Le monde arabe et la violence

Le monde arabe et la violence


Guerre en Afghanistan, islam politique et résistance palestinienne, Quels rapports? L’auteur
démontre la solidarité de ces réalités contradictoires à partir d’une grille de lecture qui situe
les protagonistes essentiels: l’impérialisme, ses alliés et ses adversaires.


Samir Amin


Les attentats du 11 septembre, la
guerre d’Afghanistan, l’Intifada palestinienne
et sa répression donnent
lieu à une telle masse de commentaires
quotidiens de la presse et des
médias de toutes natures qu’il est impossible
d’y faire face.


Je ne m’adresse ici qu’à ceux qui
partagent les mêmes préoccupations
fondamentales: faire avancer partout
dans le monde des alternatives au capitalisme
sauvage dit «libéral», défendre
en tous lieux les luttes populaires
allant dans ce sens, faire avancer la
démocratisation de toutes les sociétés
dans toutes ses dimensions, politiques
et sociales, individuelles et collectives.
J’aimerais donc attirer leur attention
sur les cinq points qui suivent:


1. La guerre en cours en Afghanistan
a-t-elle pour objectif la destruction
du nid des terroristes de Ben Laden?
Ou bien il ne s’agit là que d’un prétexte,
l’objectif réel étant le contrôle
de l’Asie Centrale, prolongement du
Golfe, à la fois pour ses ressources pétrolières
mais aussi et surtout parce
que l’installation d’une présence militaire
permanente des Etats Unis dans
la région permettrait de resserrer l’étau
américain sur la Russie, la Chine, l’Inde,
l’Iran, l’Egypte et la Syrie. Cet objectif
stratégique qu’il faut bien appeler
par son nom – la réaffirmation de
l’hégémonisme planétaire des Etats
Unis – doit être combattu, et les mouvements
«contre la guerre» s’y emploient.
Adversaires déclarés des Talibans
et de Ben Laden ces mouvements
ne relèvent pas du «pacifisme bêlant».
Il faut les créditer de la conscience
qu’ils ont que la mondialisation économique
dite libérale, sa militarisation
et les avancées du projet hégémoniste
planétaire des Etats Unis sont devenus
indissociables.


Faute de le comprendre on tombera
dans le piège tendu par Bush: qui n’est
pas avec nous (non seulement dans la
guerre d’Afghanistan mais pour tout
ce que nous décidons au nom de la
mondialisation libérale telle que nous
la voulons) est avec les terroristes.


2. L’Islam politique est-il la manifestation
de l’irruption sur la scène
de peuples culturellement arriérés,
flattés dans ce sens par leurs dirigeants
politiques locaux irresponsables
et corrompus (qui sont loin
d’être des victimes de la mondialisation
appauvrissante… voir Ben Laden
le milliardaire…) et par les «tiersmondistes» naïfs de l’Occident? Ou
bien est-il tout autre chose, c’est à
dire en fait un élément nécessaire
pour le succès du projet mondialiste
libéral, mis en œuvre avec complicité
avouée à la fois par les maîtres du jeu
global (le G7 et particulièrement l’establishment
américain) et ses alliés
locaux (les classes dirigeantes compradorisées
des pays musulmans).


L’Islam politique et la globalisation
libérale ne sont pas des adversaires
mais des alliés. Nous avons été un
bon nombre d’Arabes à le dire et à
l’écrire. Les médias occidentaux ont
choisi de taire ce point de vue. Le lecteur
trouvera ci-dessous le résumé
des arguments que j’ai développés
dans ce sens depuis une vingtaine
d’années.


