La guerre globale a commencé (part. 1)

La guerre globale a commencé


La guerre déclarée par les Etats-Unis à l’Afghanistan vise au contrôle de l’Asie Centrale et
de son pétrole. Elle met sous pression la Russie et la Chine, relance massivement les dépenses
d’armement et menace les mouvements qui résistent à la mondialisation capitaliste.


Michel Collon*

Partie 1

«Guerre contre le terrorisme»? Si
c’était un film, ce scénario officiel serait
rejeté comme ne tenant pas debout
et cachant d’autre motivations. Première
invraisemblance: en 1999, puis
en 2001, les talibans ont estimé que la
présence de Ben Laden sur leur territoire
empêchait leur reconnaissance
internationale et ils ont proposé aux
Etats-Unis de l’éliminer ou de le neutraliser.
A chaque fois, les Etats-Unis
ont refusé. Cela a été révélé par Laili
Helms, qui représentait officiellement
les talibans à Washington1. Qui n’a
pas démenti. Pourquoi?


Deuxième invraisemblance: peu
avant les attentats, Ben Laden, l’ennemi
public activement recherché
paraît-il depuis trois ans, était venu
tranquillement se faire soigner à
Dubaï et y avait rencontré le responsable
local de la CIA.2


Troisième invraisemblance: après
les attentats, les talibans ont à nouveau
proposé de livrer Ben Laden
pour qu’il soit jugé dans un pays neutre.
Une telle solution avait été appliquée
pour l’attentat aérien de Lockerbie,
débouchant sur la condamnation
d’un citoyen libyen. Mais Bush a tout
de suite refusé. Pourquoi?


Quatrième invraisemblance: chacun
sait à présent que les Etats-Unis ont
mis en place, financé et armé Ben Laden
pour contrôler l’Afghanistan. On
dit moins qu’ils ont aussi utilisé ces
milices fanatiques pour des objectifs
semblables en Bosnie, au Kosovo, en
Macédoine, en Tchétchénie. Pourquoi
refuse-t-on d’ouvrir le dossier de leur
rôle dans ces guerres aux conséquences
tragiques?


Cinquième invraisemblance: on
nous dit que pour garantir la démocratie
et respecter les droits des femmes,
il fallait éliminer les talibans. Et qui
prend leur place? L’Alliance du Nord
de feu le commandant Massoud, au
sanglant palmarès de terreur et de trafics
criminels. Qui donc avait imposé
la Charia islamiste à Kaboul en 1994?
Massoud lui-même.


Contradiction
flagrante aussi sur
le fond du problème:
chacun sait
qu’on n’éliminera
pas le terrorisme
avec des bombes
mais en s’attaquant
aux injustices
et aux oppressions
qui lui fournissent
un terreau.
S’attaque-t-on dès
lors à la faim dans
le monde que 15
milliards de dollars
suffiraient à éliminer? Non, on
augmente de 40 milliards le budget
militaire US. Et les budgets européens
vont suivre. Plutôt que de résoudre la
question palestinienne, Bush signe en
novembre 2001 un énorme contrat
(200 milliards $) pour construire un
bombardier encore plus terrible, le
Joint Strike Fighter. Dont chaque victime
remplira les poches déjà bien
bourrées des constructeurs Lockheed
Martin et Boeing.


Une guerre planifiée avant le 11 septembre?


Tout ceci amène à se demander si la
guerre n’avait pas été décidée bien
avant les attentats. Oui, a affirmé l’ancien
ministre pakistanais des Affaires
étrangères, Niaz Naïk. Fin juillet déjà,
«des fonctionnaires américains lui
avaient parlé d’un plan américain visant
à lancer une action militaire
pour renverser le régime taliban et
installer à sa place un gouvernement
d’Afghans «modérés». Cela se ferait à
partir de bases situées au Tadjikistan
où les conseillers US étaient déjà en
place. On lui déclara que si l’action
était maintenue, elle aurait lieu avant
les neiges, vers la mi-octobre au plus
tard.
»3


Comment expliquer toutes ces invraisemblances?
En fait, ce que les
Etats-Unis poursuivent à travers cette
guerre, ce sont cinq objectifs bien plus
vastes:



  1. Contrôler le pétrole et le gaz d’Asie centrale.

  2. Imposer leurs bases militaires au coeur de l’Asie, entre Chine et Russie.

  3. Préserver la domination US sur l’Arabie Saoudite.

  4. Militariser l’économie comme «solution» à la crise qui couve.

  5. Briser la résistance du tiers monde et la lutte antimondialisation.


A poursuivre tant d’objectifs
à la fois, une superpuissance
peut sembler forte. En
réalité, elle y montre aussi sa
faiblesse. De plus en plus
contestés, par le tiers monde à l’OMC,
par les jeunes antimondialisation sur
Internet et dans la rue, les Etats-Unis
et leurs alliés réagissent par la guerre.


Mais tôt ou tard, leurs divers objectifs
entrent en contradiction entre eux.
Tandis que leur arrogance, leur mauvaise
foi, leur agressivité ne font
qu’augmenter la révolte partout.
L’Empire est en crise.


Quiconque lutte pour le progrès, la
justice et la paix, est donc forcé de se
poser la question des objectifs réels
s’il veut pouvoir expliquer autour de
lui ce qui se passe. C’est d’autant plus
nécessaire que les dirigeants US euxmêmes
– qui d’habitude minimisent
l’ampleur de ce qu’ils font – déclarent
cette fois que la guerre durera de longues
années et que d’autres Etats en
deviendront les cibles. En outre, ces
mêmes dirigeants prennent – à l’étranger
mais aussi sur leur propre territoire
– des mesures de répression
extrêmement graves. Qu’ils pourront
utiliser contre toute opposition politique,
notamment le mouvement antimondialisation.


Oui, nous sommes entrés dans une
nouvelle forme de guerre, plus grave
encore que les précédentes. Nous
sommes entrés dans la guerre globale.


Contrôler les routes du pétrole


Beaucoup de guerres dites «incompréhensibles» sont en réalité des guerres
pour l’or noir, écrivions-nous dans
notre livre Monopoly4. Les multinationales
pétrolières US et leur gouvernement
entendent contrôler toutes les
routes permettant d’exporter les énormes
réserves de pétrole et de gaz
d’Asie centrale. Nos cartes géographiques
indiquaient les pays ayant le malheur
de se trouver sur les routes vers
l’Ouest: Tchétchénie, Géorgie, Kurdistan,
mais aussi Yougoslavie et
Macédoine. Autant d’ingérences,
autant de guerres.


Mais ces cartes montraient aussi les
menaces planant sur la route Est (vers
la Chine et le Japon). D’autant que la
CIA soutient activement les milices
islamistes ouïgoures antichinoises du
XingJiang. Ainsi que sur la route Sud
puisque la multinationale US Unocal
intrigue depuis longtemps pour
contrôler le pipe-line à construire à
travers l’Afghanistan et le Pakistan.
Juteux bénéfices à la clé.


