Le mouvement occupe la rue

Le mouvement occupe la rue


La colère contre la guerre et le capitalisme globalisé a produit le plus fort mouvement de protestation
depuis des décennie. Lindsey German du Socialist Workers Party (SWP) britannique,
principale organisation de la gauche radicale dans ce pays, en examine les causes.


Lindsey German*


Le danger de guerre a engendré une
nouvelle résistance, plus qu’ailleurs,
en Grande Bretagne. Deux manifestations
– l’une de 50 000 et l’autre de
100 000 personnes – en un mois, des
meetings monstres à travers tout le
pays, des cars entiers de manifestante-
s se déplaçant des villes les plus inattendues.


On assiste à la résurgence d’un militantisme
traditionnel – les gens parlent
des meetings plus gros dans leur ville
depuis la grève des mineurs et les manifestant-
e-s sont conscients de participer
aux protestations les plus massives,
quel qu’en soit le thème, depuis
près d’une décennie. Il faut revenir en
arrière de près de 20 ans pour voir des
manifs pour la paix plus importantes,
les grandes marches de la CND (Campagne
pour le désarmement nucléaire)
contre les euromissiles, et plus de 30
ans pour des manifs anti-guerres plus
massives.


Un activisme d’un type nouveau


On remarque aussi la naissance d’un
activisme de type nouveau et la combinaison
des deux a créé le potentiel de
construction d’un réel mouvement de
masse. Nous avons déjà vu cet effet
ces dernières années. La mobilisation
contre l’OMC à Seattle, il y a deux ans
seulement, a été celle des syndicalistes
et défenseurs de l’environnement
(Teamsters and turtles). Chacune des
grandes mobilisations anticapitalistes
depuis, à Prague, Washington, Nice,
Québec, Gothenburg et Gênes – a rassemblé
jeunes et vieux, un mélange divers
de protestataires d’origines très
différentes, unis contre les ravages
causés par ce système.


Le mouvement anti-guerre en Grande-Bretagne a de nombreuses caractéristiques
de ces mobilisations anticapitalistes,
avec en plus deux autres facteurs
décisifs. D’abord, l’existence
d’une importante population noire et
asiatique en Grande Bretagne, qui clame
toujours plus haut son rejet du racisme
et de l’injustice auxquels elle est
confrontée. Ensuite, la désenchantement
généralisé face au gouvernement
Blair qui a contribué a former une couche
de militant-e-s extrêmement critiques
face à l’idée que cette guerre serait
un combat pour la civilisation et la
démocratie.


Jusqu’ici, ceci a été l’une des campagnes
les fortes de toute l’Europe, avec
un niveau d’activisme bien plus élevé
que dans des pays comme la France.
Comment l’expliquons-nous? Le facteur
critique n’est pas simplement celui
de la présence d’un nombre élevé
de musulmans dans notre pays, quel
qu’ait été l’importance de cet aspect
dans la construction de la coalition
Stop the War. Ce qui a compté aussi ce
sont les orientations et la position politique
que le mouvement anti-guerre a
adoptées.


Dès le tout début, nous nous en sommes
tenus à des mots d’ordre simples:
stop à la guerre, opposition à la réaction
raciste et aux attaques aux libertés.
Nous avons refusé de lier le mot d’ordre
stop à la guerre à un appel contre le
terrorisme. En effet, alors que la déclaration
initiale de nos buts condamnait
le 11 septembre, nous avons estimé
qu’un mot d’ordre de campagne «antiterroriste
» serait trop diviseur, du fait
que la définition du terrorisme fait
l’objet d’une large controverse, cette
étiquette ayant été appliquée ces dernières
années à des gens comme Mandela
par exemple. Nous avons aussi rejeté
des mots d’ordre qui pouvaient
être interprétés comme antimusulmans,
car nous considérions qu’il était
vital de gagner des organisations et individus
musulmans pour qu’ils appuient
la coalition anti-guerre. Le
choix de nos mots d’ordre a conduit à
ce que nous pussions créer l’unité la
plus large, sans avoir à distinguer les
militants musulmans, pacifistes, de
gauche, etc.


