Le monde arabe et la violence
Le monde arabe et la violence
Guerre en Afghanistan, islam politique et résistance palestinienne, Quels rapports? Lauteur
démontre la solidarité de ces réalités contradictoires à partir dune grille de lecture qui situe
les protagonistes essentiels: limpérialisme, ses alliés et ses adversaires.
Samir Amin
Les attentats du 11 septembre, la
guerre dAfghanistan, lIntifada palestinienne
et sa répression donnent
lieu à une telle masse de commentaires
quotidiens de la presse et des
médias de toutes natures quil est impossible
dy faire face.
Je ne madresse ici quà ceux qui
partagent les mêmes préoccupations
fondamentales: faire avancer partout
dans le monde des alternatives au capitalisme
sauvage dit «libéral», défendre
en tous lieux les luttes populaires
allant dans ce sens, faire avancer la
démocratisation de toutes les sociétés
dans toutes ses dimensions, politiques
et sociales, individuelles et collectives.
Jaimerais donc attirer leur attention
sur les cinq points qui suivent:
1. La guerre en cours en Afghanistan
a-t-elle pour objectif la destruction
du nid des terroristes de Ben Laden?
Ou bien il ne sagit là que dun prétexte,
lobjectif réel étant le contrôle
de lAsie Centrale, prolongement du
Golfe, à la fois pour ses ressources pétrolières
mais aussi et surtout parce
que linstallation dune présence militaire
permanente des Etats Unis dans
la région permettrait de resserrer létau
américain sur la Russie, la Chine, lInde,
lIran, lEgypte et la Syrie. Cet objectif
stratégique quil faut bien appeler
par son nom la réaffirmation de
lhégémonisme planétaire des Etats
Unis doit être combattu, et les mouvements
«contre la guerre» sy emploient.
Adversaires déclarés des Talibans
et de Ben Laden ces mouvements
ne relèvent pas du «pacifisme bêlant».
Il faut les créditer de la conscience
quils ont que la mondialisation économique
dite libérale, sa militarisation
et les avancées du projet hégémoniste
planétaire des Etats Unis sont devenus
indissociables.
Faute de le comprendre on tombera
dans le piège tendu par Bush: qui nest
pas avec nous (non seulement dans la
guerre dAfghanistan mais pour tout
ce que nous décidons au nom de la
mondialisation libérale telle que nous
la voulons) est avec les terroristes.
2. LIslam politique est-il la manifestation
de lirruption sur la scène
de peuples culturellement arriérés,
flattés dans ce sens par leurs dirigeants
politiques locaux irresponsables
et corrompus (qui sont loin
dêtre des victimes de la mondialisation
appauvrissante… voir Ben Laden
le milliardaire…) et par les «tiersmondistes» naïfs de lOccident? Ou
bien est-il tout autre chose, cest à
dire en fait un élément nécessaire
pour le succès du projet mondialiste
libéral, mis en uvre avec complicité
avouée à la fois par les maîtres du jeu
global (le G7 et particulièrement lestablishment
américain) et ses alliés
locaux (les classes dirigeantes compradorisées
des pays musulmans).
LIslam politique et la globalisation
libérale ne sont pas des adversaires
mais des alliés. Nous avons été un
bon nombre dArabes à le dire et à
lécrire. Les médias occidentaux ont
choisi de taire ce point de vue. Le lecteur
trouvera ci-dessous le résumé
des arguments que jai développés
dans ce sens depuis une vingtaine
dannées.
