La guerre globale a commencé (part. 2)
La guerre globale a commencé
Michel Collon*
Partie 2, suite article précédent
Défendre les mouvements de libération du Tiers-Monde
La deuxième tâche du front international
pour la paix, cest dempêcher
la criminalisation des mouvements de
libération du tiers monde. LUnion
Européenne a accepté lexigence de
Bush: tous les pays alliés aux USA devront,
sur leur propre territoire, dresser
la liste des organisations «terroristes», interdire tout soutien à ces organisations,
renforcer lappareil policier
et judiciaire par des mesures plus répressives
comme la détention préventive
sans limites dans le temps.
Aujourdhui, ces mesures concernent
surtout les organisations intégristes.
Mais, au gré des priorités américaines,
nous pouvons déjà affirmer
que demain le Front Populaire de Libération de la Palestine, les FARC colombien
ou la Nouvelle Armée Populaire
des Philippines seront sur la liste.
Le 13 novembre 2001, le gouvernement
britannique a présenté un projet
dit «antiterroriste» qui contredit explicitement
larticle 5 de la Convention
européenne des Droits de lHomme.
Toute personne non seulement accusée
mais simplement soupçonnée
dactivités terroristes pourra être détenue
pour une durée illimitée sans procès,
ni inculpation.
Le même jour, Bush signait un ordre
militaire permettant «le jugement
de terroristes présumés, de nationalité
étrangère, par une cour militaire
spéciale et non des juridictions civiles.» Les sources de laccusation
pourront rester secrètes, les accusés
ne disposeront daucun recours et,
comme lécrit, le New York Times,
«les droits de la défense seront
sévèrement limités.»27
Dun côté, les Etats-Unis sopposent
farouchement à la création de
tout tribunal international qui pourrait
juger leurs crimes de guerre. De
lautre côté, ils se préparent à juger
eux-mêmes, dans larbitraire, ceux
qui osent tenter de libérer leurs peuples.
Et qui seront évidemment baptisés
«terroristes» après une campagne
de démonisation médiatique.
Refuser la criminalisation du mouvement anti-mondialisation
Mais les attentats ont aussi fourni un
prétexte idéal pour criminaliser le
mouvement antimondialisation. Et
même toute opposition politique ou
populaire dans les pays occidentaux.
A Gênes, cela navait pas du tout marché.
Les matraques de Berlusconi
navaient réussi, selon plusieurs sondages
européens, quà rendre le mouvement
antimondialisation bien plus
sympathique que le G-8 et les organes
dirigeants du capitalisme international.
A présent, les circonstances sont
bien plus favorables. Et tout dun
coup, lEurope voit des terroristes
partout. Le 21 septembre 2001, le
Conseil européen a décidé que tous
les États mettraient immédiatement et
systématiquement leurs données sur
le terrorisme à la disposition dEuropol.
Celui-ci pourra dorénavant effectuer
des enquêtes sur tout le territoire
de lUnion et même y contraindre certains
Etats.
Le mot terrorisme recevant une signification
très large, nous allons
connaître bientôt une centralisation
sans précédent de linformation sur
lopposition politique dans lUnion
européenne28. Et ces données, que
personne ne contrôle, devront être
transmises aux États-Unis.
Le 30 septembre, la Commission
européenne a adopté une proposition
de «lutte contre le terrorisme». Sa définition
montre quelle voit bien plus
loin que les attentats perpétrés aux
USA: «Les actions terroristes minent
les lois et règlements et les principes
fondamentaux sur lesquels reposent
les traditions constitutionnelles et la
démocratie des États membres de
lUnion. Elles sont commises contre
un ou plusieurs États, leurs institutions
ou leur population dans lintention
de les intimider et de modifier ou
de détruire les structures politiques,
économiques et sociales de ces
pays.»29
Parle-t-on ici seulement de meurtres,
kidnappings ou utilisation darmes?
Non. Deviennent aussi actes terroristes,
sils sont commis pour un des
buts ci-dessus: «la prise de possession
ou la destruction de propriétés dÉtat,
de moyens de transport public, de
lieux publics ou le blocage de besoins
de base comme lélectricité ou la mise
en danger de personnes, de biens,
danimaux ou de lenvironnement».