L’industrie pétrolière est omniprésente
au coeur même de l’administration
US. Elle a fourni tous les ministres
des Affaires étrangères depuis la
Seconde Guerre mondiale, à l’exception
de deux. Dont l’actuel, certes:
Colin Powell. Mais on ne perd pas au
change puisque la famille Bush est
l’une des principales familles pétrolières
du Texas.


Et surtout parce que le véritable chef
de l’administration Bush, à savoir
Dick Cheney, est lui-même un poids
lourd de cette industrie. Juste avant de
devenir vice-président, il a été – cinq
ans durant – à la tête de Halliburton.
Une des principales sociétés de services
à l’industrie pétrolière, présente
dans plus de 130 pays et employant
cent mille personnes. Chiffre d’affaires
1999: 15 milliards de dollars.
L’une des 400 plus grosses multinationales
du monde.


Pour arriver à de si beaux résultats,
Cheney n’a pas hésité à fricoter avec
la dictature en Birmanie. Et au Nigéria,
ses investissements ont fortement
augmenté après l’assassinat de
plusieurs militants écologistes et
l’écrasement des protestations populaires
dans le delta du Niger. De plus,
des responsables de l’administration
auraient aidé Halliburton à décrocher
de gros contrats en Asie et en Afrique,
selon des documents du Département
d’Etat tombés aux mains du Los Angeles
Times
5.


La guerre annoncée est donc arrivée.
En fait, depuis plus de vingt ans,
Washington manoeuvre et complote
afin de s’emparer de l’Afghanistan,
carrefour stratégique de l’Asie. Le but
n’a pas varié, mais les méthodes si. Ce
fut d’abord en armant les milices islamistes
contre l’Union soviétique. La
plus grosse opération CIA de tous les
temps. Un diplomate US au Pakistan
confiait en 1996: «Vous ne pouvez injecter
des milliards de dollars dans un
Jihad anticommuniste, accepter des
participants du monde entier et ignorer
les conséquences. Mais nous
l’avons fait. Nos objectifs n’étaient
pas la paix et le bien-être en Afghanistan.
Notre objectif était de tuer des
communistes et de chasser les Russes.
»6


Ainsi, les moudjahiddins de la CIA
ont renversé le seul régime qui ait jamais
émancipé les femmes afghanes
et tenté, en dépit de graves défauts,
d’apporter un peu de progrès social.
Et comment ces moudjahiddins ultrapauvres
payèrent-ils les armes américaines?
En transformant leur pays –
avec la bénédiction de la CIA – en premier
producteur mondial d’héroïne.
Ce qui entraîna la création de la très
importante filière de la drogue Afghanistan
– Turquie – Balkans – Europe.
Avec toutes ses conséquences. Le
cocktail pétrole – armes – drogue est
d’ailleurs un classique de la CIA.


Après cette grande victoire de
«leur» terrorisme, les Etats-Unis favorisèrent
les talibans en dépit des vives
critiques d’organisations de défense
des droits de l’homme. Interrogée sur
le sort des femmes afghanes, Madeleine
Albright répondait alors: «Affaire
intérieure
»! La ministre US des
Affaires étrangères jouait son rôle de
représentante de commerce puisqu’Unocal
invitait somptueusement
ces talibans au Texas. Signalons aussi
qu’Henry Kissinger en personne avait
assisté en 1995 à la signature de l’accord
sur le pipeline, entre Unocal, son
partenaire saoudien Delta et le président
du Turkmenistan.


Plus tard, Unocal et donc Washington,
décidèrent de changer de cheval.
Les talibans n’ayant pas réussi à stabiliser
le pays divisé, il fallait miser sur
d’autres forces pour remplacer les alliés
d’hier devenus gênants. Cette
guerre, décidée bien avant les attentats,
n’est donc pas plus humanitaire
que les précédentes.


Mais l’Afghanistan n’est pas du tout
le seul pays victime de la guerre pour
le pétrole et le gaz. Outre l’Irak, citons
entre autres le Caucase, la Colombie,
l’Algérie, le Nigéria, l’Angola… Bref,
partout dans le monde où l’on trouve
pétrole ou gaz, les Etats-Unis décident
que cela leur appartient, ils cherchent
à y installer leurs bases militaires et
provoquent ou excitent les guerres
qu’ils jugent utiles à leurs intérêts.


Toute personne sensée se demandera
donc: les Etats-Unis ont-ils vraiment
besoin de tout ce pétrole pour
leurs usines et leurs voitures, en supposant
même qu’on doive conserver
l’actuel modèle économique absurde,
gaspilleur et polluant, où le litre de pétrole,
sous-payé aux producteurs, est
en fait moins cher, hors taxes, que le
litre d’eau? Non, les Etats-Unis n’ont
pas besoin de tout ce pétrole. Les réserves
des gisements situés aux USA
sont entre trois et cinq fois supérieures
à celles de l’Asie centrale. Et celles de
gaz naturel dix fois.7 Il ne s’agit donc
pas d’assurer, comme le gouvernement
US le dit à chaque guerre «la sécurité
des approvisionnements énergétiques
».


Nouvelle question donc, aussi logique:
le pétrole est-il le but ultime des
Etats-Unis? Non, ce n’est pas un but
en soi. C’est une arme, une possibilité
de chantage. Comme nous l’écrivions
également dans Monopoly (p. 112):
«Qui veut diriger le monde doit
contrôler le pétrole. Tout le pétrole.
Où qu’il soit.
» Dans la guerre économique
qui caractérise le capitalisme,
les Etats-Unis entendent détenir un
moyen de pression stratégique en
contrôlant l’approvisionnement énergétique
de leurs grands rivaux (Europe
et Japon) et celui d’autres pays
risquant de se montrer trop indépendants.
Par exemple, si le pipeline allant
du Caucase vers l’Ouest est russe
et non turc ou macédonien, l’Europe
aurait accès à un pétrole que
Washington ne contrôlerait pas. Aussi,
quand il s’agit d’installer des bases
militaires dans certaines régions pétrolières,
Washington n’est pas pressée
d’y inviter ses «chers alliés».


Ceci dit, le pétrole suffit-il à expliquer
cette guerre contre l’Afghanistan?
Non, et les Etats-Unis connaissaient
bien la difficulté de conquérir
ce pays. Les Britanniques et les Soviétiques
s’y cassèrent déjà les dents.


Imposer les bases militaires US au coeur de l’Asie


En 1997, Zbigniew Brzezinski, déjà
cité, définissait l’axe – clé de la politique
étrangère américaine: contrôler
l’Eurasie (Europe + Asie), soit 75%
de la population mondiale et 60% des
richesses économiques et naturelles.
Pour cela, il fallait affaiblir les rivaux
potentiels: Europe, Russie, Chine. Et
empêcher toute alliance entre eux.