3. Les peuples concernés (arabes
et musulmans) sont-ils responsables
de leurs malheurs? Je suis de ceux qui
nont jamais accepté lidée que les
«impérialistes occidentaux» étaient
les seuls responsables de lhistoire
moderne. Nous sommes encore ici un
bon nombre dArabes à avoir étudié
les raisons de «léchec de la modernisation» dans la région, attribuant celui-
ci à la dialectique des rapports
agression extérieure du capitalisme
dominant/confusions, insuffisances et
impasses des réactions des sociétés
concernées. Nos critiques vont de celles
de la Nahda du XIXe siècle (que
jai qualifiée de moment de lavortement
de la modernité et non de sa
naissance) à celles des réponses du
populisme national des années 1950 et
1960 (ma première critique sévère du
nassérisme a été publiée en 1963). Je
ne trouve pas déchos de ces points de
vue (qui circulent beaucoup dans les
mondes arabe et musulman) dans les
«commentaires occidentaux» qui
semblent donner une préférence systématique
aux textes des «nationalistes
arabes» et des «islamistes» – des
textes plats que précisément nous
avons toujours critiqués. Lidée que
«tout le monde» dans les pays concernés
refuse de remettre en cause sa propre
histoire en est facilitée. Mais elle
ne reflète pas la réalité des conflits
aigus au sein et entre les partis politiques,
les courants culturels et idéologiques,
les mouvements sociaux.
Pourtant la bonne presse arabe
(LAhram Al Nahar) leur donne une
certaine place.
La question palestinienne
4. Permettez-moi ici dêtre dur.
Les horreurs et crimes commis contre
les Juifs ont été le fait dEuropéens.
On aurait donc compris que les Européens
en payent le prix, en découpant
sur le territoire de lAllemagne un Etat
dIsraël indépendant si nécessaire. Le
choix des Européens a été tout autre:
ils se sont «débarrassés» de leur dette
avec une extraordinaire facilité en faisant
payer à un peuple qui navait
aucune responsabilité dans laffaire
(le peuple palestinien) le prix de leurs
turpitudes. Facile. Et de surcroît en
utilisant le nouvel Etat dIsraël créé
par eux comme fer de lance au service
de leurs intérêts impérialistes dans la
région! Faut-il rappeler lintervention
tripartite France – Grande-Bretagne –
Israël en 1956 contre lEgypte? Puis la
guerre concoctée par le Pentagone et
Israël à partir de 1965, à lorigine des
territoires occupés depuis 1967 et du
refus dIsraël depuis à accepter lidée
même dun Etat palestinien quel quil
soit.
Jai tenté à de multiples reprises de
faire connaître au public européen ce
point de vue, banal dans le monde arabe:
que la place de lEtat dIsraël
aurait dû être en Europe. Aucun journal
(et je souligne) na accepté dy faire
écho. Mes adversaires arabes se
servent de ce silence des Européens et
de leur refus de reproduire ce point de
vue pour me répéter avec ironie: «tu
vois bien, cest tous les mêmes!»
Aujourdhui, sil y a un combat
quon devrait soutenir partout dans le
monde presque «inconditionnellement
» (en dépit des réserves que je
partage concernant lusage de cet adverbe)
cest bien celui des Palestiniens
pour leur Etat sur les territoires
occupés. Ce nest pas le cas et linvocation
à cet effet du terrorisme palestinien
et de lIslam politique nest
quun mauvais prétexte.
5. La sensibilité particulière des
mondes arabe et musulman. Oui, les
ripostes de cette région du monde paraissent
plus «violentes» que celles
dautres régions du tiers monde
(Amérique latine, Afrique, Inde, Chine).
Elles ont aussi leurs spécificités, y
compris les impasses citées en 2 et 3.
Lexplication est certainement complexe
et ne saurait ignorer à mon avis
les dimensions historiques profondes
sur lesquelles jai cru utile de porter
mon attention (cf. LEurocentrisme,
critique dune idéologie): la proximité
non seulement géographique mais encore
culturelle (Chrétienté et Islam
sortent du même moule ancestral hellénistique
ce que les Européens
ignorent ou ne veulent pas admettre),
lancienneté des rapports bien antérieurs
à la formation du monde capitaliste
moderne (les Croisades, etc.),
mais aussi lincroyable option européenne
concernant Israël (point 4 ci-dessus).
Il nempêche quen dépit de ces spécificités
la «cause arabe» trouve dans
lensemble du monde africain et asiatique
un puissant écho. La solidarité
des peuples africains et asiatiques,
évoquée avec force à la Conférence
mondiale contre le racisme (Durban,
septembre 2001), en a été le témoignage
le plus récent. Je trouve déplorable
que les médias occidentaux se
soient crus obligés, sur ce point, de se
faire lécho des «points de vue» des
Etats Unis et dIsraël, préparant ainsi
le soutien désormais ouvert de Bush
au criminel de guerre Sharon.