3. Les peuples concernés (arabes
et musulmans) sont-ils responsables
de leurs malheurs? Je suis de ceux qui
n’ont jamais accepté l’idée que les
«impérialistes occidentaux» étaient
les seuls responsables de l’histoire
moderne. Nous sommes encore ici un
bon nombre d’Arabes à avoir étudié
les raisons de «l’échec de la modernisation» dans la région, attribuant celui-
ci à la dialectique des rapports
agression extérieure du capitalisme
dominant/confusions, insuffisances et
impasses des réactions des sociétés
concernées. Nos critiques vont de celles
de la Nahda du XIXe siècle (que
j’ai qualifiée de moment de l’avortement
de la modernité et non de sa
naissance) à celles des réponses du
populisme national des années 1950 et
1960 (ma première critique sévère du
nassérisme a été publiée en 1963). Je
ne trouve pas d’échos de ces points de
vue (qui circulent beaucoup dans les
mondes arabe et musulman) dans les
«commentaires occidentaux» qui
semblent donner une préférence systématique
aux textes des «nationalistes
arabes» et des «islamistes» – des
textes plats que précisément nous
avons toujours critiqués. L’idée que
«tout le monde» dans les pays concernés
refuse de remettre en cause sa propre
histoire en est facilitée. Mais elle
ne reflète pas la réalité des conflits
aigus au sein et entre les partis politiques,
les courants culturels et idéologiques,
les mouvements sociaux.
Pourtant la bonne presse arabe
(L’Ahram – Al Nahar) leur donne une
certaine place.


La question palestinienne


4. Permettez-moi ici d’être dur.
Les horreurs et crimes commis contre
les Juifs ont été le fait d’Européens.
On aurait donc compris que les Européens
en payent le prix, en découpant
sur le territoire de l’Allemagne un Etat
d’Israël indépendant si nécessaire. Le
choix des Européens a été tout autre:
ils se sont «débarrassés» de leur dette
avec une extraordinaire facilité en faisant
payer à un peuple qui n’avait
aucune responsabilité dans l’affaire
(le peuple palestinien) le prix de leurs
turpitudes. Facile. Et de surcroît en
utilisant le nouvel Etat d’Israël créé
par eux comme fer de lance au service
de leurs intérêts impérialistes dans la
région! Faut-il rappeler l’intervention
tripartite France – Grande-Bretagne –
Israël en 1956 contre l’Egypte? Puis la
guerre concoctée par le Pentagone et
Israël à partir de 1965, à l’origine des
territoires occupés depuis 1967 et du
refus d’Israël depuis à accepter l’idée
même d’un Etat palestinien quel qu’il
soit.


J’ai tenté à de multiples reprises de
faire connaître au public européen ce
point de vue, banal dans le monde arabe:
que la place de l’Etat d’Israël
aurait dû être en Europe. Aucun journal
(et je souligne) n’a accepté d’y faire
écho. Mes adversaires arabes se
servent de ce silence des Européens et
de leur refus de reproduire ce point de
vue pour me répéter avec ironie: «tu
vois bien, c’est tous les mêmes!»


Aujourd’hui, s’il y a un combat
qu’on devrait soutenir partout dans le
monde presque «inconditionnellement
» (en dépit des réserves que je
partage concernant l’usage de cet adverbe)
c’est bien celui des Palestiniens
pour leur Etat sur les territoires
occupés. Ce n’est pas le cas et l’invocation
à cet effet du terrorisme palestinien
et de l’Islam politique n’est
qu’un mauvais prétexte.


5. La sensibilité particulière des
mondes arabe et musulman. Oui, les
ripostes de cette région du monde paraissent
plus «violentes» que celles
d’autres régions du tiers monde
(Amérique latine, Afrique, Inde, Chine).
Elles ont aussi leurs spécificités, y
compris les impasses citées en 2 et 3.


L’explication est certainement complexe
et ne saurait ignorer à mon avis
les dimensions historiques profondes
sur lesquelles j’ai cru utile de porter
mon attention (cf. L’Eurocentrisme,
critique d’une idéologie
): la proximité
non seulement géographique mais encore
culturelle (Chrétienté et Islam
sortent du même moule ancestral hellénistique
– ce que les Européens
ignorent ou ne veulent pas admettre),
l’ancienneté des rapports bien antérieurs
à la formation du monde capitaliste
moderne (les Croisades, etc.),
mais aussi l’incroyable option européenne
concernant Israël (point 4 ci-dessus).


Il n’empêche qu’en dépit de ces spécificités
la «cause arabe» trouve dans
l’ensemble du monde africain et asiatique
un puissant écho. La solidarité
des peuples africains et asiatiques,
évoquée avec force à la Conférence
mondiale contre le racisme (Durban,
septembre 2001), en a été le témoignage
le plus récent. Je trouve déplorable
que les médias occidentaux se
soient crus obligés, sur ce point, de se
faire l’écho des «points de vue» des
Etats Unis et d’Israël, préparant ainsi
le soutien désormais ouvert de Bush
au criminel de guerre Sharon.