C’est le continent asiatique qui
connaît et va connaître la plus forte
expansion. Et en Asie, la Chine excite
particulièrement les convoitises avec
son formidable marché potentiel et
son exceptionnel taux de croissance
de 9,8% ces vingt dernières années.
Sa production a presque triplé entre
1990 et 1999. Selon certaines estimations,
la part des USA dans le PIB
mondial continuerait à chuter – de
50% en 1945, puis 35% dans les années
60 et actuellement 28%, il descendrait
à 10 ou 15% vers 2020 – et
serait alors rattrapé par celui de la
Chine.


L’influence de cette Chine ne cesse d’augmenter


Le rêve de Washington, c’est de ramener
la Chine à l’état de néo-colonie
et bien sûr de liquider le socialisme.
Rêve pas facile à réaliser, que ce soit
par les dollars ou par les menaces. Car
Pékin poursuit imperturbablement sa
propre stratégie: développement accéléré
tout en maintenant la coexistence
pacifique avec les Etats-Unis.
Cependant les dirigeants chinois ont
très bien compris l’avertissement lancé
en 1999 lorsque les Etats-Unis ont
délibérément bombardé leur ambassade
à Belgrade. En réalité, ce qui
vient de commencer en Afghanistan,
c’est l’encerclement stratégique de
cette Chine trop rebelle et trop puissante.


La Chine constitue à notre avis l’objectif
majeur de Washington déjà dans
cette guerre. Pourquoi? Mais deux
autres puissances d’Asie sont également
visées: la Russie et l’Iran. Certes,
la nouvelle bourgeoisie russe est
actuellement réduite aux seconds
rôles, ses moyens d’action étant fortement
limités par la catastrophe sociale
et économique provoquée par la restauration
capitaliste. Cependant, elle
cherche à rejouer au plus vite un rôle
international de poids. En combinant
deux méthodes… Parfois s’allier servilement,
à l’Ouest, parfois jouer sa
propre carte, pour se rendre plus «nécessaire
» et faire monter les enchères.
Ainsi, Moscou fait du commerce ou
noue des alliances avec des pays classés
«voyous» par Washington: Corée
du Nord, Iran, Irak, Syrie… Et Poutine
s’oppose au bouclier dit anti-missiles,
c’est-à-dire à la relance d’une ruineuse
course aux armements.


Que veut Washington, par exemple
en soutenant les milices islamistes séparatistes
en Tchéchénie? Profiter de
la brève période où la Russie est dans
le creux de la vague pour l’affaiblir
durablement et l’empêcher de redevenir
une rivale sérieuse.


La troisième puissance de cette région
que Washington cherche à déstabiliser,
c’est l’Iran. Après avoir organisé
en 1952 le renversement du trop
indépendant premier ministre iranien
Mossadegh, après avoir soutenu la
sanglante dictature du Chah Pahlevi,
Washington encaissa une cuisante défaite
dans ce pays avec la révolution
islamique et anti-impérialiste de 1979.
Pour l’affaiblir, elle a alors délibérément
provoqué la guerre Iran – Irak
(80-88). Elle a également joué la carte
de l’Afghanistan pour exacerber les
contradictions entre musulmans chiites
(Iran) et sunnites (Arabie Saoudite,
émirats du Golfe, Afghanistan,
Pakistan). Dans ce pays, Washington
misa sur la stratégie islamiste sunnite
du général Zia qui avait éliminé physiquement
le premier ministre Bhutto.
C’est notamment par l’intermédiaire
des services secrets pakistanais que la
CIA utilisa les moudjahiddins
afghans. But: affaiblir l’URSS, mais
aussi l’Iran.


Empêcher une alliance antihégémonique Chine – Russie – Iran


Bien sûr, le grand principe de toute
politique impérialiste reste «Diviser
pour régner». Sur ce continent asiatique,
voici ce que les Etats-Unis craignent
par dessus tout, explique encore
Brzezinski: «La Chine pourrait être le
pilier d’une alliance anti-hégémonique
Chine – Russie – Iran.
»8


Une telle alliance s’est ébauchée
avec le «Groupe de Shanghaï», qui
réunit la Chine, la Russie et quatre républiques
d’Asie centrale: Kazakhstan,
Tadjikistan, Kirghizstan et Ouzbekistan.
Objet: coopération contre
les incursions du terrorisme islamiste
et collaboration économique. Une telle
coopération serait bienvenue pour
ces républiques, sinistrées elles aussi
par la restauration du capitalisme et la
destruction de l’URSS. La production
industrielle du Kazakhstan et du Tadjikistan
a baissé de 60%. Selon les
propres experts de l’US Army, «une
telle faillite économique est comparable à l’entrée en guerre du pays.
»9
Commentaire d’un analyste australien:
«Le nouveau Groupe de
Shanghaï pourrait bien émerger comme
une force puissante contre l’influence
des Etats-Unis dans la région.
D’après l’agence russe Interfax, l’Inde
et le Pakistan seraient intéressées à
rejoindre cette organisation.
»10 Insupportable
pour les Etats-Unis, qui
n’ont jamais admis, nulle part dans le
monde, que s’instaure un «marché
commun» qui ne leur soit pas soumis.


Un autre stratège majeur, Henry
Kissinger expose la stratégie US: «Il
existe des tendances, soutenues par la
Chine et le Japon, à créer une zone de
libre échange en Asie. Une nouvelle
crise financière d’importance en Asie
ou dans les démocraties industrielles
accélerait certainement les efforts des
pays asiatiques pour mieux contrôler
leurs destinées économiques et politiques.
Un bloc asiatique hostile combinant
les nations les plus peuplées du
monde avec de grandes ressources et
certains des pays industriels les plus
importants serait incompatible avec
l’intérêt national américain. Pour ces
raisons, l’Amérique doit maintenir
une présence en Asie, et son objectif
géopolitique doit être d’empêcher la
transformation de l’Asie en un bloc
hostile (ce qui surviendrait très probablement
sous la tutelle d’une de ses
grandes puissances.
»11 Bref, diviser
pour régner. Car, dans la bouche de
Kissinger, le mot «hostile» signifie:
non soumis aux intérêts des multinationales
US.


