Israël

Le déni colonial de la gauche israélienne

En Israël, les mobilisations contre la «guerre» à Gaza restent largement aveugles au fait colonial, ainsi qu’à sa concrétisation génocidaire. En raison des contradictions de leur base sociale, leur portée politique demeure faible, loin des aspirations palestiniennes à la justice. Entretien avec Nadav, militant du collectif Tsedek.

Rassemblement contre la guerre à Gaza en Israël
Un millier de personnes se sont rassemblées à la frontière entre Israël et Gaza pour protester contre la guerre à l’appel de l’organisation Standing Together, 23 mai 2025

En Israël, il y a bien des mobilisations contre la «guerre», notamment concentrées à Tel-Aviv. Depuis un an et demi, leur principale préoccupation reste la question des otages. Au départ, celle-ci était complètement déconnectée des revendications en faveur d’un cessez-le-feu – voire mises en opposition, comme si l’un empêchait l’autre. La propagande du pouvoir israélien faisait croire que la libération des otages n’avait rien à voir avec la fin de la guerre. En réalité, les deux sont liées: lorsqu’il y a eu de grandes libérations d’otages israélien·nes contre des prisonnier·es palestinien·nes, cela s’est toujours fait dans le cadre de cessez-le-feu, jamais sous les bombes.

Un sursaut de mobilisation, certes très limité, est tout de même observable récemment. Celui-ci concerne essentiellement l’aspect humanitaire, notamment les soins fournis aux victimes à Gaza. Il s’est notamment manifesté en réaction aux images que l’on reçoit: les vidéos des bombardements, la famine et l’accélération de la colonisation. La tonalité reste cependant très moralisatrice, centrée sur «les enfants», «les innocents», etc. Le discours ne va jamais jusqu’à la remise en cause du régime israélien lui-même. Ceux qui osent franchir cette limite sont peu nombreux et subissent une répression sévère.

Centrées sur la question des otages, ces manifestations ne reposent pas sur la dénonciation des crimes de guerre, du génocide ou du nettoyage ethnique en cours à Gaza. Certaines voix évoquent la lassitude des forces d’occupation, notamment des réservistes, après un an et demi de mobilisation. Des raisons économiques sont parfois mises en avant également. Mais la thématique centrale est généralement celle de la sécurité: pourquoi mener cette « guerre » si cela n’apporte pas plus de sécurité? Il n’y a donc pas de réflexion sur la poursuite et l’accélération de la colonisation de la Palestine – que ce soit en Cisjordanie, à Gaza ou même dans les projets expansionnistes à l’échelle régionale. En raison de leur composition sociale, les mobilisations restent centrées sur les intérêts d’une partie bien précise de la population israélienne – plutôt libérale, urbaine, de classe moyenne voire aisée, et peu ou pas pratiquante.

Même si elles n’ont aucun débouché politique, ces manifestations persistent parce qu’elles permettent à la société israélienne de préserver une certaine image d’elle-même comme progressiste, éclairée et du «bon côté» de l’Histoire – maintenant ainsi une forme de déni de la violence coloniale exercée. Cela permet en outre de présenter cette image au reste du monde, celle de la «seule démocratie» de la région.

Elles s’inscrivent dans la continuité des mobilisations contre la réforme judiciaire, qui ont eu commencé en janvier 2023 et perdurent encore aujourd’hui, bien que leurs mots aient un peu changé. Le cœur de ce projet était d’offrir un cadeau politique aux colons en Cisjordanie en accélérant le nettoyage ethnique: renforcement des pouvoirs de la police, facilitation des expulsions, des violences, du vol des terres, de la répression des Palestinien·nes, etc. Tout cela restait invisible dans les manifestations.

À l’époque, il n’y avait ni «guerre» ni otages, mais on retrouvait déjà les mêmes thématiques, les mêmes acteurs et, au fond, les mêmes aveuglements. Les mobilisations contre la réforme judiciaire se réclamaient de la défense de la démocratie, mais elles ne critiquaient pas le régime de guerre sur lequel repose la politique coloniale. Elles restaient fixées sur une dénonciation de Netanyahou, tout en demeurant aveugles à la nature coloniale des institutions, aux revendications des Palestinien·nes et même aux principes du droit international.

Le grand absent de ces mobilisations dites «contre la guerre», c’est évidemment le fait colonial. Celui-ci est incompatible avec la démocratie: une société qui colonise n’est pas une démocratie, c’est une société en guerre. Les manifestants, pour la plupart, ont acquis leurs privilèges grâce à ce système colonial et guerrier basé sur la dépossession et la répression du peuple palestinien, la négation de ses droits et le maintien d’un régime de séparation. 