L’Islam politique


1. L’erreur fatale est de croire que
l’émergence de mouvements politiques
mobilisateurs de larges masses
se revendiquant de l’Islam est le produit
inévitable de l’irruption sur la
scène de peuples culturellement et politiquement
arriérés incapables de
comprendre un autre langage que celui
de leur obscurantisme quasi atavique.
Erreur hélas largement diffusée
par les médias dominants, simplificateurs,
repris dans les discours pseudoscientifiques
de l’eurocentrisme et du
mauvais «orientalisme». Des discours
fondés sur le préjugé que seul l’Occident
pouvait inventer la modernité,
tandis que les peuples musulmans seraient
enfermés dans une «tradition»
immuable qui les rend incapables de
comprendre la portée du changement
nécessaire.


Les peuples musulmans et l’Islam
ont une histoire, tout comme ceux des
autres régions du monde, qui est l’histoire
d’interprétations diverses des
rapports entre la raison et la foi, celle
des transformations et des adaptations
mutuelles de la société et de sa religion.
Mais la réalité de cette histoire
est niée non seulement par les discours
eurocentriques, mais tout également
par les mouvements contemporains
qui se réclament de l’Islam. Les
un et les autres partagent en effet le
même préjugé culturaliste en vertu
duquel les «spécificités» propres aux
différentes trajectoires des peuples et
aux religions qui sont les leurs seraient
de nature intangible, incommensurable
et trans-historique. A
l’eurocentrisme des occidentaux l’Islam
politique contemporain n’oppose
qu’un eurocentrisme inversé.


L’émergence des mouvements qui
se réclament de l’Islam est en fait
l’expression d’une révolte violente
contre les effets destructeurs du capitalisme
réellement existant, contre la
modernité inachevée, tronquée et
trompeuse qui l’accompagne. (cf. Le
défi de la modernité
). C’est l’expression
d’une révolte parfaitement légitime
contre un système qui n’a rien à
offrir aux peuples en question.


2. Le discours de l’Islam proposé
en alternative à la modernité capitaliste
(à laquelle sont assimilées sans
nuance les expériences de modernité
des socialismes historiques) est de nature
politique et nullement théologique.
Les qualificatifs d’intégriste et de
fondamentaliste dont on l’affuble souvent
ne correspondent en rien à ce discours
qui d’ailleurs n’y fait guère allusion
sauf chez certains intellectuels
musulmans contemporains qui
s’adressent dans ces termes plus à
l’opinion occidentale qu’à la leur.


L’Islam proposé est en l’occurrence
l’adversaire de toute théologie de la libération.
L’Islam politique appelle à
la soumission, pas à l’émancipation.
La seule tentative de lecture de l’Islam
qui allait dans le sens de l’émancipation
fut celle du Soudanais Mahmoud
Taha. Condamné à mort et exécuté
par le pouvoir de Khartoum,
Taha n’a été revendiqué par aucun
parti de la mouvance islamique, ni
«radical», ni «modéré», et n’a été défendu
par aucun des intellectuels qui
se revendiquent de la «renaissance islamique» ou même seulement expriment
le souhait de «dialoguer» avec
ces mouvements.


Les hérauts de la «renaissance islamique» en question ne s’intéressent
pas à la théologie, et ne font jamais
référence aux grands textes qui la concernent.
Sur ce plan ce qu’ils entendent
par «Islam» paraît n’être qu’une
version conventionnelle et sociale de
la religion, réduite au respect formel
et intégral de la pratique rituelle. L’Islam
en question définirait une «communauté» à laquelle on appartient par
héritage, comme l’ethnicité, et non
une conviction personnelle intime et
forte. Il s’agit seulement d’affirmer
une «identité collective», rien de plus.
C’est la raison pour laquelle l’expression
Islam politique, par laquelle
l’ensemble de ces mouvements sont
qualifiés dans les pays arabes est certainement
plus exacte.