LIslam politique
1. Lerreur fatale est de croire que
lémergence de mouvements politiques
mobilisateurs de larges masses
se revendiquant de lIslam est le produit
inévitable de lirruption sur la
scène de peuples culturellement et politiquement
arriérés incapables de
comprendre un autre langage que celui
de leur obscurantisme quasi atavique.
Erreur hélas largement diffusée
par les médias dominants, simplificateurs,
repris dans les discours pseudoscientifiques
de leurocentrisme et du
mauvais «orientalisme». Des discours
fondés sur le préjugé que seul lOccident
pouvait inventer la modernité,
tandis que les peuples musulmans seraient
enfermés dans une «tradition»
immuable qui les rend incapables de
comprendre la portée du changement
nécessaire.
Les peuples musulmans et lIslam
ont une histoire, tout comme ceux des
autres régions du monde, qui est lhistoire
dinterprétations diverses des
rapports entre la raison et la foi, celle
des transformations et des adaptations
mutuelles de la société et de sa religion.
Mais la réalité de cette histoire
est niée non seulement par les discours
eurocentriques, mais tout également
par les mouvements contemporains
qui se réclament de lIslam. Les
un et les autres partagent en effet le
même préjugé culturaliste en vertu
duquel les «spécificités» propres aux
différentes trajectoires des peuples et
aux religions qui sont les leurs seraient
de nature intangible, incommensurable
et trans-historique. A
leurocentrisme des occidentaux lIslam
politique contemporain noppose
quun eurocentrisme inversé.
Lémergence des mouvements qui
se réclament de lIslam est en fait
lexpression dune révolte violente
contre les effets destructeurs du capitalisme
réellement existant, contre la
modernité inachevée, tronquée et
trompeuse qui laccompagne. (cf. Le
défi de la modernité). Cest lexpression
dune révolte parfaitement légitime
contre un système qui na rien à
offrir aux peuples en question.
2. Le discours de lIslam proposé
en alternative à la modernité capitaliste
(à laquelle sont assimilées sans
nuance les expériences de modernité
des socialismes historiques) est de nature
politique et nullement théologique.
Les qualificatifs dintégriste et de
fondamentaliste dont on laffuble souvent
ne correspondent en rien à ce discours
qui dailleurs ny fait guère allusion
sauf chez certains intellectuels
musulmans contemporains qui
sadressent dans ces termes plus à
lopinion occidentale quà la leur.
LIslam proposé est en loccurrence
ladversaire de toute théologie de la libération.
LIslam politique appelle à
la soumission, pas à lémancipation.
La seule tentative de lecture de lIslam
qui allait dans le sens de lémancipation
fut celle du Soudanais Mahmoud
Taha. Condamné à mort et exécuté
par le pouvoir de Khartoum,
Taha na été revendiqué par aucun
parti de la mouvance islamique, ni
«radical», ni «modéré», et na été défendu
par aucun des intellectuels qui
se revendiquent de la «renaissance islamique» ou même seulement expriment
le souhait de «dialoguer» avec
ces mouvements.
Les hérauts de la «renaissance islamique» en question ne sintéressent
pas à la théologie, et ne font jamais
référence aux grands textes qui la concernent.
Sur ce plan ce quils entendent
par «Islam» paraît nêtre quune
version conventionnelle et sociale de
la religion, réduite au respect formel
et intégral de la pratique rituelle. LIslam
en question définirait une «communauté» à laquelle on appartient par
héritage, comme lethnicité, et non
une conviction personnelle intime et
forte. Il sagit seulement daffirmer
une «identité collective», rien de plus.
Cest la raison pour laquelle lexpression
dIslam politique, par laquelle
lensemble de ces mouvements sont
qualifiés dans les pays arabes est certainement
plus exacte.