LUnion européenne admet elle-même
que la violence de rue à caractère
politique tombe sous le coup de sa
définition.30
José Bové pourra donc être étiqueté
«terroriste». Comme tout militant
syndical ou antimondialisation en Europe
sil recourt à une des formes traditionnelles
daction de rue. En fait,
cette définition du crime politique
vise un large éventail doppositions au
capitalisme.
La mobilisation par internet du
mouvement est également entravée:
Les «attaques par le moyen de systèmes
informatiques» constituent aussi
un délit terroriste sils tombent sous le
concept politique de terrorisme esquissé
ci-dessus.
Les multinationales européennes sont-elles une force de paix?
Avant de conclure, il faut encore
examiner une question souvent posée
dans les débats: lEurope ne serait-elle
pas plus sage et moins guerrière que le
cow boy US? Ne faudrait-il pas soutenir
lEuro-Armée pour lui faire accomplir
des «missions de paix»? Le
Figaro a-t-il raison décrire que «les
Quinze divergent sensiblement des
Américains dans leur rapport au monde.
(…) Washington tend à gérer la
planète de façon technico-militaire,
les Européens essayent de développer
une approche globale de la sécurité
où le militaire nest quun moyen parmi
dautres de la gestion politique des
conflits»31?
En réalité, ces deux lignes tactiques
existent aussi aux Etats-Unis, nous
lavons vu. Mais leurs buts sont les
mêmes, et cest pourquoi les dirigeants
européens nont aucunement
démasqué les véritables objectifs fondamentaux
de Bush contre le tiers
monde. Chris Patten, commissaire
européen aux Affaires étrangères, se
montrant entièrement daccord avec
la stratégie Powell, a demandé un
«leadership extrême pour contraindre
la communauté internationale à simpliquer très fortement dans ce combat…
Il faudra convaincre les pays
réticents»32. En gros, lUnion européenne
sest alignée derrière le leadership
US. Dès le 12 septembre, elle
acceptait dailleurs de se référer à larticle
5 du Traité de lOtan qui oblige à
soutenir militairement les Etats-Unis.
Pour autant, tout est-il rose dans ce
ménage? Au moment de lancer les
bombardements contre lAfghanistan,
George Bush a associé les fidèles
«amis britanniques», a prévenu Chirac
et Schröder, mais pas le président
en exercice de lUnion européenne, le
Belge Verhofstadt. Celui-ci na pas
pour autant hésité à «accorder son entière
solidarité aux Etats-Unis et à
tous les autres pays engagés.» Mais il a
été montré clairement que ni les petits
pays de lOtan, ni lUnion européenne
ne sont des partenaires fiables aux
yeux de Washington qui tente de la diviser.
Depuis le début de la crise, lU.E.
donnait limpression de mener une
politique plus «raisonnable» que les
faucons américains. Notamment en la
personne du ministre belge des Affaires
étrangères Louis Michel, qui disait
peu après les attentats: «Nous ne sommes
pas en guerre.»
USA et U.E. sont-ils donc à la fois
unis et divisés? Oui. Les gouvernements
US et européens restent unis
dans leur volonté de faire porter le
poids de la crise par les peuples du
tiers monde: bas prix pour les matières
premières, destruction des productions
locales et des services à la
population afin de favoriser la pénétration
des multinationales, chantage
dune dette injuste… USA et U.E.
sont également unis pour combattre
les forces progressistes qui contestent
cette «liberté» des multinationales.
Mais derrière cette façade dunité,
la crise des débouchés les oblige à mener
une bataille sournoise pour rafler
les meilleurs marchés dans lintérêt de
leurs propres multinationales. Et cest
là que lEurope entend jouer la carte
de sa «modération» apparente…
Depuis quelques années, la colère et
la révolte se focalisent sur les dirigeants
américains. Loccupation israélienne
a coûté la vie à des dizaines
de milliers de Palestiniens. Chaque
Arabe sait que sans les milliards de
dollars versés chaque année à Israël,
sans le torpillage par Washington des
résolutions votées à lONU en faveur
des Palestiniens, le problème serait résolu
depuis longtemps.
