et des Arabes de la part dIsraël. Quentendez-vous par là?
Il y a eu un tournant avec le 11 septembre. Jusque-là, les Palestiniens étaient perçus comme des ennemis avec qui on avait une divergence profonde, surtout à cause de la violence, mais on pensait quil était possible daffronter le problème, quon devait arriver à quelque tractation concrète. Le fait dassumer le discours des néoconservateurs américains a poussé Israël à un changement qualitatif: dennemis quils étaient, les Palestinien-ne-s se sont transformés en menace. Et une menace nest plus identifiable en un contentieux concret et en un ennemi concret, elle plane et cest tout, et il faut se défendre. «Israël est une maison de campagne au cur de la jungle» a dit Ehud Barak, il y a quelques années. Est-il jamais possible dentretenir des rapports avec la jungle? Ce discours est dominant et guide la politique israélienne et une grande partie de lopinion publique.
Après la disparition de lUnion Soviétique, a-t-on besoin dun autre Empire du Mal?
Il est évident quavec la disparition de lennemi global qui menaçait le soi-disant monde libre, lUrss, et avec lanéantissement du processus de paix avec les Palestinien-ne-s, il a fallu remplacer le vide par une menace apocalyptique. Ce nest pas un hasard si, quand on fait référence à Al Qaida, on parle de nébuleuse: un monstre immatériel. Une guerre, donc, quon ne peut jamais gagner parce que lennemi est un fantôme quon ne peut pas identifier. Sauf que la guerre est réelle et fait des désastres concrets. Et même, elle amorce un mécanisme difficilement contrôlable, capable de créer elle-même la menace avant même que celle-ci se présente. En Israël, ce mécanisme se greffe sur un inconscient collectif marqué par un génocide qui est encore récent, parce que 60 ans seulement sont passés; ce qui transforme rapidement tout problème politique concret en menace existentielle. Il nest de fait pas rationnel de croire que quelques missile du Hezbollah puissent préoccuper vraiment un grande puissance militaire comme Israël: tout au plus cela peut-il amener à une déstabilisation, mais pas menacer lexistence du peuple juif comme la déclaré le premier ministre israélien. Cependant, la propagande conduit à lire le présent et lhistoire comme un immense pogrom qui continue depuis des millénaires et à cause duquel on ne peut jamais sarrêter: une dynamique de guerre infinie. Nous sommes au bord du gouffre et nous en avons un avant-goût. [ ]
Extrait dun article paru le 15.8.06 dans il manifesto Traduction reprise de www.protection-palestine.org, site de la CCIPPP