Votations, Denner : une dérégulation accrue du marché des médécaments


Denner: une dérégulation accrue du marché des médicaments

L’initiative Denner «Pour des médicaments à moindre prix», propose d’ouvrir le marché suisse du médicament aux Etats limitrophes (France, Italie, Allemagne, Autriche) sans autorisation particulière.


Gilles Godinat


Les médicaments génériques (selon la définition de l’OFAS: qui imitent une prescription originale tant dans leur substance active, leur forme et leur dosage) doivent remplacer les spécialités originales sauf si le patient les paie lui-même; enfin, les médicaments au prix le plus avantageux doivent être remis au patient.
L’initiative défend donc deux principes: la dérégulation du marché doit amener une concurrence accrue qui fera baisser les prix des médicaments vendus en Suisse et la vente du médicament le moins cher doit devenir la règle. Notre réponse doit donc s’articuler d’une part sur la question du marché du médicament et d’autre part sur le rôle des médicaments génériques dans une politique de soins répondant aux besoins de la population et à la maîtrise des coûts.


Nouvelle législation fédérale en réponse à l’initiative Denner, le marché suisse du médicament est soumis aux récentes modifications législatives :


1.- la 1ère révision de la LaMal entrée en force en janvier 2001 introduit un nouveau mode de rétribution du commerce de gros et spécialisé, des pharmacies en particulier, supprimant les marges en fonction linéaire du prix du médicament, et donne aux pharmaciens le droit de substitution d’un médicament original par un générique en informant le médecin.


2.- la nouvelle loi fédérale sur les médicaments et les dispositifs médicaux (dite loi sur les produits thérapeutiques, LPT), définit les nouveaux principes d’autorisation de mise sur les marché et permet des importations parallèles, alors qu’elles demeurent interdites aux USA. La sécurité des médicaments et la protection des patients doivent être garanties.


Ces dispositions ont été adoptées par les chambres en décembre 2000, et font office de contre-projet indirect à l’initiative Denner. Ainsi un Institut suisse des produits thérapeutiques a vu le jour, remplaçant l’ancien Office intercantonal de contrôle des médicaments (OICM). Cette nouvelle compétence transférée au niveau fédéral facilitera une politique nationale uniforme et des négociations cohérentes au plan international. Elle propose des procédures simplifiées d’autorisation de mise sur le marché. Par contre, elle maintient la protection des brevets pour les préparations originales, ce qui évidement profite à l’industrie pharmaceutique suisse. Ce point n’est pas acceptable tel quel mais pose toute la question des brevets sous l’emprise du droit international de l’OMPI (Organisation mondiale de la protection intellectuelle) et des accords sur les ADPIC de l’OMC protégeant le premier requérant.


Quand le protectionnisme sourit à l’industrie
pharmaceutique suisse !


Le lobby pharmaceutique suisse a joui d’incroyables privilèges pendant presque tout le XXe siècle. La protection des brevets a en effet permis à l’industrie pharmaceutique de conserver sur le marché helvétique une position de quasi monopole face aux entreprises étrangères. La nouvelle loi vient de réduire à dix ans la durée de protection des brevets interdisant l’accès au marché pour les autres entreprises. En maintenant un prix des médicaments plus élevé en Suisse (entre 20 et 100% de plus que dans les autres pays européens pour les mêmes agents thérapeutiques) cette rente de situation a évidemment contribué à propulser l’industrie pharmaceutique en tête des multinationales du secteur, et en deuxième place économique en Suisse après le secteur bancaire. En 1999, le chiffre d’affaire des entreprises pharmaceutiques en Suisse atteignait 2,9 milliards, dont Novartis, Roche et Serono constituent à eux seuls les 20%, sachant que 68% des médicaments vendus en Suisse en 1999 sont importés (80% d’Europe) et sous contrôle de l’Association des importateurs de spécialités pharmaceutiques (AISP), dont 71 entreprises travaillent en Suisse. Par contre, plus de 90% des médicaments fabriqués en Suisse sont destinés à l’exportation (14 mrds vers l’Europe, 7 milliards vers l ‘Amérique et l’Asie), soit 16% des exportations helvétiques. Novartis et Roche se partagent à eux seuls 20 mrds US du marché mondial estimé à 277 mrds US, soit les 7%! (Serono réalise 1 mrd US).


Un marché sous contrôle
des multinationales


Les 14 plus grandes entreprises se partagent plus de 50% du marché mondial (8 US, 3 GB, 2 CH et 1 F). De plus, cette industrie connaît l’intégration verticale : de la recherche à la vente en passant par la production et la distribution. En réalité. les molécules innovantes sont produites à un rythme lent: sur les 1.200 principes actifs aujourd’hui commercialisés, seules deux, voire trois molécules nouvelles au maximum sont découvertes par année, à un coût très élevé (300 millions par médicament) et avec un succès commercial pour seulement 10% des nouveaux produits. L’échéance des brevets dans ce domaine entraîne des turbulences: 40% des prescriptions sur le marché US est constitué par les génériques, souvent produits par les mêmes multinationales! Les marges bénéficiaires s’amenuisent également sous la pression de politiques restrictives dans les dépenses sanitaires.


