La grève féministe, un outil et un mouvement de fond pour tout changer
Les collectifs de la Grève féministe ont convoqué une grève générale féministe pour le 14 juin 2023. Ces mobilisations s’inscrivent dans un mouvement international durable au sein duquel la pratique de la grève devient un outil central de mobilisation mais aussi un horizon organisationnel.
Les mouvements féministes de cette dernière décennie se caractérisent, sur le plan international, par des mobilisations prenant la forme de grèves féministes. À la suite de l’appel du collectif argentin Ni Una Menos et de la grève féministe générale organisée en Pologne en 2016 contre l’interdiction de l’avortement, des milliers de femmes, des personnes queer, noirexs, indigènexs, migrantexs se mettent en lutte contre les formes d’exploitation capitalistes, (néo)coloniales et patriarcales qu’ielles subissent.
Cette déferlante, non seulement ravive les énergies militantes et brise l’isolement domestique, mais élargit la notion classique de grève ouvrière, en visiblisant le travail ménager et éducatif non payé sans lequel le travail salarié serait impensable. Arrêt de tout travail, marches, manifestations, boycotts, fermetures de magasins, occupations, pauses prolongées, bras croisés : le répertoire d’action de la grève féministe est sans limite.
L’hétérogénéité de ces mouvements, leur portée internationale et internationaliste et leur ancrage dans la durée constituent leur force. Cet élan, alliant créativité et radicalité, en fait un féminisme de masse, dont l’agenda et le langage lui sont propres.
Réinvention de la pratique de la grève par les luttes féministes
La grève, outil traditionnel du mouvement ouvrier organisé, est un acte de résistance qui a pour objectif de bloquer la continuité de la production capitaliste comprise comme un rapport social. Or, qu’advient-il de la pratique de la grève lorsqu’elle est réappropriée ou «déterritorialisée» selon les termes de la philosophe argentine Verónica Gago ? La grève féministe agit comme un outil de visibilisation et de valorisation des formes de travail précaires, informelles ou domestiques.
L’élargissement de l’outil de la grève mobilisé à la fois par les syndicats et par le mouvement féministe permet de redéfinir les frontières grises de la notion de travail et étend cette réalité au travail non-salarié. Depuis la perspective de l’insubordination, la grève fait la lumière sur les producteuricexs de valeurs, non reconnuexs et/ou non payéexs, dont le travail ne peut plus être considéré comme subsidiaire au travail salarié, car il est au cœur des nouvelles formes d’exploitation, de précarisation ainsi que de la dégradation des conditions de vie premièrement des femmes et personnes queer.
En mobilisant aussi bien les travailleureusexs historiquement reconnuexs comme une classe que cellexs dont le travail est systématiquement invisibilisé, la grève féministe redéfinit la notion de travail et transforme les victimes acculées par les violences systémiques en sujets politiques actifs.
Touxtes organiséexs en grève
Ensuite, la grève féministe constitue également un horizon organisationnel. Notre horizon politique détermine notre manière de construire notre action, nos revendications et la mobilisation. La grève ne connaît pas de temps précis ni de géographie située, elle devient une pratique au jour le jour, une nouvelle perspective politique sur le court et long terme. Elle se construit simultanément dans plusieurs espaces, dans des configurations adaptées et adaptables pour la réalité de chacunex.
Organiséexs localement avec des coordinations bien plus larges et une volonté politique qui dépasse toute frontière. À l’échelle internationale, les mouvements féministes s’alignent sur des modes d’organisation similaires, des pratiques et des codes partagés. Une coordination transnationale spontanée, issue de notre dénonciation commune des violences et au recours à la grève comme contestation de celles-ci.
Parce qu’à côté des patron·ne·s et des horaires clairement identifiés existe aussi le travail sans patron ni horaire, la grève féministe ne se limite pas à une consigne des directions syndicales, mais devient une recherche concrète et située de modus operandi englobant une multitude de réalités. Elle bloque, sabote ou défie chaque coin et recoin de la maison à l’office, en passant par la rue. Elle déplace ainsi incontestablement la dynamique de la grève ouvrière classique, qu’elle englobe et élargit.
En Suisse aussi…
En Suisse aussi, les féministes s’organisent. Lors du congrès de l’Union syndicale suisse (USS) du 25-26 novembre 2022, les déléguéexs de la faîtière ont appelé à la grève le 14 juin 2023. Les collectifs locaux de la grève féministe entendaient depuis plusieurs mois donner une résonance particulière à leurs mobilisations de 2023, mais la décision de l’USS vient appuyer le champ lexical de l’arrêt de travail rémunéré, rendant par là plus facile le travail de communication auprès d’un public non averti.
La mobilisation a déjà commencé et s’étendra jusqu’au 14 juin 2023. Les collectifs locaux continuent de cultiver les liens entre eux grâce aux coordinations romande et nationale.
Lors des assises romandes le 28 janvier à Lausanne, plus de 180 militantexs ont défini ensemble plusieurs revendications prioritaires à leurs yeux, qui seront soumises à discussion le 4 mars à Fribourg lors des assises nationales. En Suisse alémanique, une même démarche a eu lieu en janvier, si bien qu’ensemble, touxtes les futures grévistes détermineront des revendications communes. Cette rencontre nationale sera l’occasion pour les militantexs de se rencontrer, d’échanger et de se donner de la force, de la joie et de la colère à brandir dans la rue le 14 juin.
