Produire des prolétaires précaires
Produire des prolétaires précaires
Au printemps de cette année, lOffice fédéral des migrations a rédigé sur «mandat du chef du Département fédéral de justice et police» un rapport sur les «Problèmes dintégration des ressortissants étrangers en Suisse». Une étude (d)étonnante, tant le constat dressé est accablant dune part et les mesures proposées sans correspondance avec les faits établis de lautre. Si bien quune seule conclusion simpose à la fin de la lecture de cette centaine de pages: la situation actuelle ne changera pas, fondamentalement parce quelle convient fort bien au patronat de ce pays. Le colonel, entrepreneur, millionnaire et fils de pasteur à la tête du DFJP est le garant du bon fonctionnement de la machine à discriminer et à produire des prolétaires précaires.
On verra ci-dessous quelques-unes des discriminations qui frappent les travailleuses et les travailleurs migrants en Suisse. Elles mettent en évidence la logique dominante qui organise cette ségrégation: répondre dabord aux besoins du marché du travail, cest-à-dire aux besoins des entreprises. Pour le reste, tant que la paix sociale est préservée, les coûts pas trop lourds, et lensemble de la population sous contrôle, y compris policier, le laisser-faire, laisser-aller suffira largement. Ainsi lOffice fédéral des migrations commence sa partie conclusive par le brevet dautosatisfaction suivant: «Eu égard à la cohabitation le plus souvent pacifique et harmonieuse, lintégration des ressortissants étrangers peut être considérée comme réussie». Le critère de la réussite de lintégration est donc labsence de heurts entre les différentes composantes de la population laborieuse. Cest dire si la nécessité de diviser les salarié-e-s entre eux est devenue une chose allant de soi dans les étages supérieurs de lEtat helvétique. En sus de cette orientation politique en deux temps maintenir et accroître une division profitable en évitant une «crise des banlieues» à la sauce helvétique -, ce rapport use dune terminologie douteuse.
Expressions et méthode à haut risque
Lorsque dans un domaine aussi sensible que celui de limmigration, on établit, page après page, comme une longue litanie des discriminations sans en donner le principe organisateur, le risque est grand de voir cette liste se transformer insensiblement en acte daccusation. Et de passer ainsi dune analyse socio-économique peu poussée à une naturalisation des situations vécues. En labsence de mise à nu du mécanisme profond de la discrimination, les discriminé-e-s finissent par en être les responsables. Du statut détranger-ére on glisse à la nature détranger-ére. De discriminé parce que migrant-e dans les flux du capitalisme globalisé, on devient discriminé parce que Turc, Serbe ou Portugais. Le rapport de lOffice fédéral avance en permanence sur le fil de ce rasoir.
De plus, il nest pas sans effet demployer des notions comme celle de «groupe à risque», qui nourrit une représentation médicalisée des rapports sociaux. Comme si les discriminations sociales étaient des épidémies et les discriminé-e-s des malades. Enfin quand on précise que les groupes à risque mentionnés plus hauts encourent une désintégration, cest supposer à la fois étymologiquement et logiquement quil y eût auparavant intégration. Et que donc les malades potentiels pour rester dans la métaphore médicale suggérée par le vocabulaire utilisé ont eu des comportements à risque. Bref, que dune certaine manière, ils ont bien un peu cherché ce qui leur arrive.
Il nest pas plus recevable de conforter des effets de seuil en «expliquant» que des études ont révélé que «la présence dune part élevée décoliers qui pensent dans une autre langue est susceptible dentraver la réussite scolaire moyenne de lensemble de la classe». Ce nest évidemment pas leur présence qui entrave la réussite, mais le surcroît de travail dapprentissage langagier qui plombe la situation pédagogique. En outre quel crédit accorder à des études qui situent des effets de seuil «entre 25% et 50%»?