Cette séparation est assumée et revendiquée par la gauche sioniste: c’est elle qui a mis en place la Nakba ; c’est elle qui a construit le mur ; c’est elle qui promeut la solution à deux États ; c’est elle qui a légitimé l’armée et les forces d’occupation, en consolidant le statu quo colonial. Même s’il se dit «pour la paix», un mouvement ne peut être qualifié de démocratique s’il ne remet pas en cause les institutions coloniales et qu’il n’appelle pas à une décolonisation. Sauf, bien sûr, si l’on accepte d’exclure des millions de Palestinien·nes – entre la mer et le Jourdain, et en diaspora – du champ de la démocratie. C’est précisément ce que fait le mouvement contestataire israélien depuis toujours.

Aucun projet politique n’émerge véritablement de ces mobilisations. Dire simplement «stop à la guerre», «libérez les otages» ou «destituez Bibi» n’est pas un projet politique: cela ne fera pas advenir l’égalité ou la justice en Palestine, dès lors que ce n’est pas un projet de décolonisation. C’est cet angle mort qui rend ce mouvement si faible, si stérile au projet violent porté par le gouvernement israélien.

Il est également difficile de parler de ces mobilisations sans évoquer l’état d’esprit général qui domine aujourd’hui dans la société israélienne, laquelle connaît un processus de fascisation accélérée depuis le 7 octobre. Celui-ci trouve ses racines dans le projet sioniste lui-même, et dans son déploiement en Palestine. L’adhésion qu’il suscite semble s’être radicalisée: dans certains sondages récents, une écrasante majorité de la population juive israélienne [82% selon un récent sondage publié par Haaretz, ndlr] se déclare favorable au nettoyage ethnique de Gaza.

Leur regard bienveillant sur ces manifestations permet également de préserver une certaine image, car ces dernières représentent une forme de miroir: la société israélienne étant reconnue comme faisant partie de «l’Occident», reconnaître sa radicalisation reviendrait à admettre que les sociétés occidentales elles-mêmes ont failli.

Les médias occidentaux s’accrochent alors à l’idée selon laquelle on trouve encore, en Israël, des gens qui résistent, qui défendent la démocratie. Peu importe si cela va à l’encontre des sondages, des faits et de l’histoire même de ces mouvements. Cela permet commodément de passer sous silence que celleux qui pilotent les avions larguant des bombes sur Gaza sont précisément les Tel-Avivien·nes libéraux·ales, qui composent les forces aériennes et portent la responsabilité du génocide en cours – bien plus que les jeunes suprémacistes des collines de Cisjordanie.

Parmi les figures qui montent, on trouve notamment Yaïr Golan, qui fut chef d’état-major adjoint de l’armée israélienne, notamment en charge de la Cisjordanie. Ancien dirigeant du parti travailliste, il a désormais formé une nouvelle formation politique qui s’appelle «Les Démocrates». Depuis le 7 octobre, il essaie de prendre la tête de la gauche sioniste, en renouant avec le sionisme des décennies précédentes, qui rassure cette fraction libérale de la population israélienne. C’est une solution nostalgique et rassurante pour celles et ceux qui paniquent à l’idée de devenir une minorité chez eux – à cause à la fois des religieux, des ultra-orthodoxes, mais aussi des Palestinien·nes. Le visage de la démocratie israélienne est ainsi incarné aujourd’hui par un homme de l’armée et criminel de guerre – ce qui n’a rien de surprenant quand on pense à une ancienne figure comme Yitzhak Rabin.

Un autre mouvement ascendant dans ces manifestations qui s’appelle Standing Together. C’est une organisation de terrain, qui essaie de rassembler très large: des gens opposés à Netanyahou, d’autres opposés à l’occupation. C’est précisément pour ça que sa ligne politique est aussi fragile: elle essaie de concilier des positions souvent très éloignées. Ses actions sont essentiellement symboliques, mais les Israélien·nes juif·ves sont toujours placé·es au cœur des discours, et leurs privilèges coloniaux ne sont pas remis en cause.

En raison de sa nature coloniale, la société israélienne est complètement militarisée: la frontière entre civil et militaire est très floue, voire inexistante. Le militarisme fait donc toujours consensus, y compris dans ce mouvement qui se dit contre la guerre. Dans de telles conditions, les forces d’occupation restent incritiquables. 

Une fracture se crée toutefois entre ce qu’on appelle les libéraux – c’est-à-dire celles et ceux qui ne se revendiquent pas comme religieux·ses ou pratiquant·es – et celles et ceux qui sont religieux·ses traditionalistes, surtout les ultra-orthodoxes. Cette fracture se manifeste notamment autour de la conscription, car les ultra-orthodoxes ne sont pas obligés de faire l’armée comme les autres, puisqu’ils et elles étudient la Torah. Cette question est au centre des débats politiques et des tensions et pourrait même un jour faire éclater la coalition de Netanyahu. Il y a de fortes pressions de la société libérale pour qu’ils doivent faire l’armée comme les autres.