Ainsi, ce n’est nullement un hasard
si les Etats-Unis interviennent en
Afghanistan. Ils ont décidé d’utiliser
ce pays, situé en plein coeur de l’Asie,
comme base pour de futures actions
contre la Russie, l’Iran ou la Chine
voisines. Washington est intéressée
par l’ancienne base soviétique de Bagram
en Afghanistan, mais – c’est
plus facile – a déjà converti l’Ouzbekistan
en base militaire et veut prendre
le contrôle des aéroports du Turkmenistan.
But: chasser les troupes russes
de la région. Vraiment très utile, cette
guerre. D’autant que les Etats-Unis
s’attendent à des difficultés autour de
leurs bases asiatiques actuelles:
Corée, Taïwan, Japon…


L’installation des troupes US en
Ouzbekistan a été présentée comme
une mesure d’urgence décidée, après
les attentats. En réalité, c’est déjà en
1999 que Washington y avait envoyé
ses bérets verts, accueillant aussi de
nombreux officiers dans les écoles
militaires US. En 1999 aussi, ce pays
avait été incorporé dans une alliance
militaire antirusse, le GUAM: Géorgie,
Ukraine, Azerbaïdjan, Ouzbekistan
et Moldavie. En fait, les Etats-Unis cherchent à établir, dans chaque
région stratégique, un Etat qui sera en
quelque sorte leur Israêl, leur porteavion.
Après le Kosovo et la Grande
Albanie, Azerbaïdjan et Ouzbekistan
sont les élus.


Dans le Caucase, Azerbaïdjan et
Géorgie se sont entièrement intégrées
dans la stratégie US. Par contre, les républiques
pétrolières d’Asie centrale
sont plus réticentes, pesant le pour et
le contre d’un rapprochement économique
et politique avec la Chine et la
Russie. Comment les faire basculer?
Rappelons cette maxime de l’ancien
ministre US James Baker: «Nous ne
devons nous opposer à l’intégrisme
que dans la mesure de nos intérêts.
»12


Bientôt, si ces républiques pétrolières
refusent de se soumettre, les
Etats-Unis les déstabiliseront totalement
en utilisant avec encore plus
d’intensité les milices islamistes
basées en Afghanistan. Un scénario
déjà expérimenté au Kosovo: c’est
juste à côté et avec l’aide de la base
militaire US de Camp Bondsteel que
les terroristes de l’UCK ont attaqué le
sud de la Serbie fin 2000 et la
Macédoine au printemps 2001.
Aujourd’hui, tous les pays d’Asie centrale
sont plus ou moins engagés dans
une guerre contre ces milices panislamistes.
Dont la principale est le Mouvement
islamique de l’Ouzbekistan,
entraîné à Mazer-i-Sharif, qui abrite
aussi les milices actives en Tchétchénie
et dans le XingJiang chinois.


Grâce à la guerre contre l’Irak, les
Etats-Unis ont pu implanter des bases
militaires dans le Golfe persique.
Grâce à la guerre contre la Yougoslavie,
ils se sont installés en Bosnie, au
Kosovo et en Macédoine. Cette fois,
ils espèrent s’installer en Géorgie,
Azerbaïdjan, Turkménistan et Ouzbekistan,
tout en modernisant leur base
turque d’Incirlik et celle d’Arabie.


S’ils parviennent à conquérir une
position aussi avantageuse, ils seront
plus proches militairement de l’Iran,
du Pakistan et de la Chine et encercleront
mieux encore la Russie. Excellent
point de départ aussi pour de nouvelles
aventures vers le sud: Océan Indien,
Indochine…


Contrôler le pétrole de la Chine


Pourquoi Unocal et les autres firmes
US associées dans son consortium
sont-elles si intéressées à cette route
aghane du pétrole, assez risquée tout
de même? Le pétrole et le gaz d’Asie
centrale sont déjà exportés vers l’Europe.
Alors? Selon Bob Todor, viceprésident
d’Unocal: «L’Europe occidentale
est un marché difficile, caractérisé
par des prix élevés pour les produits
pétroliers, une population
vieillissante et une concurrence accrue
de la part du gaz naturel. De
plus, la région est soumise à une compétition
féroce.
»13


Le marché asiatique intéresse donc
davantage Unocal car, explique encore
Todor, ce pipeline arriverait dans
l’Océan Indien et serait bien plus proche
des marchés-clés de l’Asie: «Les
géants pétroliers US pourraient vendre
dans des marchés en forte expansion.
Les profits annoncés sont largement
plus élevés que ceux du marché
européen. Mais la construction ne
peut commencer que si un gouvernement
internationalement reconnu est
formé en Afghanistan.
»


Unocal parle des profits qu’elle espère.
Mais l’administration US pense
aussi au chantage qu’elle pourrait
exercer sur l’économie chinoise. Pour
commencer à appliquer la stratégie
définie par Brzezinski et Kissinger
(voir plus haut), le pétrole est l’arme
rêvée. Parce que le développement
continu de l’industrie chinoise augmente
très fort ses besoins en pétrole
et en gaz. Une fois encore, qui
contrôle production et transport de ces
matières, contrôle aussi l’économie de
tous les pays qui en dépendent. Pékin
a vu le danger. Fin août 2000, Xia
Yishan, chercheur à l’Institut de
Recherche des Affaires intenationales
de Chine, écrit: «En raison
d’une croissance économique
soutenue, notre pays a dû importer
de grandes quantités de pétrole
ces dernières années… Alors que
nous comptons investir à l’extérieur
pour notre pétrole (…), le capital monopoliste
international, avec l’aide de
ses gouvernements, a mis la main sur
les plus grands marchés de pétrole et
de gaz dans le monde. Le capital monopoliste
occidental lutte avec agressivité
pour obtenir les ressources des
pays de l’ex-URSS. A coup sûr, tous
tenteront avec acharnement
d’empêcher des compagnies chinoises
d’obtenir ces ressources énergétiques.
Nous devons formuler au plus
vite notre propre stratégie: la production
interne est la solution fondamentale.
»14


Et, après les attentats, la réaction de
Pékin est immédiate. Dès le 21 septembre,
Zhu Xingshan, sous-directeur
de l’Institut de Recherche du Centre
Economique de l’Energie, tire les
leçons: «Nous avions envisagé d’installer
des pipelines pour augmenter
notre approvisionnement à partir de
l’Asie centrale et de la Russie, et nous
avions déjà des accords avec la Russie.
Mais, suite aux attaques du 11
septembre, nous devons modifier cette
stratégie. Les attaques ont objectivement
fourni un prétexte aux Etats-
Unis pour entrer en Asie centrale.
»15
Et de plaider, également, pour l’établissement
rapide de réserves stratégiques,
pour des recherches plus poussées
sur la liquéfaction du charbon
«travail négligé durant de longues années
au vu des coûts élevés et des
dommages à l’environnement. Mais
suite aux attques du 11 septembre,
nous devons changer notre façon de
voir ces choses.
».


Vraiment pressés de trouver Ben Laden?


Pourquoi le chef de l’état-major britannique
a-t-il déclaré, après deux semaines
de bombardements, que ce
conflit «pourrait durer 50 ans»16 En
fait, ils savaient depuis le début que
cette guerre serait longue, mais ils ont
dû attendre quelque peu avant de le
dire. L’important était de déclencher
la guerre en manipulant l’opinion et
en forçant leurs «alliés».


Très vite aussi, le ministre US
Rumsfeld s’est mis à dire que peutêtre
on ne trouverait pas Ben Laden.
Pourquoi?