Refus de la modernité


3. L’Islam politique moderne
avait été inventé par les orientalistes
au service du pouvoir britannique en
Inde, avant d’être repris tel quel par le
Pakistanais Mawdudi. Il s’agissait de
«prouver» que les Musulmans
croyants ne sont pas autorisés à vivre
dans un Etat qui ne serait pas lui
même islamique – anticipant sur la
partition de l’Inde – parce que l’Islam
ignorerait la possibilité d’une séparation
entre l’Etat et la religion. Les
orientalistes en question ont omis
d’observer que les Anglais du XIIIe
siècle n’auraient pas davantage conçu
leur survivance hors de la Chrétienté!


Abul Ala Al Mawdudi reprend donc
le thème selon lequel le pouvoir émane
de Dieu et de lui seul (wilaya al faqih),
refusant le concept de citoyens
ayant le droit de légiférer, l’Etat
n’ayant que la charge d’appliquer la
loi définie une fois pour toute (la
«charia»). Joseph de Maistre avait
déjà écrit des choses analogues accusant
la Révolution du crime d’avoir
inventé la démocratie moderne et
l’émancipation de l’individu.


Récusant le concept de la modernité
émancipatoire, l’Islam politique refuse
le principe même de la démocratie
– le droit pour la société de construire
son avenir par la liberté qu’elle
se donne de légiférer. Le principe de
la Shura que l’Islam politique prétend
être la forme islamique de la démocratie
ne l’est pas, étant prisonnier de
l’interdit de l’innovation (ibda), n’acceptant
à la rigueur que celui de l’interprétation
de la tradition (ijtihad).
La Shura n’est que l’une des multiples
formes de la consultation qu’on trouve
dans toutes les sociétés prémodernes,
pré-démocratiques. Bien
sûr l’interprétation a parfois été le
véhicule de transformations réelles,
imposées par des exigences nouvelles.
Mais il reste que par son principe
même – le refus du droit à la rupture
avec le passé – celle-ci enferme dans
l’impasse le combat moderne pour le
changement social et la démocratie.
Le parallèle prétendu entre les partis
islamiques – radicaux ou modérés
puisque tous adhérent à ces mêmes
principes «anti-modernistes» au nom
de la prétendue spécificité de l’Islam
– et les partis démocrates-chrétiens de
l’Europe moderne n’a donc rigoureusement
aucune validité, bien que les
médias et la diplomatie des Etats Unis
y fassent sans cesse allusion pour légitimer
leur soutien à des régimes éventuellement
«islamistes». La démocratie
chrétienne s’inscrit dans la modernité,
dont elle accepte le concept fondamental
de démocratie créatrice
comme l’essentiel de celui de laïcité.
L’Islam politique refuse la modernité.
Il le proclame, sans être à même d’en
comprendre le sens.


L’Islam proposé ne mérite donc certainement
pas d’être qualifié de «moderne
»; et les arguments appelés au
secours sur ce terrain par les amis du
«dialogue» sont d’une platitude
extrême, allant de l’usage des cassettes
par ses propagandistes à l’observation
que ceux-ci se recrutent dans des
couches «éduquées» -ingénieurs par
exemple! Le discours de ces mouvements
ne connaît d’ailleurs guère que
l’Islam wahabite qui rejette tout ce
que l’interaction entre l’Islam historique
et la philosophie grecque avait
produit en son temps, comme il se
contente de ressasser les écrits plats
du plus réactionnaire des théologiens
du Moyen Age – Ibn Taymiya. Bien
que certains de ses hérauts qualifient
cette interprétation de «retour aux
sources» (voire à l’Islam du temps du
Prophète), il ne s’agit en réalité que
d’un retour aux conceptions en vigueur
il y a deux cents ans, ceux d’une
société arrêtée dans son développement
depuis plusieurs siècles.


4. L’Islam politique contemporain
n’est pas le produit d’une réaction
aux abus prétendus de la laïcité, comme
on le dit malheureusement trop
souvent.