On le voit, ce document peut sans beaucoup de difficultés se retourner comme un gant et venir justifier une sélection accrue: ne vaut-il pas mieux éviter, en les dépistant précocement, les «groupes à risque», qui ne connaîtront que misère et discriminations en Suisse? Voilà bien toute lambiguïté de ce rapport, dont nous tirons ci-dessous la représentation, pas après pas, du processus qui mène tout un segment de la population salariée à la précarité. Les mises en évidence sont dorigine.
Les étapes de la précarisation (extraits du rapport)
Scolarité
Les mécanismes de sélection de lécole désavantagent les enfants détrangers: Initié par lOCDE, le projet «Équity in Education» visait à étudier la contribution des systèmes déducation des différents pays à la réalisation de légalité des chances. Pour la Suisse, le bilan indique que les étrangers-éres sont défavorisés à toutes les étapes de leur parcours scolaire. ( ) A performances scolaires égales, les chances daccéder à une filière du degré secondaire à exigences étendues varient fortement. Chez les filles suisses, elle est (sic!) de 83%, contre 70% pour les garçons. Elle est de 65% chez les filles dorigine étrangère et de seulement 37% chez les garçons étrangers. (p. 25)
Estimation: On estime à environ 50 000 le nombre denfants étrangers-éres dans des écoles dont le niveau dexigences est bas (écoles spéciales, sections pratiques ou préprofessionnelles). La proportion denfants étrangers-éres suivant ces filières (26%) est environ deux fois plus élevée que celle des enfants suisses (13%). Compte tenu des exigences croissantes sur le marché du travail, ces filières peuvent représenter un risque quant à la réussite de leur intégration professionnelle. (p. 27)
Formation professionnelle
Les jeunes étrangers-éres sont surreprésentés dans des formations et offres transitoires débouchant sur des qualifications inférieures: Le nombre total de personnes suivant une offre transitoire ou une formation élémentaire a doublé depuis 1980, passant de 12684 (1980/81) à 23019 (2003/04). On note une hausse démesurée de la proportion détrangers-éres, passant de 11,8% à 28,1% (6473 personnes). Alors que la part détrangers-éres dans des écoles offrant un enseignement général au-delà de la scolarité obligatoire a augmenté (1980/1:12,6%; 2003/4: 19,3%), les jeunes étrangers sont actuellement surreprésentés dans les formations élémentaires (1980/1: 13,2%, 2003/4: 44,6%), dans les préapprentissages (2003/4: 44,7%) ainsi que dans les classes de 10e année (1980/1: 10,6%, 2003/4: 29,9%). (p. 33).
Estimation: Entre 15 et 20% des jeunes étrangers-éres (soit près de 3000 jeunes de nationalité étrangère) dune volée nachèvent, à long terme, pas de formation professionnelle ordinaire ou de cours de perfectionnement (niveau sec. II), ce qui au vu des exigences croissantes du marché du travail est susceptible de mettre en péril leur insertion professionnelle; les enfants issus de familles de la deuxième vague dimmigration, peu qualifiées et disposant dun faible niveau de formation sont particulièrement touchés. Labsence de qualification professionnelle augmente par ailleurs les risques de chômage, de dépendance de laide sociale ou dautres formes de précarité (pauvreté, working poor, etc.). (p. 37)
Marché du travail
Conséquence de cette évolution, le marché du travail se scinde en deux groupes, la main-duvre qualifiée étant employée aux postes aux exigences croissantes dans des domaines clés tandis que les personnes occupant des postes annexes sans responsabilité ont souvent un contrat à durée déterminée ou travaillent sur appel. (p. 42)
Dans lhôtellerie et la restauration, plus de la moitié (52,6%) du volume de travail est exécutée par des ressortissant-e-s étrangers; et dans la construction, plus dun tiers. ( ) En moyenne, les conditions de travail atypiques concernent plus souvent la main-duvre étrangère que les employés suisses. A titre dexemple, le travail de nuit et par équipe est plus répandu dans certains groupes de travailleurs-euses étrangers. (p. 43)
Le taux de chômage est près de trois fois plus élevé parmi les étrangers-éres: Les étrangers-éres ont été particulièrement touchés par laugmentation du chômage dans les années 90. Sur les 185 000 sans-emploi que compte la Suisse, 81 000, soit 44%, sont de nationalité étrangère; le taux de sans-emploi est ainsi près de trois fois plus élevé parmi les étrangers-éres (2005: 8,8%) que parmi les Suisses (ESPA 2005: 3,2%). (p. 46)
Une grande partie des chômeurs-euses étrangers sont peu qualifiés: La comparaison des taux de chômage sur la base du plus haut niveau de diplôme obtenu montre que le degré de qualification na que peu dinfluence sur la différence entre le taux de chômage des étrangers et celui des Suisses. Dans chaque groupe de qualification, (formation obligatoire, formation élémentaire, apprentissage, maturité, etc.), ce taux est deux à trois fois plus élevé chez les étrangers-éres. Toutefois, la proportion de personnes peu qualifiées chez les chômeurs-euses étrangers-éres (42,5%) est nettement plus élevée que chez les chômeurs suisses. (P. 46).