Parce que, si vous êtes une superpuissance
et que vous tenez absolument
à implanter vos bases militaires
en un point stratégique où elles ne
sont pas tellement désirées, vous devez
bien cacher votre jeu. Créer
d’abord un problème en jetant de
l’huile sur le feu. Et veiller à ce qu’il
ne soit pas résolu de sitôt. Un
précédent: les USA ont promis un Kosovo
multiethnique et pacifié, mais en
réalité ils ont armé et excité l’UCK
afin de déstabiliser la région pour
longtemps. Grâce à quoi ils ont pu y
installer leur plus grande base militaire
créée à l’étranger depuis la guerre
du Vietnam. Washington ne veut
pas d’une solution, elle veut seulement
un problème. De longue durée.


Pour une superpuissance qui veut
dominer et exploiter le monde, plonger
délibérément les peuples dans la
souffrance n’est pas un problème moral.
Juste un atout dans le grand jeu
stratégique. La définition de la barbarie
moderne, c’est ça.


Préserver la domination US sur l’Arabie Saoudite


Si la guerre actuelle de Bush est une
guerre d’attaque pour conquérir la domination
de l’or noir en Asie centrale,
elle est en même temps une guerre de
défense pour sauver le régime saoudien,
allié décisif au Moyen-Orient.
En effet, Ben Laden est saoudien
comme la majorité des auteurs présumés
des attentats et aussi comme la
majorité des soutiens financiers à son
organisation Al Qaeda. Et en tête des
grands reproches de Bush à Ben Laden,
figure celui-ci: «Ils veulent renverser
les gouvernements existants
dans de nombreux pays arabes comme
l’Egypte, l’Arabie Saoudite et la
Jordanie.
»


Serait-ce une grande perte pour le
peuple d’Arabie Saoudite si disparaissait
ce régime corrompu et tyrannique,
la dernière féodalité au monde? Il
ne semble pas, même aux yeux du
New York Times: «Jusqu’à présent, le
flux de pétrole et d’argent saoudien a
fait taire toute critique américaine
sérieuse à l’encontre de la complète
corruption de la famille royale, de son
mépris de la démocratie et des répugnantes
violations des droits de
l’homme commises en son nom.
»17 En
fait, il semble que seuls les Etats-Unis
y perdraient, toujours selon le même
journal: «Depuis des décennies, les
Etats-Unis et l’Arabie saoudite ont
tiré profit de ce marché sans état
d’âmes au coeur de leur relation:
l’Amérique recevait le pétrole pour
faire tourner son économie et l’Arabie
Saoudite la protection de la puissance
militaire américaine.
»


Exact. En l’an 2000, l’Arabie a vendu
plus de soixante milliards de dollars
de pétrole sur les marchés mondiaux.
La moitié du total du Moyen-
Orient. L’intérêt pour Washington,
c’est qu’au lieu de réinvestir ces pétrodollars
sur place, de créer une industrie
locale et un développement social,
comme l’Irak avait tenté de le
faire, la dynastie saoudienne les dépense
dans un luxe insensé, mais surtout
à Wall Street et dans les bons du
trésor américain. Epongeant ainsi une
part du considérable déficit US. Le
Koweït et les Emirats Arabes font pareil.
En outre, contrôler les cheikhs et
les émirs permet à Washington de
maintenir le cours du pétrole libellé en
dollars et non en euros.


Tout va bien, donc? Sauf que même
une partie des riches d’Arabie contestent,
reconnaît un autre grand éditorialiste
US, William Pfaff: «L’Arabie
Saoudite est aussi attaquée par les enfants
de l’élite saoudienne, tels Mr.
Ben Laden (…) ennemis déclarés à la
fois de l’Amérique et de leurs propres
dirigeants qu’ils affirment corrompus.
»18 «L’argent des terrroristes»
vient bien de là, confirme le New York
Times: «Ils sont l’élite de la société
saoudienne, des hommes prospères et
respectés avec des investissements qui
couvrent le monde entier et une réputation
de générosité. Mais le gouvernement
US affirme à présent qu’une
des plus importantes personnalités
Yasi al-Qadi et beaucoup d’autres citoyens
saoudiens influents ont transféré
des millions de dollars à Osama
Ben Laden.
»19


Quels intérêts économiques peuvent
expliquer ce conflit? En fait, Ben Laden
appartient à une riche famille
d’affaires. Est-ce une bourgeoisie nationale
ou seulement une autre fraction
de l’aristocratie féodale? En tout
cas, il apparaît qu’elle entre à présent
en contradiction avec la dynastie
royale et avec les Etats-Unis. Parce
que les 5000 membres de l’élite dynastique
n’ont pas créé d’industrie et
bloquent le développement économique
du pays en se contentant de placer
mille milliards de dollars dans les
banques étrangères.


Ce n’est d’ailleurs pas le seul endroit
du tiers-monde où des classes
dominantes, autrefois privilégiées par
les USA, finissent par se heurter à leur
spoliation sans limites. On l’a vu chez
les «tigres» d’Asie du Sud-Est, en
Corée du Sud, en Malaysie…


Mais l’Arabie n’est-elle pas un pays
où tout le monde est riche et donc sans
conflits de classes? En réalité, la forte
baisse des prix du pétrole ces dernières
années a entraîné celle des revenus
des citoyens ordinaires. De
16 000 $ au début des années 80, le
revenu annuel par tête est tombé
aujourd’hui à 7000 $. Avec une polarisation
croissante entre riches et pauvres,
remarquée même par le Financial
Times: «Les quartiers riches de
Riyad, avec leurs luxueuses boutiques
au style US, contrastent fortement
avec la pauvreté du sud de la ville où
certaines femmes mendient dans les
rues.
»20 35% des hommes sont sans
emploi. Et 95% des femmes. Il n’y a
guère d’industrie pour absorber cette
armée de chômeurs en expansion.


Dans cette lutte pour le pouvoir, les
divers clans saoudiens utilisent la religion
comme instrument. Mais aussi le
ressentiment provoqué dans la jeunesse
par l’oppression de la Palestine
et la présence des troupes US, considérés
comme des occupants. 5000 officiellement,
mais cinq fois plus selon
d’autres sources. Cibles, déjà, de plusieurs
attentats. Dont celui de 1996
près de Dahran (19 soldats US tués).
La majorité de la population saoudienne
souhaite diminuer l’emprise
US sur le pays. Ben Laden fournit une
expression à ce courant, renforcé encore
après le 11 septembre.