Car aucune société musulmane des
temps modernes – sauf dans la défunte
Union Soviétique – n’a jamais été
véritablement laïque, encore moins
frappée par les audaces d’un pouvoir
«athée» agressif quelconque. L’Etat
semi moderne de la Turquie kémaliste,
de l’Egypte nassérienne, de la
Syrie et de l’Irak baathistes, s’était
contenté de domestiquer les hommes
de religion (comme cela s’était souvent
produit auparavant) pour leur imposer
un discours destiné exclusivement
à légitimer ses options politiques.
L’amorce d’une idée laïque
n’existait que dans certains milieux
intellectuels critiques. Elle n’avait pas
beaucoup de prise sur l’Etat; et celui-ci,
emporté par son projet nationaliste
a parfois reculé sur ce plan, comme en
témoigne l’évolution inquiétante
inaugurée du temps même de Nasser,
opérant une rupture avec la politique
que le Wafd avait adoptée depuis
1919. L’explication de cette dérive est
peut-être évidente: refusant la démocratie
les régimes en question lui substituait
«l’homogénéité de la communauté», dont on voit le danger grandir
jusque dans la démocratie en régression
de l’Occident contemporain lui
même (cf. Diversité héritée du passé
et diversité dans l’invention du futur
).


L’Islam politique propose de parachever
une évolution déjà largement
entamée dans les pays concernés, visant
à rétablir un ordre théocratique
conservateur sans fard associé à un
pouvoir politique de type «mamelouk». La référence à cette caste militaire
dirigeante jusqu’à il y a deux siècles,
se plaçant au-dessus de toute loi
(en feignant de ne connaître sur ce
plan que la «charia»), accaparant les
bénéfices de la vie économique et acceptant
– au nom du «réalisme» – de
s’intégrer en position subalterne dans
la mondialisation capitaliste de l’époque,
vient d’emblée à l’esprit de quiconque
observe tant les régimes post
nationalistes dégradés de la région
que les nouveaux régimes prétendus
islamiques, leurs frères jumeaux.


5. Il n’ y a, de ce point de vue fondamental,
guère de différence entre
les courants dits «radicaux» de l’Islam
politique et ceux qui voudraient se
donner un visage «modéré». Le projet
des uns et des autres est identique.


Le cas de l’Iran lui même n’échappe
pas à la règle générale, en dépit des
confusions qui ont été à l’origine de
son succès, dues à la concomitance
entre l’essor du mouvement islamiste
et la lutte conduite contre la dictature
du Shah socialement rétrograde et politiquement
pro-américaine. Dans un
premier temps les extravagances extrémistes
du pouvoir théocratique
étaient compensées par ses positions
anti-impérialistes, dont il tirait sa légitimité
et qui lui donnait un écho de popularité
puissant au delà des frontières
de l’Iran. Mais progressivement le régime
devait démontrer qu’il était incapable
de relever le défi d’un développement
économique et social novateur.
La «dictature des turbans» (les
hommes de religion) qui avait pris la
relève de celle des «casquettes» (des
militaires et des technocrates), comme
on le dit en Iran, se solde par une fantastique
dégradation des appareils
économiques du pays. L’Iran qui se
targuait de «faire comme la Corée», se
range aujourd’hui dans le groupe des
pays du «quart monde». L’insensibilité
de l’aile dure du pouvoir aux problèmes
sociaux auxquels les classes
populaires du pays sont confrontées
est à l’origine de sa relève par ceux
qui se sont auto-qualifiés de «réformateurs» porteurs d’un projet capable
certes d’atténuer les rigueurs de la dictature
théocratique, mais sans renoncer
pour autant à son principe – inscrit
dans la constitution (wilaya al faqih) –
sur lequel repose le monopole d’un
pouvoir amené alors progressivement
à renoncer à ses postures «anti-impérialistes» pour intégrer le monde
compradore banal du capitalisme des
périphéries. Le système de l’Islam politique
est en Iran dans l’impasse. Les
luttes politiques et sociales dans lesquelles
le peuple iranien est désormais
ouvertement engagé devront conduire
un jour ou l’autre au rejet du principe
même de la «wilaya al faqih» qui place
le collège des hommes de religion
au dessus de toutes les institutions de
la société politique et civile. C’est la
condition de leur succès.