Pour rétablir les marges de bénéfices et satisfaire les actionnaires, règle d’or du système capitaliste, un secteur très prometteur est devenu la nouvelle cible des investisseurs: la génomique. Ces dix dernières années, le développement de la génomique (identification des gènes responsables de maladie pour trouver les cibles d’agents thérapeutiques nouveaux) est lié au décodage du génome humain. S’appropriant ces nouveaux domaines de la recherche fondamentale avec le régime des brevet, les industries pharmaceutiques travaillent désormais en sous-traitance avec les start-up. Les structures privées de cette nouvelle biotechnologie font main basse sur le patrimoine génétique humain, guidées par les espoirs d’une rapide rentabilité. Ce brevetage privé des gènes identifiés à des fins thérapeutiques devient l’enjeu stratégique majeur des industries pharmaceutiques, alliées au réseau des strat-up: elles visent à contrôler l’ensemble de la chaîne qui va des familles porteuses des gènes «intéressants» jusqu’au médicament. Alors que le secteur public a largement subventionné la recherche fondamentale, on assiste aujourd’hui à l’appropriation privée du génome humain.


Ce saut qualitatif dont nous mesurons encore mal la portée justifie un combat pour la réappropriation publique de ce domaine. Une étape intermédiaire pourrait passer par un contrôle, voire une mise sous tutelle de l’industrie pharmaceutique par l’OMS. La recherche fondamentale et la production de médicaments doivent rapidement être soustraits de l’économie de marché, afin que les collectivités publiques du Sud au Nord déterminent les priorités dans ce domaine.


Les génériques:
un nouveau marché ?


D’abord délaissés par les multinationales, les médicaments génériques commencent aujourd’hui à être produits par ces mêmes entreprises. Mais l’exemple récent de la lutte contre le sida, suite à l’accord entre les 5 principaux groupes pharmaceutiques et ONUSIDA (programme de l’ONU contre le sida) montre l’importance des entreprises locales produisant des génériques: une réduction de coût d’un facteur 20 à 1 est possible pour la trithérapie. Après l’Inde, plusieurs Etats du tiers-monde relèvent ce défi (Brésil, Thaïlande, par exemple). Les grands trusts pharmaceutiques n’avaient abaissé le prix de la trithérapie qu’au Sénégal. Il est vrai que l’«exception sanitaire» pour les génériques produits localement est particulièrement mal vue par les trusts pharmaceutiques qui s’accrochent aux accords de l’OMC relatifs à la propiété intellectuelle et industrielle (TRIPS).
En Suisse, ce marché est peu développé en regard des pays voisins: 2,8% contre 10% en moyenne européenne (30% aux Pays-Bas, 18% en Allemagne, par exemple). La différence des prix est de l’ordre de 25% en moins avec les génériques. En Suisse, s’ils étaient utilisés aussi souvent que possible à la place des originaux, une économie de 150 millions serait réalisée chaque année dans le budget de la santé helvétique, sachant que sur 38 mrds, les médicaments représentent 4,2 mrds soit 11,2%. Ceci représente 2,4 mrds à charge des caisses-maladie, soit 18,9% des 13 mrds. dépensés par celles-ci.


Environ 400 médicaments génériques sont disponibles en Suisse, correspondant à 90 principes actifs, sur 7305 médicaments en 1999, soit 15.631 unités selon le dosage et la quantité. L’OFAS a édicté la liste des médicaments remboursables (liste des spécialités, LS) soit 2500, ou 6210 unités. Il est clair que les génériques doivent être encouragés dans la mesure du possible, mais l’intérêt du patient et la qualité du traitement doivent guider le choix, alors que l’initiative Denner place le seul critère économique au premier plan. Karl Schweri et ses acolytes visent principalement l’extension de la vente de milliers de médicaments sans ordonnance dans leur chaîne commerciale


Les risques
de l’initiative Denner


Le risque principal est la perte du contrôle de la qualité, de l’efficacité et de l’innocuité des nouveaux médicaments. La seule ouverture du marché à la mode Denner pour l’Allemagne permettra l’arrivée de 35.000 à 50.000 produits, selon le message du Conseil fédéral. L’ensemble des médicaments de l’Union Européenne seront disponibles sur le marché sans possibilité de garantir la traçabilité.


Les patients devront payer de leur poche les médicaments non remboursés par leur caisse maladie car jugé trop chers. Le nombre de médicaments remboursés a déjà diminué ces dernières années dans l’assurance de base. Les patients déjà en traitement ne pourront pas bénéficier des assurances complémentaires qui, elles, gardent la possibilité de fixer des réserves pour les soins médico-pharmaceutiques.


Les médecins devront prescrire les médicaments sous la pression du moindre coût, ce qui peut affecter la qualité des soins, s’il n’y a plus de marge d’appréciation. Dans ce sens, l’obligation de substitution n’est pas médicalement acceptable. Par contre la nouvelle loi LPT règle ce problème de façon plus adéquate. Ces raisons conduisent au refus de l’initiative.