La participation des Palestinien·nes de l’intérieur à ces mobilisations reste très marginale – qu’il s’agisse des manifestations pour le retour des otages, pour la fin de la guerre ou même contre la réforme judiciaire. Le bloc contre l’occupation était marginalisé, parfois même chassé des manifestations, bien qu’il ne représente de toute façon qu’un petit groupe. Cette relative absence ne s’explique pas par un désintérêt du sujet, mais parce qu’ils savent que ces mobilisations sont dirigées par la gauche sioniste. Celle-ci ne reconnaissant pas leurs droits, ils savent que leurs revendications ne seront pas entendues. Les mobilisations traitent en effet les Palestinien·nes de l’intérieur et leurs revendications avec mépris, en les ignorant ou bien en les considérant comme un élément étranger, comme une question de politique étrangère. La résistance palestinienne n’est quant-à-elle jamais mentionnée, qu’elle soit non-violente ou armée. Ce tabou constitue l’un des paradoxes de cette gauche sioniste: se dire contre l’occupation, mais pour l’armée.

Quelques organisations prenant part aux mobilisations essaient toutefois d’intégrer cette question dans leur discours politique, en tentant de mettre en avant les voix palestiniennes de l’intérieur. C’est tout à leur honneur, mais leur objectif reste de convaincre les Israélien·nes.

Pour comprendre pourquoi leur rôle est si limité dans les mobilisations existantes, il faut toutefois détailler les organisations concernées et leurs relations avec le sionisme. Il existe plusieurs partis dits «arabes» en Israël, censés représenter les Palestinien·nes de l’intérieur. Certains ont une représentation parlementaire, comme l’alliance Hadash-Ta’al entre l’ancien parti communiste et un mouvement arabe fondé en 1996, qui compte cinq député·es à la Knesset – dont quatre sont palestinien·nes. Ces partis mettent en avant une union entre Juif·ves israélien·nes de gauche et Palestinien·nes de l’intérieur. Leur position sur la nature de l’État israélien reste assez floue, ils ont d’ailleurs déjà participé à des coalitions avec des centristes et des sionistes de gauche – qui les ont parfois méprisés ou instrumentalisés. Aujourd’hui, ils portent un discours très critique, notamment sur la guerre à Gaza, qu’ils qualifient explicitement de génocide. C’est probablement le groupe le plus connu et le plus visible, notamment dans les manifestations.

Une autre force non-négligeable réside dans le parti Ra’am, dirigé par Mansour Abbas. Il n’est pas très connu du grand public, sauf depuis qu’il a participé à une coalition dirigée par Netanyahou – cela a suscité de nombreuses incompréhensions, vu qu’il s’agit d’un parti représentant des Palestinien·nes de l’intérieur. Ra’am ne porte pas vraiment une ligne idéologique claire mais se concentre davantage sur des revendications matérielles et sociales directes: améliorer le quotidien des Palestinien·nes d’Israël sur le plan économique, obtenir des budgets, des infrastructures, etc. En résumé, il s’accommode de la réalité actuelle et cherche à l’aménager, plutôt que de porter un projet politique de transformation.

Le projet politique le plus porteur d’espoir est probablement celui du parti Balad, fondé en 1995 par Azmi Bishara – aujourd’hui en exil car accusé à tort d’être un agent étranger. Sa ligne a toujours été claire, avec un programme défendant la reconnaissance des deux peuples vivant en Palestine/Israël, avec des droits collectifs et individuels pour chacun. Dans la charte du parti, on trouve les principes de justice et d’égalité, mais surtout de lutte contre le suprémacisme. Balad reconnaît le droit à l’autodétermination des juif·ves vivant là-bas, tout en considérant Israël comme un projet colonial. Ils expliquent qu’un groupe s’est constitué sur place, avec sa culture, sa langue, sa littérature, et que ce groupe a aussi le droit à l’autodétermination.

Leur projet, c’est donc de faire coexister les deux peuples, dans une démocratie réelle, entre la mer et le Jourdain. Balad défend ainsi «un État pour tous ses citoyens»: cela peut sembler évident vu d’ici, mais en Israël, c’est une revendication radicale. Son défi principal, c’est de convaincre les électeur·rices juif·ves qu’iels n’ont rien à gagner dans un système fondé sur la suprématie juive, qu’iels soient de droite ou de gauche – Balad ne fait pas vraiment de différence entre les deux, considérant que la gauche sioniste reste enfermée dans une logique de domination. 

Concernant les mobilisations actuelles, Balad critique leur focalisation sur Netanyahou. Le parti reste ainsi fidèle à sa ligne: il refuse les alliances opportunistes avec les partis sionistes, même de gauche, car cela va à l’encontre de son socle idéologique.