L’Islam politique n’est en définitive
rien de plus qu’une adaptation au statut
subalterne du capitalisme compradore.
Sa forme prétendue «modérée»
constitue de ce fait probablement le
danger principal qui menace les peuples
concernés, la violence des «radicaux
» n’ayant d’autres fonctions que
de déstabiliser l’Etat pour permettre
l’installation du nouveau pouvoir
compradore. Le soutien lucide que les
diplomaties des pays de la Triade alignés
derrière les Etats Unis apportent
à cette «solution» au problème est parfaitement
cohérent avec leur volonté
d’imposer l’ordre libéral mondialisé
au service du capital dominant.


6. Les deux discours du capitalisme
libéral mondialisé et de l’Islam
politique ne sont pas conflictuels mais
au contraire parfaitement complémentaires.
L’idéologie des «communautarismes» à l’américaine que l’air du
temps s’emploie à populariser oblitère
la conscience et les luttes sociales
pour leur substituer de prétendues
«identités» collectives qui les ignorent.
Cette idéologie est donc parfaitement
instrumentalisée par la stratégie
de domination du capital parce qu’elle
transfère les luttes de l’aire des contradictions
sociales réelles au monde de
l’imaginaire dit culturel, transhistorique
et absolu. Or l’Islam politique
est précisément un «communautarisme».


Les diplomaties des puissances du
G7 et singulièrement celle des Etats
Unis savent ce qu’elles font en choisissant
de soutenir l’Islam politique.
Elles l’ont fait en Afghanistan, qualifiant
ses Islamistes de «combattants
de la liberté»(!) contre l’horrible dictature
du communisme, qui n’était en
fait qu’un projet de despotisme éclairé,
moderniste, national populiste,
ayant eu l’audace d’ouvrir les écoles
aux filles. Elles continuent à le faire
de l’Egypte à l’Algérie. Elles savent
que le pouvoir de l’Islam politique a la
vertu – pour elles – de réduire à l’impuissance
les peuples concernés et par
conséquent de s’assurer sans difficulté
de leur compradorisation.


Avec le cynisme qui le caractérise,
l’establishment américain sait tirer un
second profit de l’Islam politique. Les
«dérives» des régimes qu’il inspire –
les taliban par exemple – (qui ne sont
en rien des dérives mais bel et bien
inscrits dans la logique de leurs programmes)
peuvent être exploitées
chaque fois que l’impérialisme estime
utile d’intervenir, brutalement s’il le
faut. La «sauvagerie» attribuée aux
peuples qui sont les premières victimes
de l’Islam politique permet d’alimenter
«l’islamophobie». Cela fait
accepter plus facilement la perspective
d’un «apartheid à l’échelle mondiale» qui est l’aboutissement logique
et nécessaire d’une expansion capitaliste
toujours plus polarisante.


Les seuls mouvements politiques se
réclamant de l’Islam qui sont condamnés
sans nuance par les puissances du
G7 sont ceux qui s’inscrivent – par la
conjoncture locale objective – dans
des luttes anti-impérialistes: Hezbollah
au Liban, Hamas en Palestine. Ce
n’est pas un hasard.


Intifada du peuple palestinien


intifada du peuple palestinien est
une lutte de libération nationale, probablement
la lutte majeure de cette
nature à notre époque. Elle exprime
tout simplement le refus de ce peuple
de se soumettre au système raciste de
l’apartheid sioniste. Elle ne connaîtra
de fin que si Israël reconnaissait le
droit des Palestiniens à leur Etat, ce
qui n’est pas pour demain, ou si les
pouvoirs dans les pays capitalistes
développés subissaient de profonds
changements de nature (au point
d’imposer au capital dominant qu’il
renonce à sa stratégie d’affaiblissement
systématique de la position des
peuples de la périphérie – en l’occurrence
les peuples arabes – dans le système
mondial), ce qui n’est pas non
plus pour demain.


Le pouvoir israélien dans les territoires
occupés depuis 1967 (Gaza, la
Cisjordanie, le Golan) s’emploie à
poursuivre le plan d’expansion de la
colonisation sioniste, ne reconnaissant
de droits qu’aux seuls Juifs (je dis
bien Juifs puisque dans l’Etat d’Israël
lui-même les non Juifs n’ont pas les
mêmes droits, ni collectifs, ni individuels)
ce qui définit l’Etat raciste
d’apartheid. Expropriation des terres
au bénéfice de nouveaux colons, pillage
des ressources en eau, étouffement
de toute forme de vie économique élémentaire
des Palestiniens, constitue
l’arsenal des moyens mis en œuvre à
ces fins.