Les buts de la guerre


Ceci a permis à la coalition d’être en
phase avec le contexte de mécontentement
politique plus généralisé en
Grande-Bretagne et a conduit le gouvernement
Blair à ne pas pouvoir créer
un consensus facile autour de sa position,
suite aux événements du 11 septembre.
Dès le début, il y a eu des interrogations
à très grande échelle sur
les buts réels de la «guerre contre le
terrorisme». L’assemblée de lancement
de la coalition au centre de Londres,
réunissant 2000 personnes, en est
la preuve. Il est toujours impossible de
déterminer pourquoi les gens pensent
d’une certaine façon, ou décident de se
mettre en mouvement ou de rester passifs.
Mais en Grande-Bretagne la résurgence
politique du mouvement
ouvrier ces dernières années a été
beaucoup plus rapide que sa renaissance
organisationnelle.


Le niveau de connaissances et de
compréhension de ceux qui se sont impliqués
dans le mouvement anticapitaliste
est en moyenne très élevé. La lutte
contre les privatisations n’a pas seulement
comme moteur les connaissances
et les avis des travailleurs/euses dans
les industries menacées, mais aussi des
livres comme celui de Georges Monbiot:
L’Etat captif, qui démontre les
liens entre le gouvernement et les capitaux
privés, ainsi que l’érosion de la
démocratie.


Les effets cumulés du déclin du travaillisme
traditionnel, de la montée du
blairisme, des désillusions de la première
législature travailliste, de l’incapacité
des dirigeants syndicaux à exprimer
ces oppositions, de l’abstention
massive de la classe ouvrière aux élections
de juin dernier et de l’émergence
de l’Alliance Socialiste, ont tous contribué
à rendre plus aigu tout mouvement
de protestation contre ce gouvernement.


Anti-impérialisme


Il y a aussi eu l’histoire des interventions
impérialistes au cours
de cette décennie. Trois guerres
impérialistes majeures, avec trois
séries de bombardements, trois
paquets de mensonges sur ces
guerres présentées comme devant
résoudre tous les problèmes. Mais
les Balkans et l’Irak restent dévastés.
Ainsi, l’un des traits de pensée
dans la construction de ce mouvement
a été une profonde méfiance
contre ce type d’interventions et
un sentiment anti-impérialiste largement
répandu.


L’autre composante importante du
mouvement anti-guerre a été ses
liaisons avec le mouvement anticapitaliste.
Peu avant les bombardements en
Afghanistan, Globalise Resistance a
organisé une conférence à Londres et
une manifestation lors de la conférence
du Labour Party a Brighton, soutenue
par les Verts et par l’Alliance Socialiste.
Aucun de ces deux moments n’a
été un phénomène de masse, mais ils
ont contribué a conduire le mouvement
anticapitaliste vers une orientation anti-
guerre. Le mouvement anticapitaliste
en Grande-Bretagne n’a jamais atteint
l’importance numérique de ceux
de nombre d’autres pays, mais il est devenu
plus politisé, ce qui s’est reflété
dans le fait que parmi les militant-e-s
du mouvement contre la globalisation
capitaliste, se mobiliser contre la guerre
n’a pas demandé de longs débats.


La polarisation du mouvement


Le mouvement anticapitaliste a connu
un développement constant sur le
plan politique – phénomène qui a connu
un pic après Gênes et qui a conduit
à une polarisation du mouvement. Les
meilleures réactions ont été que le
mouvement devait refuser d’être criminalisé,
rester mobilisé dans la rue,
refuser de se laisser intimider, et travailler
à élargir sa base sociale en direction
des travailleurs/euses. Ces gens
étaient bien préparés à relever le défi
de la «guerre contre le terrorisme»,
ceux qui ont reculé après Gênes
l’étaient bien moins. Ainsi, en réaction
aux attentats du 11 septembre, certains
groupes anticapitalistes aux USA ont
décidé de renoncer aux actions
prévues. Mais beaucoup d’autres ont
maintenu le cap et décidé de s’orienter
aussi vers des activités anti-guerre.