Revenons à la question clé: où faut-il
placer les pétrodollars? Les pays arabes
doivent-ils rester de simples pions
US ou rechercher leur propre développement?
C’est exactement la même
contradiction qu’avait soulevée Saddam
Hussein en février 1990. Parlant
devant les chefs d’Etat du Conseil de
Coopération Arabe (Irak, Arabie Saoudite,
Egypte et Jordanie), il avait demandé
le retrait des troupes US de la
région: «Si les peuples du Golfe, avec
tous les Arabes, n’y veillent pas, la région
du Golfe Arabe sera gouvernée
par les Etats-Unis.
» Et il proposait des
accords régionaux de coopération économique.21


Le crime majeur! Proposer que les
peuples d’une région – et quelle région!
– s’organisent en fonction de
leurs intérêts propres et non de ceux
des multinationales US! C’est cela évidemment
qui a provoqué la terrible punition
infligée à l’Irak. Washington a
voulu infliger un exemple de destruction
totale pour intimider à jamais toute
bourgeoisie arabe tentée de suivre
une voie indépendante.


Mais Washington risque-t-elle réellement
de perdre sa position dominante
en Arabie Saoudite? Oui, répond
un expert de l’Advanced Strategic
and Political Studies de Washington:
«En 1995, l’Arabie Saoudite a
failli basculer dans la guerre civile,
en raison d’une lutte interne de pouvoir
qui ne fut guère remarquée en
Occident (…) entre le prince royal
Abdullah et son rival et beau-frère, le
prince Sultan. Celui-ci pria l’autorité
religieuse suprême, l’Ulema, de soutenir
ses aspirations au trône. Mais
l’Ulema refusa. Abdullah consolida
alors sa position en demandant à la
garde nationale bédouine d’engager
de très spectaculaires manoeuvres
militaires.
»


Le conflit n’est pas terminé: «Plus
longtemps Ben Laden parviendra à
échapper aux bombes américaines,
plus il stimulera l’esprit de résistance
parmi ses partisans saoudiens. Dans
cette situation, le prince héritier Abdullah
(…) pourrait bien rechercher
l’abdication du roi Fahd. Lui et la famille
royale auront alors un choix difficile:
affronter Ben Laden ou conclure
un grand compromis. Il pourrait
décider de mener les troupes bédouines
de la Garde Nationale saoudienne
dans une grande bataille contre les
supporters de Ben Laden. Une grande
bataille inter-wahabbite sans précédent,
pratiquement une guerre civile.
Ou bien il pourrait inviter
l’Amérique à retirer ses forces du
pays. Un tel compromis réduirait fort
l’influence des membres de la famille
royale considérés comme les alliés de
l’Ouest.
»22


Dilemme pour Washington aussi.
Ce n’est certainement pas pour rien
que Bush a fait arrêter des enquêtes du
FBI qui menaient vers certains soutiens
saoudiens de Ben Laden.


En fait, c’est dans l’ensemble du
Moyen-Orient que Washington se
trouve face à une forte contradiction:
il ne veut et ne peut renoncer ni à
Israël, ni à l’Arabie Saoudite. Le premier
est son pion militaire majeur; en
fait, c’est tout simplement une extension
de l’armée US. Mais Israël ne
peut se maintenir qu’en opprimant les
Palestiniens et en menaçant ses voisins.
D’autre part, l’Arabie Saoudite
est son pion économique majeur pour
conserver les revenus du pétrole dans
ses propres caisses. Or les dirigeants
saoudiens, comme les autres dirigeants
arabes sont confrontés à la
pression de la lutte du peuple palestinien.
La seule véritable lutte de masse,
la seule qui exclue tout compromis
pourri dont sont friands les classes
privilégiées, arabes et autres.


L’Intifada est le cauchemar de
Washington. Et l’espoir de tous les
peuples.


Militariser l’économie comme «solution» à la crise


En dépit de certaines circonstances
favorables, les crises conjoncturelles
du capitalisme occidental se succèdent
à intervalles de plus en plus
rapprochés. En outre, plusieurs régions
dites «prometteuses» se sont effondrées
l’une après l’autre: les «tigres
» asiatiques, la Russie, l’Amérique
latine… A chaque fois, les analystes
financiers ont craint que Wall
Street et tout le système mondial
soient entraînés dans une récession
catastrophique. Beaucoup n’excluant
pas une réédition du krach de 1929 et
considérant avec crainte le ralentissement
de l’économie, entamé fin
2000…


De toute façon, même s’il échappe
au krach pour cette fois, le capitalisme
occidental ne fait que retarder son
problème. Puisqu’il reporte toujours
davantage le poids de la crise sur le
tiers monde et sur les pauvres. Mais
cette «solution» crée un problème
plus grand encore: comment les multinationales
pourront-elles vendre à
ceux qu’elles ont appauvris? Cela
s’appelle scier la branche sur laquelle
on est assis.


Le fossé riches – pauvres n’est pas
seulement une injustice immorale; il
est aussi un problème économique insoluble
pour le capitalisme. D’un
côté, existent des capacités de production
sans précédent et sans cesse
croissantes; de l’autre côté, un écart
toujours plus grand entre ceux qui
produisent et ceux qui devraient consommer.
Neuf personnes sur dix sont
aujourd’hui dans le besoin, et les programmes
de la Banque Mondiale ou
du FMI ne cessent d’aggraver cela. Ce
n’est pas ainsi qu’on fabrique des
clients qui feront tourner l’économie
globale.


Avant même les attentats, l’économie
US (le modèle à ce qu’il paraissait)
venait de perdre un million d’emplois
en un an. Et les entreprises technologiques
(l’avenir de la Bourse,
nous avait-on dit) étaient en chute libre.


Comment les relancer? Pour les dirigeants
US, il n’y a pas trente-six
moyens. Gonfler le carnet des commandes
militaires est la méthode qui a
été employée à chaque fois que l’économie
US était menacée de récession
et qu’il fallait «sortir de la crise».


A l’époque de la guerre du Vietnam,
quinze économistes US réputés écrivaient:
«Il est impossible d’imaginer
pour l’économie un substitut à la
guerre. Aucune technique (n’est)
comparable en terme d’efficacité
pour maintenir un contrôle sur l’emploi,
la production et la consommation.
La guerre était et reste de très
loin un élément essentiel à la stabilité
des sociétés modernes. (Le secteur
militaire) constitue le seul secteur
d’importance de l’économie globale
assujetti à un contrôle complet et discrétionnaire
des autorités gouvernementales.
La guerre, et la guerre seule,
est capable de résoudre le problème
des stocks.
»23


La paix est donc l’ennemi. A la fin
de son mandat, Clinton avait appelé à
augmenter de 70% en six ans le budget
militaire US bien qu’il dépasse
déjà, à lui tout seul, celui de toutes les
autres grandes puissances militaires
réunies. Bush a continué dans la voie
ainsi tracée avec le National Missile
Defence (NMD), le super-bombardier
JSF et d’autres programmes militaires.


