Migrations et mondialisation

Migrations et mondialisation

Gustave Massiah, économiste et ingénieur, a animé durant longtemps le Cedetim (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale)1. Il dirige actuellement le Centre de recherche et d’information pour le développement (Crid). Dans le texte dont nous publions ci-dessous de larges extraits, il analyse les rapports entre mondialisation et migrations. Il met aussi en relief les fausses évidences dont se nourrit le discours des tenants de l’immigration choisie, majoritaires dans le camp bourgeois, de la Commission européenne à Sarkozy, en passant par Blocher, Couchepin, Merz et Schmid ainsi que la toute fraîchement élue Doris Leuthard.

Les migrations précèdent de loin la mondialisation telle que nous l’entendons aujourd’hui. Elles sont consubstantielles de l’histoire de l’Humanité. Elles charrient encore les représentations des anciennes contradictions entre nomades et sédentaires. Elles prennent un tour nouveau avec l’émergence des Etats et des nations. L’étranger n’est plus seulement l’autre par rapport au groupe ou à la communauté, la nationalité et la citoyenneté modifient les perceptions de l’identité et la formalisation des droits. Elles sont marquées par les déplacements forcés de population, les grandes traites esclavagistes, les colonisations et le travail forcé. Elles sont à nouveau transformées par les rapports sociaux capitalistes dans l’agriculture et l’industrie. Les migrations intérieures, dans un même pays, ou extérieures, les migrations alternantes ou permanentes sont constitutives de la nature des classes sociales dans chacune des formations sociales nationales.

Les formes et les modalités des migrations actuelles ont aussi leur histoire. Citons les diasporas qui structurent le système – monde planétaire; les réfugiés suite aux guerres ou aux catastrophes «naturelles»; les migrations économiques; les regroupements familiaux; les exodes de cerveaux; les «assistances techniques»; la nouvelle classe dominante mondialisée (grandes entreprises, institutions internationales, financiers, médias, etc.)

Mais, si les migrations sont ancrées dans le passé, elles sont aussi historiquement situées. Elles s’inscrivent aujourd’hui dans la phase néolibérale de la mondialisation. Les migrations sont fortement déterminées par les politiques néolibérales qui donnent la primauté à la croissance et subordonnent la croissance au marché mondial. La transformation sociale est conçue comme l’ajustement structurel de chaque société au marché mondial passant par le champ libre laissé aux entreprises mondiales considérées comme les seules porteuses de modernité; à la libéralisation des économies livrées à la rationalité du marché mondial des capitaux. Cette logique conduit à la prédominance du droit des affaires et de la concurrence dans le droit international et dans le droit de chaque pays; aux privatisations et à l’abandon de la notion de service public entendu au sens du droit égal d’accès pour tous.

Ces politiques ont des effets dramatiques pour chacune des sociétés et pour le monde.

  • La croissance monétaire réelle dans de nombreuses sociétés et dans le monde se traduit par un élargissement de la pauvreté et un approfondissement des inégalités sociales dans chaque société. Les inégalités sont structurellement liées aux discriminations. La généralisation de la précarisation frappe de plein fouet les immigrés.
  • Les inégalités Nord-Sud sont de plus en plus fortes, malgré l’émergence de quelques zones industrialisées. Elles s’appuient sur la dette et le contrôle des matières premières. Elles se traduisent par la généralisation des conflits et des guerres et la montée des fondamentalismes et des évangélismes. Elles produisent des masses croissantes d’émigrés.
  • Le modèle productiviste remet en cause les limites des écosystèmes et de l’écosystème planétaire multipliant les catastrophes majeures et mettant en danger les droits des générations futures.
  • Les réponses dominantes à l’insécurité sociale et écologique accroissent les formes de répression appuyées sur des idéologies sécuritaires; elles construisent l’intolérance et mettent en danger les libertés et la démocratie.

Les migrants supportent directement les conséquences de cette situation. Ils sont massivement précarisés; leurs droits sont remis en cause et ignorés quand ils ne sont pas simplement niés. La planète se couvre de camps de réfugiés et de refoulés. Nous assistons à un véritable apartheid planétaire. Les pays riches verrouillent leurs frontières et s’enferment dans leurs territoires. L’écrasante majorité des migrations concerne des flux Sud-Sud. Mais les guerres, les catastrophes, les changements de régime se traduisent par des exodes massifs. La purification ethnique et la ségrégation sociale deviennent un modèle d’évolution sociale et nationale.

Les migrants prennent dans les imaginaires la place des classes laborieuses et dangereuses attachée au prolétariat. Accepter de faire des étrangers et des migrants les boucs émissaires de cette situation est dangereux et illusoire. Comme ils ne sont ni la cause ni la solution à cette situation, leur stigmatisation ne fera qu’augmenter les craintes, alimentera le racisme et entraînera toute la société dans une spirale régressive. La défense des droits des étrangers et des migrants est essentielle. Non seulement parce que leurs droits sont particulièrement contestés; mais aussi parce que ces droits s’inscrivent dans l’ensemble des droits et que leur remise en cause se traduira par une atteinte à tous les droits et aux droits de tous.

La déconstruction du discours

dominant et des évidences

Pour penser les migrations, il faut commencer par déconstruire le discours dominant. C’est la première étape de la bataille des idées. Le discours dominant s’appuie sur trois propositions:

  • pour maîtriser les flux migratoires, il faut fermer les frontières et passer des accords d’Etat à Etat.
  • l’intégration des réguliers et la lutte contre le racisme passent par la lutte contre les clandestins.
  • pour arrêter l’émigration, il suffit de développer les pays et les régions d’origine.