Refus de la modernité
3. LIslam politique moderne
avait été inventé par les orientalistes
au service du pouvoir britannique en
Inde, avant dêtre repris tel quel par le
Pakistanais Mawdudi. Il sagissait de
«prouver» que les Musulmans
croyants ne sont pas autorisés à vivre
dans un Etat qui ne serait pas lui
même islamique anticipant sur la
partition de lInde parce que lIslam
ignorerait la possibilité dune séparation
entre lEtat et la religion. Les
orientalistes en question ont omis
dobserver que les Anglais du XIIIe
siècle nauraient pas davantage conçu
leur survivance hors de la Chrétienté!
Abul Ala Al Mawdudi reprend donc
le thème selon lequel le pouvoir émane
de Dieu et de lui seul (wilaya al faqih),
refusant le concept de citoyens
ayant le droit de légiférer, lEtat
nayant que la charge dappliquer la
loi définie une fois pour toute (la
«charia»). Joseph de Maistre avait
déjà écrit des choses analogues accusant
la Révolution du crime davoir
inventé la démocratie moderne et
lémancipation de lindividu.
Récusant le concept de la modernité
émancipatoire, lIslam politique refuse
le principe même de la démocratie
le droit pour la société de construire
son avenir par la liberté quelle
se donne de légiférer. Le principe de
la Shura que lIslam politique prétend
être la forme islamique de la démocratie
ne lest pas, étant prisonnier de
linterdit de linnovation (ibda), nacceptant
à la rigueur que celui de linterprétation
de la tradition (ijtihad).
La Shura nest que lune des multiples
formes de la consultation quon trouve
dans toutes les sociétés prémodernes,
pré-démocratiques. Bien
sûr linterprétation a parfois été le
véhicule de transformations réelles,
imposées par des exigences nouvelles.
Mais il reste que par son principe
même le refus du droit à la rupture
avec le passé celle-ci enferme dans
limpasse le combat moderne pour le
changement social et la démocratie.
Le parallèle prétendu entre les partis
islamiques radicaux ou modérés
puisque tous adhérent à ces mêmes
principes «anti-modernistes» au nom
de la prétendue spécificité de lIslam
et les partis démocrates-chrétiens de
lEurope moderne na donc rigoureusement
aucune validité, bien que les
médias et la diplomatie des Etats Unis
y fassent sans cesse allusion pour légitimer
leur soutien à des régimes éventuellement
«islamistes». La démocratie
chrétienne sinscrit dans la modernité,
dont elle accepte le concept fondamental
de démocratie créatrice
comme lessentiel de celui de laïcité.
LIslam politique refuse la modernité.
Il le proclame, sans être à même den
comprendre le sens.
LIslam proposé ne mérite donc certainement
pas dêtre qualifié de «moderne
»; et les arguments appelés au
secours sur ce terrain par les amis du
«dialogue» sont dune platitude
extrême, allant de lusage des cassettes
par ses propagandistes à lobservation
que ceux-ci se recrutent dans des
couches «éduquées» -ingénieurs par
exemple! Le discours de ces mouvements
ne connaît dailleurs guère que
lIslam wahabite qui rejette tout ce
que linteraction entre lIslam historique
et la philosophie grecque avait
produit en son temps, comme il se
contente de ressasser les écrits plats
du plus réactionnaire des théologiens
du Moyen Age Ibn Taymiya. Bien
que certains de ses hérauts qualifient
cette interprétation de «retour aux
sources» (voire à lIslam du temps du
Prophète), il ne sagit en réalité que
dun retour aux conceptions en vigueur
il y a deux cents ans, ceux dune
société arrêtée dans son développement
depuis plusieurs siècles.
4. LIslam politique contemporain
nest pas le produit dune réaction
aux abus prétendus de la laïcité, comme
on le dit malheureusement trop
souvent.
Car aucune société musulmane des
temps modernes – sauf dans la défunte
Union Soviétique na jamais été
véritablement laïque, encore moins
frappée par les audaces dun pouvoir
«athée» agressif quelconque. LEtat
semi moderne de la Turquie kémaliste,
de lEgypte nassérienne, de la
Syrie et de lIrak baathistes, sétait
contenté de domestiquer les hommes
de religion (comme cela sétait souvent
produit auparavant) pour leur imposer
un discours destiné exclusivement
à légitimer ses options politiques.