Ironiquement, c’est ce parti défendant la démocratie la plus élémentaire qui est le plus marginalisé et diffamé dans le système politique israélien. En 2022, Balad a été disqualifié de la course électorale à cause de sa charte. La commission parlementaire constitutionnelle a considéré que sa formulation, pourtant très claire («faire d’Israël un État pour tous ses citoyens»), nierait l’existence d’Israël en tant qu’État juif et démocratique.

Depuis quelques mois, une sorte de campagne de dénigrement vise également Balad en Israël, relayée aussi bien par les médias que par la gauche sioniste. On les accuse, de manière absurde, d’être financés par le Qatar, de jouer un rôle occulte pour aider Netanyahou à rester au pouvoir. Ce genre d’attaque, très courant en Israël, montre aussi comment la gauche sioniste instrumentalise la question palestinienne: elle s’en sert pour attaquer la droite, tout en continuant à marginaliser les Palestinien·nes de l’intérieur. Cela signifie qu’on ne peut pas y avoir un parti qui remet en question l’idéologie dominante. En réalité, il n’y a qu’un seul courant autorisé: celui du sionisme, de la droite jusqu’à la gauche. Toute alternative est disqualifiée.

Aujourd’hui plus que jamais, la société israélienne repose sur l’oppression assumée des Palestinien·nes, à travers leur domination, le nettoyage ethnique, le déni de leurs droits et leur effacement. Depuis le 7 octobre, une atmosphère génocidaire s’y est installée, dans la continuité du projet colonial qui a toujours consisté à obtenir le maximum de terres avec le minimum de Palestinien·nes. La gauche sioniste en est l’une des structures fondamentales, défendant la conquête et le contrôle du territoire, l’homogénéisation de la société coloniale et l’exclusion des Palestinien·nes.

La Histadrout, principal syndicat israélien, a notamment joué un rôle central dans l’établissement des structures coloniales, visant la l’instauration d’une économie de ségrégation, où les privilèges des Juifs reposaient sur la dépossession des Palestinien·nes. Une collaboration de classe a été construite pour remplacer la solidarité de classe qui aurait pu émerger, mettant en avant une forme de loyauté nationale. 

On ne peut pas poser la question du rôle des mobilisations de la société civile israélienne sans réfléchir à la notion de violence, omniprésente dans la situation coloniale. Les privilèges des Israélien·nes reposent sur la violence du projet colonial qui les a vus naître, laquelle est institutionnalisée par la loi, la citoyenneté, l’État. Pourtant, cette violence comme hors-champ parmi celleux qui se mobilisent «contre la guerre»: la violence de leur État n’est jamais reconnue, invalidant ainsi tout recours à la violence dans une perspective contestataire.

La non-violence devient presque une tactique pour résoudre le paradoxe terrible auquel font face les colons anticoloniaux: leur désir de faire partie de la résistance face à l’injustice, tout en bénéficiant des privilèges du système colonial. Certaines personnes vont jusqu’à dire que leur attachement à la non-violence et le refus par les militants anticoloniaux en Israël de reconnaître le droit à la résistance armée contribuent au maintien des institutions coloniales.

Il faut rappeler que dans d’autres expériences de décolonisation – en Algérie, en Afrique du Sud – le rôle central d’agent de changement a été tenu par les colonisé·es. Cela n’empêche pas d’ouvrir un espace pour que les membres de la société colonisatrice s’engagent dans la lutte pour la libération, l’égalité et la justice. La rébellion du colonisateur peut jouer un rôle déterminant dans la libération des colonisé·es. Pour que ce moment arrive, il faudrait que les colon·es israélien·nes acceptent que la lutte anticoloniale puisse les mener vers un avenir incertain, qui ne soit ni déterminé par elles et eux, ni adapté à leurs désirs. On ne voit toutefois pas les germes de cette rébellion en Israël – au contraire, l’avenir en la matière semble plutôt préoccupant.

Aucune solution politique ne peut être viable tant que le régime d’apartheid perdure, tant qu’il reste impuni, tant qu’il ne tombe pas. Ouvrir des espaces de débat dans la société coloniale ne suffira donc pas. Solidaires de la Palestine, nous devons soutenir tous ceux qui s’organisent pour l’opposition au régime israélien en place depuis trois-quarts de siècle.

Notre espoir ne doit définitivement pas reposer sur les Israélien·nes, mais sur ceux qui résistent au régime: les Palestinien·nes, premières victimes et en première ligne de la lutte. L’opposition au régime israélien, la lutte pour la démocratie et la justice entre la mer et le Jourdain ne se joue pas le samedi soir à Tel-Aviv, mais en Palestine ainsi que dans toute la diaspora palestinienne qui résiste.

Propos recueillis par Antoine Dubiau