Cette militarisation de l’économie
poursuit deux objectifs. Premièrement,
puisqu’il y a défaillance de la
consommation privée comme moteur
de l’économie, la remplacer par
d’énormes programmes de commandes
publiques d’armements. Il faut savoir
que le «complexe militaroindustriel», comme on dit, ne se limite
nullement aux seuls marchands de canons
au sens traditionnel, mais englobe
également les multinationales
«classiques»: Ford, General Motors,
Motorola, les sociétés technologiques…
Deuxièmement, utiliser davantage
encore la force militaire pour
accaparer les richesses de la planète.
Au détriment certes des peuples du
tiers monde, mais aussi au détriment
de ce que Washington appelle ses
amis et qui sont en réalité ses rivaux
dans le partage du monde.


Le «bouclier anti-missiles» (NMD)
en est l’exemple parfait. D’abord, ce
n’est pas un «bouclier», mais bien une
arme offensive. Elle permettra aux
Etats-Unis d’attaquer tous les pays
qu’il leur plaira sans craindre de riposte.
Ensuite, il garantit une manne
de bénéfices plantureux pour le complexe
militaro-industriel.


Enfin, le NMD permet aux Etats-Unis, en relançant la course aux armements,
de creuser un écart plus grand
encore et d’affaiblir leurs rivaux militaires
potentiels: Europe, Russie, Chine.
Déjà, l’Union Européenne a décidé
d’emboîter le pas en créant une
industrie militaire unifiée et en augmentant
les budgets en vue de l’Euro-Armée.


Briser la résistance du Tiers Monde et la lutte anti-mondialisation


Partout, croît la résistance à la mondialisation
impérialiste. Parmi les
peuples du tiers monde, mais aussi
dans les pays riches.


Le tiers monde d’abord. Des pays
très divers, mais qui ont en commun
de refuser de se mettre à genoux…
Cuba défend son socialisme. L’Irak
résiste toujours, malgré dix ans d’embargo
et de bombardements. Le nouveau
Congo tente de préserver son indépendance.
Les Coréens, des deux
côtés, aspirent à la réunification et à la
paix. Et des mouvements révolutionnaires
progressent à nouveau, inspirés
par un projet de société alternatif: Colombie,
Népal, Inde, Philippines,
Mexique…


Le Nord de l’Amérique latine inquiète
particulièrement Washington
qui craint de voir s’y former un triangle
progressiste: Colombie, Venezuela,
Equateur. Ce triangle sortirait
Cuba de son isolement et bouleverserait
le rapport de forces dans tout
le continent, offrant un appui et de
nouvelles perspectives aux luttes populaires
du Brésil et d’Argentine.


Dans ce monde de guerres et de
révoltes, l’Intifada a constitué un facteur
très important. Si l’Otan a réussi à
infliger une défaite aux Serbes, les Palestiniens
ont montré, eux, qu’un peuple
finit toujours par se relever. Que
les oppressions les plus fortes ou les
trahisons les plus pernicieuses ne peuvent
venir à bout de l’esprit de résistance.
Là où il y a oppression, il y aura
toujours résistance. La deuxième Intifada
a fortement renforcé la colère des
masses arabes et musulmanes.


Dans les pays industrialisés, aussi,
la résistance vient de connaître un
développement très important. Avec
Seattle et Gênes, une nouvelle génération
s’est lancée dans la lutte. Jeune,
combative, inventive. Alors que la
gauche traditionnelle et le mouvement
ouvrier s’étaient laissés endormir par
les promesses d’un monde meilleur à
condition de ne pas combattre le système,
voici le réveil. Un mouvement
de masse: des jeunes surtout, implantés
dans de nombreux pays et avec un
début de coordination, ne tolèrent plus
l’injustice, le pillage du tiers monde,
la destruction de la planète, ils proclament
«qu’un autre monde est possible» et se battent pour le préparer tout
de suite, en inventant leurs propres
modes de lutte.


La génération Internet. Une arme
nouvelle et formidable qui permet à
des millions de jeunes de s’informer et
d’informer en dehors des médias dominants.
«Don’t hate the media. Be
the media.
» (Ne haïssez pas les
médias. Soyez les médias), propose la
nouvelle agence Indymedia, qui fut à
la pointe de cette info alternative à
Gênes et, à cause de son succès, la cible
des matraques de Berlusconi.
Après IndyMedia Belgique, des sections
se sont créées ou se préparent
dans les autres pays européens.


Grâce à Internet, les cyber-activistes
ont réussi de spectaculaires mobilisations
internationales, mettant en difficulté
la Banque Mondiale, l’OMC et
autres FMI, habitués à régler le sort
des peuples hors la présence de ceux-ci.
Le huis clos a vécu. Le débat sur
l’avenir de la planète est devenu…
global. Et quand on lit les documents
de la Banque mondiale ou des services
policiers US, on mesure combien
ils craignent ce nouveau mouvement
et son efficacité internet. Bien sûr, ce
mouvement est très divers, ce qui en
fait d’ailleurs la richesse et l’ampleur.
Bien sûr, les gouvernants occidentaux
tentent déjà de le récupérer en lui proposant,
après les matraques, le «dialogue». Tentant de les persuader qu’il
ne faut pas dénoncer le système actuel
mais seulement lui ajouter quelques
touches plus humaines et plus participatives.


Et, bien sûr, ce mouvement aura à
résoudre plusieurs questions délicates…
Comment réussir la jonction
avec le mouvement ouvrier, avec ces
luttes actuelles des travailleurs, victimes
un peu partout en Europe de la
même logique? Comment surmonter
le barrage que posent encore des dirigeants
syndicaux généralement crispés
à l’égard de ces jeunes et de toute
remise en cause trop sérieuse de l’Europe
des multinationales? Comment
élargir le mouvement antimondialisation
en un mouvement anti-guerre, ce
qu’ont déjà réussi les jeunes Grecs et
les jeunes Italiens (150 000 manifestants
anti-guerre en Italie en octobre
2001), mais qui prend davantage de
temps en France et dans d’autres pays
européens? Enfin, comment définir
plus clairement cet «autre monde»
auquel ils aspirent, en tirant les leçons
des sociétés socialistes, mais de façon
objective et sans se laisser impressionner
par les bilans déformés qu’on
en dresse, non sans arrière-pensée?


L’avenir du mouvement dépendra
des réponses à ces questions. Et de
celle-ci, tout d’abord: participer au
système ou le contester radicalement?
Les chants de sirènes ne manquent
pas. Face à la contestation et à sa popularité,
les dirigeants du capitalisme
occidental ne cessent de répéter qu’ils
ont compris le message et vont en tenir
compte. Mais dans la réalité, c’est
l’inverse qui se produit. Alors que la
privatisation tous azimuts et la destruction
des protections étatiques se
sont avérées catastrophiques pour les
pays du tiers monde, à chaque négociation,
les pays riches essaient d’imposer
le même «remède» qu’avant.