Lamorce dune idée laïque
nexistait que dans certains milieux
intellectuels critiques. Elle navait pas
beaucoup de prise sur lEtat; et celui-ci,
emporté par son projet nationaliste
a parfois reculé sur ce plan, comme en
témoigne lévolution inquiétante
inaugurée du temps même de Nasser,
opérant une rupture avec la politique
que le Wafd avait adoptée depuis
1919. Lexplication de cette dérive est
peut-être évidente: refusant la démocratie
les régimes en question lui substituait
«lhomogénéité de la communauté», dont on voit le danger grandir
jusque dans la démocratie en régression
de lOccident contemporain lui
même (cf. Diversité héritée du passé
et diversité dans linvention du futur).
LIslam politique propose de parachever
une évolution déjà largement
entamée dans les pays concernés, visant
à rétablir un ordre théocratique
conservateur sans fard associé à un
pouvoir politique de type «mamelouk». La référence à cette caste militaire
dirigeante jusquà il y a deux siècles,
se plaçant au-dessus de toute loi
(en feignant de ne connaître sur ce
plan que la «charia»), accaparant les
bénéfices de la vie économique et acceptant
au nom du «réalisme» – de
sintégrer en position subalterne dans
la mondialisation capitaliste de lépoque,
vient demblée à lesprit de quiconque
observe tant les régimes post
nationalistes dégradés de la région
que les nouveaux régimes prétendus
islamiques, leurs frères jumeaux.
5. Il n y a, de ce point de vue fondamental,
guère de différence entre
les courants dits «radicaux» de lIslam
politique et ceux qui voudraient se
donner un visage «modéré». Le projet
des uns et des autres est identique.
Le cas de lIran lui même néchappe
pas à la règle générale, en dépit des
confusions qui ont été à lorigine de
son succès, dues à la concomitance
entre lessor du mouvement islamiste
et la lutte conduite contre la dictature
du Shah socialement rétrograde et politiquement
pro-américaine. Dans un
premier temps les extravagances extrémistes
du pouvoir théocratique
étaient compensées par ses positions
anti-impérialistes, dont il tirait sa légitimité
et qui lui donnait un écho de popularité
puissant au delà des frontières
de lIran. Mais progressivement le régime
devait démontrer quil était incapable
de relever le défi dun développement
économique et social novateur.
La «dictature des turbans» (les
hommes de religion) qui avait pris la
relève de celle des «casquettes» (des
militaires et des technocrates), comme
on le dit en Iran, se solde par une fantastique
dégradation des appareils
économiques du pays. LIran qui se
targuait de «faire comme la Corée», se
range aujourdhui dans le groupe des
pays du «quart monde». Linsensibilité
de laile dure du pouvoir aux problèmes
sociaux auxquels les classes
populaires du pays sont confrontées
est à lorigine de sa relève par ceux
qui se sont auto-qualifiés de «réformateurs» porteurs dun projet capable
certes datténuer les rigueurs de la dictature
théocratique, mais sans renoncer
pour autant à son principe inscrit
dans la constitution (wilaya al faqih)
sur lequel repose le monopole dun
pouvoir amené alors progressivement
à renoncer à ses postures «anti-impérialistes» pour intégrer le monde
compradore banal du capitalisme des
périphéries. Le système de lIslam politique
est en Iran dans limpasse. Les
luttes politiques et sociales dans lesquelles
le peuple iranien est désormais
ouvertement engagé devront conduire
un jour ou lautre au rejet du principe
même de la «wilaya al faqih» qui place
le collège des hommes de religion
au dessus de toutes les institutions de
la société politique et civile. Cest la
condition de leur succès.
LIslam politique nest en définitive
rien de plus quune adaptation au statut
subalterne du capitalisme compradore.