LUnion Européenne voit dans cette
situation une chance de se présenter
comme une alternative à limpérialisme
américain. Elle prononce quelques
paroles en faveur de lapplication
des accords dOslo, se présente
comme le défenseur des Palestiniens
tandis que les multinationales européennes
se bousculent pour rafler les
commandes lors de la reconstruction
de lIrak.
En profilant lEurope comme la force
qui freine le faucon américain, on
espère gagner la confiance des régimes
qui se détournent de Washington.
Au fond, cest du marketing politique
au profit de Mercedes, Siemens et
autres TotalFina…
En attendant lEuro-armée…
Sur le long terme, cette nouvelle
guerre annonce donc une aggravation
de la rivalité entre USA et Europe.
Dun côté, les stratèges américains y
voient loccasion de reprendre la direction
du monde capitaliste. Selon
Zoellick, ministre du commerce US,
«la riposte doit faire avancer le rôle
dirigeant des Etats-Unis sur les fronts
politique, militaire et économique».
De lautre côté, de nombreux dirigeants
européens y voient une opportunité
de modifier le rapport de force à
leur avantage. Bref, dans le ménage,
les coups fourrés devraient augmenter.
Le problème de lUnion européenne,
cest quelle ne dispose pas
encore des moyens militaires de ses
ambitions. Et que les Etats-Unis font
tout pour len empêcher. Depuis longtemps.
En 1992, Wolfowitz, qui nétait
alors quun conseiller du Pentagone,
avait appelé à «tout faire pour
empêcher lémergence dun système
de sécurité exclusivement européen»33. LEurope se lançant quand même
sur cette voie, son collègue Scowcroft
avait écrit au chancelier allemand
Kohl pour critiquer son «ingratitude
en dépit du soutien US à la réunification»34. Et le président Bush lui-même
avait adressé une menace en termes
subtils mais clairs: «Notre point de
départ est que le rôle américain dans
la défense et les affaires de lEurope
ne sera pas rendu superflu par
lUnion européenne. Si ce point de départ
est faux, si, mes chers amis, votre
but ultime est dassurer vous-mêmes
votre défense, alors le moment de le
dire, cest aujourdhui.»35 Depuis dix
ans, à travers toutes les guerres dites
«humanitaires» Washington continue
à saboter lémergence dune force militaire
européenne autonome, indépendante
de lOtan. Mais après chaque
guerre, les Européens prennent
des mesures. Il était prévu quen
2003, lEuro-Armée disposerait de ses
soixante mille hommes. Mais, après le
11 septembre, les ministres de lU.E.
ont décidé daccélérer cette mise en
place. Appelant à un effort financier
en matière de budgets militaires. Le
social paiera. La mission de Javier Solana,
cest dunifier les armées européennes ainsi que lindustrie de larmement
(sous la direction de lAllemand
Dasa et du français Matra). Et
pour renforcer cette industrie, dimposer
de grosses commandes de matériel
unifié.
LAllemagne entend diriger cette
Euro-Armée. Et, à chaque conflit, elle
avance ses pions un peu plus pour se
faire accepter comme puissance militaire.
Le chancelier Schröder a déclaré:
«Le temps où lAllemagne ne
pouvait contribuer que financièrement
aux campagnes militaires internationales
est définitivement révolu.
Le statut de lAllemagne en tant que
grande puissance économique loblige
à prendre également des risques
militaires. Un pays ne compte réellement
sur le plan international que sil
est également préparé à faire la guerre»36.
L U.E. nest donc pas une force de
paix, comme elle aime à se présenter,
mais veut seulement devenir «calife à
la place du calife». Cest-à-dire superpuissance
dominante. Lutter pour la
paix signifie donc sopposer à la participation
européenne à la guerre en
Asie Centrale et ailleurs. Et lutter contre
laugmentation des dépenses militaires
européennes, contre lEuroarmée,
contre lEuro-chauvinisme.
Quel avenir?
Pour le mouvement de la paix,
lheure est plus que jamais à la mobilisation.
Dabord, parce que la guerre
nest pas terminée en Afghanistan. Il
est plus facile à une puissance étrangère
dentrer dans ce pays que den
sortir. Et remettre au pouvoir des milices
quon avait aidé à renverser et qui
sont aussi criminelles que les talibans,
cest tout sauf une solution. Tout
groupe qui y sera placé au pouvoir
apparaîtra comme traître à la solde des
étrangers.