Dans un premier temps ce système a
donné l’impression d’être capable de
parvenir à ses fins, la gestion peureuse
de la quotidienneté dans les territoires
occupés par les notabilités et la bourgeoisie
commerçante paraissant acceptée
par le peuple palestinien.
L’OLP éloignée de la région après
l’invasion du Liban par l’armée israélienne
(1982) paraissait ne plus
avoir les moyens – de son exil lointain
de Tunis – de remettre en cause l’annexion
sioniste.


La première intifada éclate en Décembre
1987. Explosion d’apparence
«spontanée», elle exprime l’irruption
sur la scène des classes populaires, et
singulièrement de ses segments les
plus misérables, confinés dans les
camps de réfugiés. L’intifada boycotte
le pouvoir israélien par l’organisation
d’une désobéissance civique
systématique. Israël réagit avec la brutalité
coloniale qui définit sa nature;
mais ne parvient ni à rétablir son pouvoir
policier efficace ni à remettre en
selle celui des classes moyennes tampons
palestiniennes peureuses. Au
contraire l’intifada appelle un retour
en masse des forces politiques en exil,
la constitution de nouvelles formes locales
d’organisation et le ralliement
des classes moyennes à la lutte de libération
engagée. L’intifada a été le
fait de jeunes – Chebab al intifada –
au départ non organisés dans les réseaux
formels de l’OLP, mais pas davantage
concurrents hostiles à ceuxci.
Les quatre composantes de l’OLP
(Fath, dévoué à son chef Yasser Arafat,
le FDLP et le FPLP, le Parti Communiste)
se sont immédiatement engouffrés
dans l’intifada et de ce fait
ont gagné à eux la sympathie de beaucoup
de ces Chebab. Les Frères Musulmans
dépassés par leur faible activité
durant les années précédentes en
dépit de quelques actions du Jihad islamique
faisant son apparition en
1980 cédaient la place à une nouvelle
expression de lutte – Hamas, constitué
en 1988.


Bien que cette première intifada ait
donné après deux ans d’expansion des
signes d’essoufflement tant la répression
israélienne a été violente (usage
d’armes à feu contre des enfants, fermeture
de la «ligne verte» aux travailleurs
palestiniens, source devenue
exclusive de revenus pour leurs familles
etc.), la scène était montée pour
une «négociation» dont les Etats Unis
ont pris l’initiative conduisant à Madrid
(1991) puis aux accords dits de
paix d’Oslo (1993). Ces accords ont
permis le retour de l’OLP dans les territoires
occupés et sa transformation
en une «Autorité palestinienne»
(1994).


Les accords d’Oslo avaient imaginé
la transformation des territoires occupés
en un ou plusieurs Bantoustans,
définitivement intégrés dans l’espace
israélien. Sans faire preuve de beaucoup
d’imagination les sionistes et
leurs sponsors américains et européens ont repris jusque dans le détail
tout le système du racisme de l’apartheid
sud africain. Israël avait
d’ailleurs été un ami fidèle du régime
de l’apartheid, partageant avec lui une
même vision raciste fondamentale de
l’humanité. Dans ce cadre l’Autorité
Palestinienne ne devait être qu’un
faux Etat – comme ceux des Bantoustans
-, en fait la courroie de transmission
de l’ordre sioniste.