Sa forme prétendue «modérée»
constitue de ce fait probablement le
danger principal qui menace les peuples
concernés, la violence des «radicaux
» nayant dautres fonctions que
de déstabiliser lEtat pour permettre
linstallation du nouveau pouvoir
compradore. Le soutien lucide que les
diplomaties des pays de la Triade alignés
derrière les Etats Unis apportent
à cette «solution» au problème est parfaitement
cohérent avec leur volonté
dimposer lordre libéral mondialisé
au service du capital dominant.
6. Les deux discours du capitalisme
libéral mondialisé et de lIslam
politique ne sont pas conflictuels mais
au contraire parfaitement complémentaires.
Lidéologie des «communautarismes» à laméricaine que lair du
temps semploie à populariser oblitère
la conscience et les luttes sociales
pour leur substituer de prétendues
«identités» collectives qui les ignorent.
Cette idéologie est donc parfaitement
instrumentalisée par la stratégie
de domination du capital parce quelle
transfère les luttes de laire des contradictions
sociales réelles au monde de
limaginaire dit culturel, transhistorique
et absolu. Or lIslam politique
est précisément un «communautarisme».
Les diplomaties des puissances du
G7 et singulièrement celle des Etats
Unis savent ce quelles font en choisissant
de soutenir lIslam politique.
Elles lont fait en Afghanistan, qualifiant
ses Islamistes de «combattants
de la liberté»(!) contre lhorrible dictature
du communisme, qui nétait en
fait quun projet de despotisme éclairé,
moderniste, national populiste,
ayant eu laudace douvrir les écoles
aux filles. Elles continuent à le faire
de lEgypte à lAlgérie. Elles savent
que le pouvoir de lIslam politique a la
vertu pour elles de réduire à limpuissance
les peuples concernés et par
conséquent de sassurer sans difficulté
de leur compradorisation.
Avec le cynisme qui le caractérise,
lestablishment américain sait tirer un
second profit de lIslam politique. Les
«dérives» des régimes quil inspire
les taliban par exemple (qui ne sont
en rien des dérives mais bel et bien
inscrits dans la logique de leurs programmes)
peuvent être exploitées
chaque fois que limpérialisme estime
utile dintervenir, brutalement sil le
faut. La «sauvagerie» attribuée aux
peuples qui sont les premières victimes
de lIslam politique permet dalimenter
«lislamophobie». Cela fait
accepter plus facilement la perspective
dun «apartheid à léchelle mondiale» qui est laboutissement logique
et nécessaire dune expansion capitaliste
toujours plus polarisante.
Les seuls mouvements politiques se
réclamant de lIslam qui sont condamnés
sans nuance par les puissances du
G7 sont ceux qui sinscrivent par la
conjoncture locale objective dans
des luttes anti-impérialistes: Hezbollah
au Liban, Hamas en Palestine. Ce
nest pas un hasard.
Intifada du peuple palestinien
Lintifada du peuple palestinien est
une lutte de libération nationale, probablement
la lutte majeure de cette
nature à notre époque. Elle exprime
tout simplement le refus de ce peuple
de se soumettre au système raciste de
lapartheid sioniste. Elle ne connaîtra
de fin que si Israël reconnaissait le
droit des Palestiniens à leur Etat, ce
qui nest pas pour demain, ou si les
pouvoirs dans les pays capitalistes
développés subissaient de profonds
changements de nature (au point
dimposer au capital dominant quil
renonce à sa stratégie daffaiblissement
systématique de la position des
peuples de la périphérie en loccurrence
les peuples arabes dans le système
mondial), ce qui nest pas non
plus pour demain.
Le pouvoir israélien dans les territoires
occupés depuis 1967 (Gaza, la
Cisjordanie, le Golan) semploie à
poursuivre le plan dexpansion de la
colonisation sioniste, ne reconnaissant
de droits quaux seuls Juifs (je dis
bien Juifs puisque dans lEtat dIsraël
lui-même les non Juifs nont pas les
mêmes droits, ni collectifs, ni individuels)
ce qui définit lEtat raciste
dapartheid. Expropriation des terres
au bénéfice de nouveaux colons, pillage
des ressources en eau, étouffement
de toute forme de vie économique élémentaire
des Palestiniens, constitue
larsenal des moyens mis en uvre à
ces fins.