100 des 142 pays membres de
l’OMC ont affirmé que les accords
déjà réalisés (commerce, propriété intellectuelle,
services, etc) sont déséquilibrés
et favorables aux pays riches.
Malgré cela, dirigeants et
médias occidentaux ne cessent de
répéter qu’il faut poursuivre dans la
même direction et généraliser à
d’autres matières. Que le salut viendra
de l’ouverture totale du marché.


En réalité, ce remède est un poison,
explique Raoul Jennar, analyste de
l’ONG Oxfam: «Permettre aux investisseurs
et en particulier aux sociétés
transnationales de se comporter partout
comme bon leur semble, mettre
les entreprises nationales en concurrence
avec les firmes transationales,
imposer aux pays du Sud des contraintes
en matière d’environnement
alors que les gros pollueurs sont au
Nord, telles sont quelques uns des intentions
de l’Union européenne. Le
colonialisme historique a trouvé de
nouveaux instruments pour se perpétuer.
»24


La nécessité de former un front international


Mais, d’ores et déjà, la naissance de
ce mouvement antimondialisation est
un événement d’une importance historique,
dépassant probablement celle
de Mai 68. Aujourd’hui, il devient
possible de créer un front international
contre l’injustice et contre la guerre.
Réunissant le Nord et le Sud, le
combat du tiers monde et celui des
progressistes des pays riches.


Contre la guerre du Vietnam, un tel
front avait permis de faire reculer la
plus puissante armée du monde et
d’arrêter ses crimes. Aujourd’hui,
c’est plus nécessaire encore. Car trois
tâches urgentes s’imposent à la gauche
mondiale et il faut absolument les
entreprendre en unissant toutes les
forces:



  1. Arrêter les nombreuses guerres en préparation.

  2. Empêcher la criminalisation des mouvements de libération du tiers monde.

  3. Empêcher de même la criminalisation du mouvement antimondialisation dans les pays du Nord.


Nous mobiliser contre une guerre «sans limites»


La guerre déclenchée en octobre
2001 sera très longue. Elle ne
s’achèvera pas avec un changement
de pouvoir à Kaboul, ni même, s’ils y
arrivent durablement, par une occupation
transformant l’Afghanistan en un
protectorat US ou international.


Peu après le 11 septembre, le vice-ministre
US de l’Armée Wolfowitz
avait réclamé qu’on frappe non seulement
l’Afghanistan, mais aussi les
«bases terroristes en Irak et dans la
vallée de la Bekaa au Liban
».25 Parlant
même de «terminer (sic) les Etats
qui soutiennent le terrorisme
». La liste
de ces Etats à ‘terminer’ comprend
l’Afghanistan, mais aussi l’Irak, le
Soudan et même la Syrie ou la Corée
du Nord.


Plus tactique, le ministre des Affaires
étrangères Colin Powell a fait
comprendre que les Etats-Unis n’arriveraient
à rien en attaquant de tous les
côtés à la fois. Qu’il fallait construire
un «front contre le terrorisme» le plus
large possible, essayant d’y inclure les
pays arabes, la Russie, voire la Chine.
Powell pensait que ce front serait rendu
impossible par une attaque rapide
contre l’Irak (que soutiennent la majorité
des Arabes). Les Européens se
sont rangés à la ligne Powell. Les pays
– cibles seront donc attaqués un par
un.


Combien de temps cela durera-t-il?
Le vice-président US Cheney parle
d’une guerre «qui durera plus longtemps
que nos vies
». Le chef d’étatmajor
adjoint affirme que les Etats-
Unis n’ont pas planifié des opérations
militaires d’une telle ampleur depuis
la Seconde Guerre mondiale.


Marketing oblige, les dirigeants des
Etats-Unis avaient d’abord baptisé
leur guerre du beau nom de «Justice
sans limites». Ils ont dû très vite retirer
le premier mot. Mais les deux
autres sont parfaitement adaptés: nous
sommes entrés en effet dans une guerre
sans limites. La guerre globale.


Et c’est bien une guerre pour imposer
la mondialisation. En 2000, le président
de la société française d’armements
Aerospatiale avait annoncé, à la
recherche de commandes bien sûr: «Il
faudrait être aveugle pour ne pas voir
les prémices d’une guerre froide étendue
à l’échelle de la planète. Il est
clair que la mondialisation n’est pas
seulement celle de l’économie.
»26


Guerre froide? Un euphémisme. Les
victimes – qui sont au Sud, il est vrai –
ne la trouvent pas si froide. Et il y en
aura de plus en plus. Lorsqu’il déclencha
les bombardements sur l’Irak en
1991, le père Bush avait solennellement
promis que cette «dernière guerre» permettrait d’inaugurer un Nouvel
Ordre mondial de justice et de paix.
Depuis, il n’y a jamais eu autant de
guerres: Bosnie, Somalie, Yougoslavie,
Macédoine, Caucase, Congo, Colombie,
Afghanistan et d’autres… Et
Bush II fait tout pour accélérer encore
ce rythme infernal.

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  1. www.villagevoice.com.

  2. Le Figaro, 31 octobre, p. 2.

  3. BBC, 18 septembre 2001.

  4. Michel Collon, Monopoly – L’Otan à la conquête du monde, Bruxelles, EPO, 2000, pp. 120-122.

  5. Guardian, www.sfbg.com/reality/04.

  6. Los Angeles Times, 4 août 1996, p. 2.

  7. BP Statistical Review of World Energy; US Geological Survey World Petroleum Assessment; Foreign Affairs, septembre 2001, p. 123.

  8. Z. Brzezinski, Le Grand Echiquier, Paris, Fayard, 1997, p. 263.

  9. N. Masanov, Central Asia Faces Political Instability, Institute of War and Peace, 9 janvier 2001.

  10. John Schauble, Sydney Morning Herald, 16 juin 2001.

  11. Henry Kissinger, Does America need a Foreign Policy?, Simon & Schuster, New York, 2001, p. 111-112.

  12. Solidaire, n° 34 -1995.

  13. Sitaram Yechury, America, Oil and Afghanistan, The Hindu, 13 octobre 2001.

  14. Xia Yishan, My view on Chinas Energy Situation, Beijing Renmin Ribao, version Internet du quotidien du CC du Parti communiste chinois, 10 août 2001.

  15. People Daily, english.peopledaily.com.cn/20010921

  16. John Pilger, War on terror: the other victims, 29 octobre.

  17. New York Times, éditorial du 14 octobre 2001.

  18. Los Angeles Times Syndicate, 1er octobre 2001.

  19. Philanthropist or Fount of Funds for Terrorists?, New York Times, 13 octobre 2001.

  20. Financial Times, 8 octobre 2001.

  21. Revue Orbis, hiver 1991.

  22. Telegraph, 2 novembre 2001.

  23. La Paix indésirable? Rapport sur l’utilité des guerres, Calmann-Lévy, France, 1984.

  24. Solidaire, 7 janvier 2001.

  25. New York Times, 20 septembre 2001.

  26. Le Figaro, 13 juillet 2000, p. 12.