Rentré en Palestine, l’OLP devenue
Autorité est parvenue à établir son ordre,
non sans quelque ambiguïté.
L’Autorité a absorbé dans ses nouvelles
structures la majeure partie des
Chebab qui avaient coordonné l’intifada.
Elle est parvenue à se donner
une légitimité par la consultation électorale
de 1996, à laquelle les Palestiniens
ont participé en masse (80%),
tandis que Arafat se faisait plébisciter
Président de cette Autorité. Faisant
preuve d’une grande maturité politique
toutes les composantes l’éventail
politique palestinien (Fath, FDLP,
FPLP, Parti Communiste, Hamas) ont
refusé de polémiquer au cours de cette
campagne, transférant le choix des
électeurs sur des personnes qui indépendamment
de leurs sympathies partisanes,
avaient fait preuve de dévouement
et d’efficacité dans la lutte.
L’Autorité devait faire face à un gigantesque
problème financier puisque
Israël contrôle toute l’économie des
territoires qui ne peuvent entretenir de
relations directes avec l’extérieur, que
les Etats du Golfe, prenant prétexte
des sympathies exprimées en Palestine
envers l’Irak (lors de l’invasion
du Koweït en 1990), cessaient pratiquement
d’apporter un soutien financier
et que les communautés européennes,
qui avaient fait de belles promesses,
ne libéraient l’argent qu’au
compte gouttes et acceptaient de soumettre
leurs opérations au contrôle israélien.
Pour faire face à la situation
l’Autorité s’est octroyée un monopole
(de fait) sur les transactions commerciales,
éliminant la bourgeoisie locale
peu fiable et dégageant à travers ce
monopole les moyens de la survie de
son embryon d’appareil d’Etat.


J’éviterai d’entrer ici dans la polémique
facile «pour» ou «contre»
l’Autorité. Car celle-ci à mon avis est
dans une position ambiguë: accepterat-
elle de remplir les fonctions
qu’Israël, les Etats Unis et l’Europe
lui attribuent – celle de «gouvernement
d’un Bantoustan»? ou se rangera-
t-elle avec le peuple palestinien qui
refuse de se soumettre?


La force de police – pléthorique
(50 000 agents ou peut être plus) disent
les partisans du Bantoustan, surtout
si cette force ne remplit pas les
fonctions qu’on attend d’elle, celles
de réprimer le peuple palestinien pour
le contraindre à accepter son sort.
Mais on peut dire aussi que cette force
n’est pas du tout pléthorique, quand
on connaît la violence de la force armée
israélienne à laquelle elle peut
être confrontée, précisément si elle refuse
de réprimer son peuple.


Les monopoles financiers – belle
occasion de distribuer les prébendes et
de permettre que se constitue une classe
de nouveaux riches entièrement dépendants
de ceux qui contrôlent
l’Autorité. C’est hélas vrai et on peut
reprocher aux dirigeants palestiniens
en question de ne pas se comporter
comme des militants exemplaires
gérant le bien public sans en tirer le
moindre profit personnel. Mais sans
ces monopoles l’Autorité pourrait-elle
survivre?


C’est bien parce que le peuple palestinien
refuse le projet de Bantoustan
qu’Israël a décidé de dénoncer les accords
d’Oslo, dont il avait pourtant
dicté les termes, pour leur substituer
l’emploi de la violence militaire pure
et simple.


La provocation du plateau des Mosquées,
mise en œuvre par le criminel
de guerre Sharon en 1998 (mais avec
le soutien du gouvernement alors travailliste
qui lui a fourni les chars d’assaut),
l’élection triomphale de ce
même criminel à la tête du gouvernement
d’Israël (et la collaboration des
«colombes» comme Simon Peres à ce
gouvernement), sont donc à l’origine
de la seconde intifada, en cours. Celleci
parviendra-t-elle à libérer le peuple
palestinien de la perspective de sa
soumission planifiée à l’apartheid sioniste. Trop tôt pour le dire.


En tout cas le peuple palestinien dispose
maintenant d’un véritable mouvement
de libération nationale. Il a ses
spécificités. Il n’est pas du style «parti
unique», d’apparence (sinon en réalité)
«unanime» et homogène. Il est
fait de composantes qui conservent
leurs personnalités propres, leurs visions
de l’avenir, leurs idéologies
même, leurs militants et même leurs
clientèles, mais qui, apparemment savent
s’entendre pour mener la lutte ensemble.
Une nébuleuse d’organisations,
d’associations, d’ONG constitue
les moyens d’action de ce mouvement.
Certes il y a de tout dans cette
nébuleuse, y compris des ONG qui ne
servent que de paravent soit à la corruption
affairiste, soit à la pénétration
des services israéliens et américains.
Mais c’est également cette nébuleuse
qui assure la survie quotidienne dans
les conditions épouvantables créées
par l’agression militaire de l’ennemi.
Ces organisations permettent qu’écoles
et centres de soins fonctionnent,
qu’une production alimentaire de base
soit assurée, que sa distribution soit
assurée. Doit-on mépriser ce rôle positif?