Les collectifs romands ont planifié un certain nombre d’événements jusqu’au jour J. Réservez d’ores et déjà tous les 14 des prochains mois car ce sont les premiers jalons des mobilisations : apéritifs féministes, formations ou conférences, il y en aura pour tous les goûts.
Le 8 mars – journée internationale des luttes féministes – sera bien sûr l’occasion de manifester notre colère mais aussi notre soutien à toutes les femmes et personnes queer qui luttent pour leurs droits, au Rojava, au Chiapas, en Syrie, en Afghanistan, au Tigré, en Ukraine, en Russie et dans mille autres lieux encore.
Contactez le collectif de votre région mais aussi votre voisinage, votre lieu de travail, vos proches et organisez-vous ! Faire grève à plusieurs, c’est encourageant et ça donne de la force !
Le désir de tout changer
Dans les récents mouvements féministes, les revendications liées aux violences sexistes et sexuelles occupent une place centrale en tant que catalyseur des expériences politiques. La grève féministe décloisonne la violence machiste en la reliant à d’autres formes de violences, notamment aux violences économiques, financières, écologiques et institutionnelles. De cette manière, la violence sexiste excède la question du genre et devient celle de l’accumulation capitaliste contemporaine.
Par le prisme de la grève féministe, redéfinissant la notion de travail, les militantexs s’opposent aux structures qui sont les conditions nécessaires à la valorisation du travail productif. Ielles remettent ainsi en cause tous les systèmes de domination, quels qu’ils soient, et démontrent l’imbrication du patriarcat, du colonialisme et du capitalisme.
Cette compréhension de la violence néolibérale est indispensable et inébranlable, car elle est située, collective et corporelle. Elle donne un contenu concret à l’anti-néolibéralisme. C’est pourquoi la grève féministe s’avère être un outil crucial à notre désir de tout changer !
Pour discuter collectivement de l’outil de la grève dans les luttes féministes, nous vous donnons rendez-vous le 29 avril à Lausanne (lieu à définir) pour une table ronde en vue de la mise en pratique le 14 juin 2023 dans toutes les villes de Suisse.
Clara Julia Marie Marianne
Dénoncer les violences par la grève
En Amérique latine premièrement, puis dans le reste du monde, la dénonciation des violences sexistes et sexuelles (VSS) ainsi que des féminicides a souvent été à l’origine de la constitution des mouvements féministes.
Ces mouvements au fil des années se sont dirigés vers la grève comme mode d’organisation et d’action : comment le comprendre ? Verónica Gago explique comment la grève se trouve être un dispositif spécifique qui permet particulièrement de politiser les violences faites aux femmes et personnes queer.
Partant du vécu des VSS et de la volonté pour les victimes et survivantexs de se réunir collectivement pour les dénoncer, un processus de compréhension commune de l’articulation de ces violences se met en place.
Les VSS ne sont pas un acte isolé mais doivent être comprises comme émanant de la violence patriarcale, capitaliste et raciste. Au fil des discussions collectives les différents types de violences s’articulent autour d’une compréhension globale de la société : violences économiques, violences de l’exploitation, violences de la surcharge communautaire, etc.
La grève telle qu’elle a été déployée ces dernières années reconnaît et revalorise la multiplicité des sujets subissant des violences et par conséquent producteuricexs de valeur dans un système qui historiquement ne leur en a jamais attribué. Renverser le stigmate de l’improductivité par la dénonciation de la surexploitation subie dénote de la force politique colossale de ces mouvements. Dénoncer une violence mène à les dénoncer toutes. Comment dénoncer la multiplicité de ces attaques ? En bloquant tout de manière à enrayer la machine. Faire grève sous le slogan Ni una menos, c’est exiger Ni una más : pas une violence de plus.
Des assises romandes réussies
Le 28 janvier dernier, les collectifs romands de la Grève féministe se sont retrouvés à Lausanne pour une journée de réflexions et de préparation en vue du 14 juin prochain.
Outre les quelques 180 militantexs présentexs, des représentantexs des syndicats ont également pris activement part à cet événement. La volonté de faire grève du travail, qu’il soit salarié ou non, et ce dans tous les espaces (publics/privés), a été réitérée une nouvelle fois à cette occasion. Un des buts poursuivis durant cette rencontre était de mettre en avant quelques revendications de la manière la plus concrète possible. Il existe bien sûr mille raisons valables de se mobiliser et de faire la grève le 14 juin 2023, aucune revendication n’est plus légitime qu’une autre.
Le manifeste du 14 juin 2019 reste par ailleurs un texte fondamental qui garde toute sa valeur en 2023. Des liens avec d’autres luttes et d’autres problématiques se sont néanmoins crées depuis 2019. L’idée ici était de travailler sur quelques revendications qui semblaient particulièrement importantes aux yeux des personnes présentes en ce 28 janvier. Il s’agissait de rendre leurs formulations aussi concrètes et intersectionnelles que possible afin de pouvoir les proposer aux assises nationales du 4 mars 2023 à Fribourg. Un des objectifs recherchés ici est de pouvoir toucher un maximum de personnes concernées qui ne font pas (encore) partie du mouvement.
Deux résolutions ont également été adoptées durant cette journée, l’une concerne la révolution en cours en Iran («Solidarité féministe avec la révolution Femme, Vie, Liberté en Iran») et l’autre soutient la sociologue et écrivaine turque Pinar Selek, menacée par un mandat d’arrêt international. Dans un cas comme dans l’autre, l’adoption de ces résolutions renforce la visée internationaliste des mouvements de la Grève féministe.