Dans un premier temps ce système a
donné limpression dêtre capable de
parvenir à ses fins, la gestion peureuse
de la quotidienneté dans les territoires
occupés par les notabilités et la bourgeoisie
commerçante paraissant acceptée
par le peuple palestinien.
LOLP éloignée de la région après
linvasion du Liban par larmée israélienne
(1982) paraissait ne plus
avoir les moyens de son exil lointain
de Tunis de remettre en cause lannexion
sioniste.
La première intifada éclate en Décembre
1987. Explosion dapparence
«spontanée», elle exprime lirruption
sur la scène des classes populaires, et
singulièrement de ses segments les
plus misérables, confinés dans les
camps de réfugiés. Lintifada boycotte
le pouvoir israélien par lorganisation
dune désobéissance civique
systématique. Israël réagit avec la brutalité
coloniale qui définit sa nature;
mais ne parvient ni à rétablir son pouvoir
policier efficace ni à remettre en
selle celui des classes moyennes tampons
palestiniennes peureuses. Au
contraire lintifada appelle un retour
en masse des forces politiques en exil,
la constitution de nouvelles formes locales
dorganisation et le ralliement
des classes moyennes à la lutte de libération
engagée. Lintifada a été le
fait de jeunes Chebab al intifada
au départ non organisés dans les réseaux
formels de lOLP, mais pas davantage
concurrents hostiles à ceuxci.
Les quatre composantes de lOLP
(Fath, dévoué à son chef Yasser Arafat,
le FDLP et le FPLP, le Parti Communiste)
se sont immédiatement engouffrés
dans lintifada et de ce fait
ont gagné à eux la sympathie de beaucoup
de ces Chebab. Les Frères Musulmans
dépassés par leur faible activité
durant les années précédentes en
dépit de quelques actions du Jihad islamique
faisant son apparition en
1980 cédaient la place à une nouvelle
expression de lutte Hamas, constitué
en 1988.
Bien que cette première intifada ait
donné après deux ans dexpansion des
signes dessoufflement tant la répression
israélienne a été violente (usage
darmes à feu contre des enfants, fermeture
de la «ligne verte» aux travailleurs
palestiniens, source devenue
exclusive de revenus pour leurs familles
etc.), la scène était montée pour
une «négociation» dont les Etats Unis
ont pris linitiative conduisant à Madrid
(1991) puis aux accords dits de
paix dOslo (1993). Ces accords ont
permis le retour de lOLP dans les territoires
occupés et sa transformation
en une «Autorité palestinienne»
(1994).
Les accords dOslo avaient imaginé
la transformation des territoires occupés
en un ou plusieurs Bantoustans,
définitivement intégrés dans lespace
israélien. Sans faire preuve de beaucoup
dimagination les sionistes et
leurs sponsors américains et européens ont repris jusque dans le détail
tout le système du racisme de lapartheid
sud africain. Israël avait
dailleurs été un ami fidèle du régime
de lapartheid, partageant avec lui une
même vision raciste fondamentale de
lhumanité. Dans ce cadre lAutorité
Palestinienne ne devait être quun
faux Etat comme ceux des Bantoustans
-, en fait la courroie de transmission
de lordre sioniste.
Rentré en Palestine, lOLP devenue
Autorité est parvenue à établir son ordre,
non sans quelque ambiguïté.
LAutorité a absorbé dans ses nouvelles
structures la majeure partie des
Chebab qui avaient coordonné lintifada.
Elle est parvenue à se donner
une légitimité par la consultation électorale
de 1996, à laquelle les Palestiniens
ont participé en masse (80%),
tandis que Arafat se faisait plébisciter
Président de cette Autorité. Faisant
preuve dune grande maturité politique
toutes les composantes léventail
politique palestinien (Fath, FDLP,
FPLP, Parti Communiste, Hamas) ont
refusé de polémiquer au cours de cette
campagne, transférant le choix des
électeurs sur des personnes qui indépendamment
de leurs sympathies partisanes,
avaient fait preuve de dévouement
et defficacité dans la lutte.