Forte surreprésentation des étrangers-éres parmi les chômeurs-ses de longue durée: En 2005,45,2% (soit 37 000 personnes) des personnes sans-emploi de nationalité étrangère étaient des chômeurs-euses de longue durée, contre 32,7% (30 000 personnes) des Suisses. Chez les étrangers-éres, les femmes (50%, 20000; Suissesses: 33,3%, 19 000) sont plus touchées que les hommes (41,5%, 17 000; CH: 31,2%, 15 000). (p. 46).
Le taux de chômage des jeunes est 2,5 fois plus élevé parmi les étrangers-éres: Tout comme le taux de sans-emploi des étrangers-éres, celui des jeunes est dans lensemble supérieur à la moyenne nationale et est plus sensible aux fluctuations conjoncturelles. Cela étant, la durée de la période de chômage est souvent courte chez les jeunes; elle nest supérieure à quatre mois que pour la moitié dentre eux. Les facteurs de risque se cumulent pour les jeunes étrangers-éres: en 2005, ils présentaient un taux de chômage de 16,7% (12 000 jeunes hommes et 10 000 jeunes femmes = 22 000 personnes), un taux 2,5 fois supérieur à celui de leurs contemporains suisses. (p. 47).
Estimation: Près de 80 000 étrangers-éres, dont près de 20 000 jeunes, nexercent plus dactivité lucrative, sont des chômeurs-euses (de longue durée) ou menacés de le devenir, si bien quils sont exposés à un risque de désintégration élevée qui se déclare par une dépendance de laide sociale ou une autre forme de précarité (pauvreté, working poor, etc.) (p. 50).
Sécurité sociale
Les étrangers-éres sont davantage touchés par laugmentation des working poor: Dans les années 90 (1992: 5,3%; 1999: 7,5%; 2003: 7,4%), le taux de personnes actives vivant dans un ménage dont le revenu est inférieur au revenu selon les directives CSIAS (working poor) a fortement augmenté. En 2003, le nombre de working poor était pratiquement deux fois plus élevé parmi les étrangers-éres (13,2%) que parmi les Suisses (5,7%). (p. 55)
On dénombre deux à trois fois plus détrangers-éres que de Suisses parmi les bénéficiaires de laide sociale: Ce constat est corroboré par les statistiques relatives à laide sociale mises à disposition par les cantons. Dans le canton de Zurich, par exemple, la forte surreprésentation des étrangers-éres parmi les personnes bénéficiant dune assistance est frappante. 7,6% de la population résidente étrangère sont dépendants de laide sociale, contre 2,6% des Suisses. Les chiffres du canton de Zurich font apparaître que chez les étrangers-éres, les femmes sont un peu plus nombreuses à toucher une aide sociale (2003: 8%) que les hommes (7,2%), alors que chez les Suisses, il ny a pas de différence entre les sexes. La proportion denfants et de jeunes étrangers bénéficiant dune aide sociale est supérieure à 10%. (p. 55 et 56). n
Daniel SÜRI