Chacune de ces propositions s’affirme comme une évidence irréfutable, appuyée sur le bon sens. Certes, il y a du «vrai» dans chacune de ces propositions, mais ce «vrai» sert à construire du «faux». Chacune des propositions est contestable, et l’ensemble du raisonnement est faux et conduit à une impasse.

Il est difficile d’opposer, par principe, le laisser-faire à la maîtrise en matière d’évolution. Encore faut-il savoir quels sont les objectifs de cette maîtrise et quelles formes elle peut prendre. La fermeture des frontières renvoie à un fantasme, celui de figer une situation pour préserver un équilibre statique, celui de stabiliser à un instant donné une population formée par une évolution constante. La notion d’équilibre des caractéristiques fondée sur de subtils seuils de tolérance peut conduire par glissements progressifs à une conception ethnique de l’identité. (…)

La fermeture des frontières est mise en avant pour refuser la liberté de circulation. Or, la liberté de circulation fait partie des droits fondamentaux reconnus par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. On peut imaginer de la réglementer et de l’organiser en fonction des situations; on ne saurait la nier et la rendre impossible. La liberté d’établissement qui fait partie de la liberté de circulation peut être régulée en fonction des droits des populations résidentes et de la préservation du droit du travail. Dans tous les cas, la fermeture des frontières est illusoire. (…) La fermeture des frontières renforce les fantasmes, les peurs et l’insécurité. Elle alimente la phobie de l’invasion des barbares. Certes, il y a des risques de déséquilibre dans des périodes de grande crise. Mais, toutes les expériences montrent que les habitants du monde n’attendent pas de se déverser en Europe; ils préfèrent massivement rester chez eux. L’élargissement de l’Europe à l’Espagne, au Portugal et à la Grèce a même démontré que l’ouverture des frontières s’était traduite par un rééquilibrage et un retour pour de nombreux émigrés. Les murs que l’on élève peuvent vous rendre prisonniers. Ce n’est pas sans raison que la Fédération Internationale des Droits de l’Homme milite pour la suppression des visas de courte durée dans le monde, et particulièrement en Europe.

Les effets de la lutte contre les clandestins

L’idée que l’intégration des réguliers et la lutte contre le racisme passent par la lutte contre les clandestins peut paraître logique. Et pourtant c’est l’inverse qui peut être observé. La lutte contre les clandestins insécurise de manière permanente les immigrés en situation régulière. Elle est conduite dans cet objectif. Elle s’attaque aux victimes, les clandestins et n’inquiète pas ceux qui en profitent. La lutte contre les clandestins produit sans cesse de nouveaux clandestins. Les règlements font passer sans discontinuer des immigrés réguliers dans l’irrégularité. Ils les projettent ensuite dans l’illégalité et les transforment en délinquants, emplissant les prisons de personnes qui sont passées sans même s’en rendre compte en situation irrégulière.

La mise au ban des migrants et des étrangers fait partie d’une politique de précarisation généralisée. Cette précarisation se traduit par les licenciements et le chômage, la marginalisation des empois stables, la remise en cause des statuts sociaux et des systèmes de protection sociale. La négation des droits pour une partie de la population fragilise l’ensemble. Progressivement, les droits des catégories successives sont remis en cause. Nous avons pu vérifier que l’atteinte à l’accès des étrangers aux services publics est une première étape pour restreindre l’accès de tous aux services et subordonner cet accès à des mécanismes de marché discriminatoires en fonction de revenus. Aucune politique reposant sur la division et l’exclusion ne peut assurer un progrès social et démocratique; elle se traduit toujours par une exclusion en chaîne. La précarisation généralisée est le résultat recherché des politiques de libéralisation menée dans le cadre de la mondialisation. Elle accroît aussi l’insécurité réelle qui résulte de la remise en cause des statuts sociaux par la précarisation, des solidarités et des identités par la modernité, de la paix par les conflits. Elle permet les manipulations qui renforcent les idéologies sécuritaires.

Le discours dominant prétend s’attaquer aux causes. Il s’appuie sur ce qui prend l’apparence d’une évidence. Puisque l’émigration résulte du sous-développement et des inégalités de développement, il suffirait pour arrêter l’émigration de développer les pays et les régions d’origine. Si le constat de départ n’est pas faux, il sous-estime la complexité du rapport entre émigration et développement et la réflexion sur la nature du développement. En fait, l’expérience historique constante le confirme; dans une première phase, le développement accentue l’émigration. La raison en est que tout développement, toute transformation sociale produit des déséquilibres; l’accroissement de la productivité du travail «libère» une partie du travail qui alimente l’émigration. C’est bien longtemps après que les flux se tarissent, voire s’inversent. Toute l’histoire de l’Europe et de la Méditerranée est marquée par cette dialectique. Encore récemment, l’Espagne est passée il y a moins d’une génération d’une situation de pays d’émigration à celle d’un pays d’immigration en provenance du Maghreb.

La simplification outrancière du rapport entre migrations et développement n’est pas anodine. Le discours dominant affirme ainsi, avec cynisme et hypocrisie, qu’il suffirait d’accroître l’aide et les investissements vers les pays d’émigration et, dans le même temps d’interdire l’immigration, sans se préoccuper plus avant de la différence de temporalité dans la relation entre migrations et développement. On a vu ainsi se multiplier les rapports d’Etat à Etats transformant les régimes des pays d’émigration en police des frontières des pays riches. Les libertés sont bafouées; le droit d’asile est remis en cause systématiquement. L’Europe se couvre de camps de rétention pour les immigrés «clandestins» et maintenant, les camps d’attente sont directement implantés dans les pays du pourtour européen.

Gustave MASSIAH

 

1. L’article complet se trouve sur le site du Cedetim http://www.reseau-ipam.org/article.