LAutorité devait faire face à un gigantesque
problème financier puisque
Israël contrôle toute léconomie des
territoires qui ne peuvent entretenir de
relations directes avec lextérieur, que
les Etats du Golfe, prenant prétexte
des sympathies exprimées en Palestine
envers lIrak (lors de linvasion
du Koweït en 1990), cessaient pratiquement
dapporter un soutien financier
et que les communautés européennes,
qui avaient fait de belles promesses,
ne libéraient largent quau
compte gouttes et acceptaient de soumettre
leurs opérations au contrôle israélien.
Pour faire face à la situation
lAutorité sest octroyée un monopole
(de fait) sur les transactions commerciales,
éliminant la bourgeoisie locale
peu fiable et dégageant à travers ce
monopole les moyens de la survie de
son embryon dappareil dEtat.
Jéviterai dentrer ici dans la polémique
facile «pour» ou «contre»
lAutorité. Car celle-ci à mon avis est
dans une position ambiguë: accepterat-
elle de remplir les fonctions
quIsraël, les Etats Unis et lEurope
lui attribuent celle de «gouvernement
dun Bantoustan»? ou se rangera-
t-elle avec le peuple palestinien qui
refuse de se soumettre?
La force de police pléthorique
(50 000 agents ou peut être plus) disent
les partisans du Bantoustan, surtout
si cette force ne remplit pas les
fonctions quon attend delle, celles
de réprimer le peuple palestinien pour
le contraindre à accepter son sort.
Mais on peut dire aussi que cette force
nest pas du tout pléthorique, quand
on connaît la violence de la force armée
israélienne à laquelle elle peut
être confrontée, précisément si elle refuse
de réprimer son peuple.
Les monopoles financiers belle
occasion de distribuer les prébendes et
de permettre que se constitue une classe
de nouveaux riches entièrement dépendants
de ceux qui contrôlent
lAutorité. Cest hélas vrai et on peut
reprocher aux dirigeants palestiniens
en question de ne pas se comporter
comme des militants exemplaires
gérant le bien public sans en tirer le
moindre profit personnel. Mais sans
ces monopoles lAutorité pourrait-elle
survivre?
Cest bien parce que le peuple palestinien
refuse le projet de Bantoustan
quIsraël a décidé de dénoncer les accords
dOslo, dont il avait pourtant
dicté les termes, pour leur substituer
lemploi de la violence militaire pure
et simple.
La provocation du plateau des Mosquées,
mise en uvre par le criminel
de guerre Sharon en 1998 (mais avec
le soutien du gouvernement alors travailliste
qui lui a fourni les chars dassaut),
lélection triomphale de ce
même criminel à la tête du gouvernement
dIsraël (et la collaboration des
«colombes» comme Simon Peres à ce
gouvernement), sont donc à lorigine
de la seconde intifada, en cours. Celleci
parviendra-t-elle à libérer le peuple
palestinien de la perspective de sa
soumission planifiée à lapartheid sioniste. Trop tôt pour le dire.
En tout cas le peuple palestinien dispose
maintenant dun véritable mouvement
de libération nationale. Il a ses
spécificités. Il nest pas du style «parti
unique», dapparence (sinon en réalité)
«unanime» et homogène. Il est
fait de composantes qui conservent
leurs personnalités propres, leurs visions
de lavenir, leurs idéologies
même, leurs militants et même leurs
clientèles, mais qui, apparemment savent
sentendre pour mener la lutte ensemble.
Une nébuleuse dorganisations,
dassociations, dONG constitue
les moyens daction de ce mouvement.
Certes il y a de tout dans cette
nébuleuse, y compris des ONG qui ne
servent que de paravent soit à la corruption
affairiste, soit à la pénétration
des services israéliens et américains.
Mais cest également cette nébuleuse
qui assure la survie quotidienne dans
les conditions épouvantables créées
par lagression militaire de lennemi.
Ces organisations permettent quécoles
et centres de soins fonctionnent,
quune production alimentaire de base
soit assurée, que sa distribution soit
assurée. Doit-on mépriser ce rôle positif?