Même sils se partagent autrement
les diverses vallées, les divers pillages
et les divers trafics, ces «seigneurs de
guerre» ne sauraient constituer une
solution davenir. Ni apporter le bienêtre
et la paix au peuple afghan. Principalement,
parce quils ne vivent que
dêtre les agents, les relais des intérêts
des puissances étrangères, Etats-Unis
en tête. Ceux-ci ont aidé les talibans et
autres milices intégristes à massacrer
toute opposition progressiste dont la
guérilla maoïste qui se battait contre
lURSS.
En fait, on ne le dira jamais assez,
les Etats-Unis ne sont pas la solution,
ils sont le problème. Ce sont
eux qui ont plongé le peuple
afghan dans le malheur depuis
plus de vingt ans et
leurs intérêts nont pas changé.
Seulement leurs tactiques.
La deuxième raison de
mobiliser plus intensément
encore, cest que lattaque
contre lAfghanistan nest
que la première dune série
de guerres intéressées contre
de nombreux pays. On a
commencé par les moins populaires,
les talibans, mais on ne va pas
sarrêter là.
Le mouvement anti-guerre a aussi
des motifs despérer. Dans chaque débat
auquel nous participons, un constat
nous frappe: de plus en plus de
gens ont bien pris conscience quil ne
sagit pas de guerres humanitaires,
seulement de guerres dintérêts. On le
voit certes plus clairement au sujet des
Etats-Unis que de lEurope, mais cest
un bon début.
La volonté de faire quelque chose
est aussi bien plus grande, en comparaison
avec le fatalisme qui a dominé
pendant de longues années. Mais on
ne voit pas bien encore comment agir.
Doù la grande responsabilité du mouvement
pour la paix.
Sorganiser à une échelle européenne
et mondiale. Ne pas perdre son
temps à essayer de convaincre des décideurs
qui savent très bien ce quils
font, mais plutôt sadresser à la base, à
la masse des gens. Et les toucher par
un langage simple et concret, liant la
guerre à leurs préoccupations quotidiennes.
Trouver les formes daction
concrètes qui permettront délargir la
mobilisation. Joindre lenthousiasme
des jeunes à la transmission de lexpérience
des générations précédentes.
Utiliser mieux encore les possibilités
dInternet et de la contre-information.
Défendre le droit des peuples à disposer
deux-mêmes, leur souveraineté
face aux ingérences néocoloniales,
même si elles sont habillées, comme
toujours, de prétextes humanitaires.
Aider concrètement à développer la
coopération entre les peuples pour
échapper à ce système étouffant dominé
par les multinationales. Mener
sérieusement le débat sur une société
alternative. Dissoudre lOtan, armée
de la mondialisation, sans lui chercher
des ersatz comme larmée européenne.
Combattre au contraire la militarisation
de léconomie et lutter
pour que celle-ci soit au service des
gens. Résoudre ces problèmes est la
responsabilité de chacun dentre nous.
* Animateur du mouvement pour la paix et collaborateur
du journal du Parti du travail de Belgique (PTB).
- New York Times, 14 novembre 2001.
- Conclusions et plan daction du Conseil européen extraordinaire du 21 septembre 2001.
- Council framework decision on combating terrorism, proposition de la Commission, 20 sept. 2001, p. 2.
- Idem, p. 9.
- Le Figaro, 1er octobre 2001.
- Le Soir, 29 septembre 2001.
- Michel Collon, Poker menteur, EPO, Bruxelles, 1998, p. 116.
- Le Monde, 6 juin 1992.
- France-Germany, 1983-1992, New York, St Martins, 1993, p. 172-173.
- NRC Handelsblad, 15 octobre 2001.
Ce texte fait partie dun livre collectif à paraître bientôt: LEmpire en guerre
Le monde après le 11 septembre, Coédition Temps des Cerises et EPO,
Paris, Bruxelles. Nous remercions son auteur de nous avoir autorisé à le
reproduire ici.
Info: le-temps-des-cerises@wanadoo.fr ou editions@epo.be
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