Nombre de commentateurs ont été
surpris que le mouvement anticapitaliste
ne se soit pas effondré. Ils cherchent
à le dénoncer, ainsi que le mouvement
anti-guerre comme étant antiaméricain,
alors qu’évidemment il n’a
rien contre les Américains en tant que
tels, mais qu’il lutte contre la politique
de leur gouvernement et des milieux
d’affaires. Ce qui surprend encore plus
ces commentateurs, c’est l’incapacité à
détourner le mouvement – par cooptation
– en direction de simples stratégies
réformistes. Un partie de la critique du
capitalisme globalisé est une critique
qui s’adresse aux dirigeants sociauxdémocrates
qui ont été à l’origine de
l’invitation du G8 à Gênes, ou qui,
comme Tony Blair, sont des supporters
enthousiastes du marché. Ceci ne signifie
absolument pas que le mouvement
ne peut pas rassembler y compris des
secteurs qui veulent réformer le système.
Mais dans le mouvement il existe
une critique bien plus fondamentale du
système. Après Gênes, l’idée de Naomi
Klein, consistant à simplement contourner
l’Etat n’a plus autant d’attrait.


Une brochure récente (Demos) par
John Lloyd, L’éthique protestaire, illustre
le fossé entre le militant anticapitaliste
de base et ceux, comme cet
auteur, qui veulent coopter ce mouvement
au sein de la social-démocratie.
Lloyd écrit que «Le seul groupe politique
qui utilise maintenant les tactiques
développées par le mouvement antiglobalisation
– usage sporadique de la
violence et opposition par le biais de
réseaux, imprévisibles et incontrô lables
– est Ben Laden et son Al-Qaida.
En poussant les potentalités destructrices
de telles tactiques et stratégies à
un extrême bien plus dangereux, ceuxci
ont démontré que la ligne d’attaque
des mouvements anti-globalisation ne
peut pas remplacer le système actuel
de gouvernance du monde
» (p. 67).


Orientation socialiste


Ainsi des mobilisations contre le capitalisme
globalisé sont amalgamés
aux détournements suicides du World
Trade Center
et Ben Laden est cité
comme preuve que personne ne saurait
gouverner le monde mieux que ceux
qui le font aujourd’hui! Heureusement,
le niveau de réflexion et de débat au
sein du mouvement anticapitaliste est
bien supérieur à ce que Lloyd lui
prête. Il en est de même sur le plan
politique, puisque depuis Gênes il y
a eu un approfondissement de la
compréhension des liens qui unissent
guerre et capitalisme.


L’anticapitalisme a largement débordé
les frontières des grandes
puissances. La conférence tenue à
Beyrouth, simultanément avec le
sommet de l’OMC à Doha début
novembre, révèle que dans des régions
comme le Proche-Orient il
existe une identification importante
avec les manifestations de Gênes et
leur esprit de protestation contre le
système. Cette conférence a été un
développement enthousiasmant, montrant
des issues autres que les solutions
nationalistes ou staliniennes qui ont
longtemps été les seules présentes dans
la région et annonciatrices du développement
d’un mouvement nouveau et
jeune qui peut aider à construire une
nouvelle gauche. Ceux d’entre-nous,
venus de Grande-Bretagne, qui ont
cherché à démontrer les liens entre capitalisme,
impérialisme et guerres ont
été bien reçus et ont pu débattre avec
des militant-e-s de nombre de pays du
Moyen Orient et d’Asie sur une série de
thèmes allant du tourisme et de ses effets
sur des pays comme l’Inde, aux privatisations
présentées comme le grand
espoir pour l’avenir de cette région.


De nouvelles relations entre l’anticapitalisme,
le militarisme, la guerre et
l’impérialisme seront mises en avant
lors de la prochaine grande manifestation
à l’occasion du sommet de l’UE à
Bruxelles. Il faut construire sur les bases
du succès du mouvement antiguerre
en Grande-Bretagne – à la fois
en étendant et en renforçant ce mouvement
dans ce pays, mais aussi en
nouant des liens internationaux qui
soient en mesure de mettre sous pression
nos gouvernants. En Grande-
Bretagne, la question politique est au
centre. Le mouvement britannique a
réussi jusqu’ici à éviter les pires écueils
du sectarisme qui teinte nombre de
campagnes. La composante socialiste a
été cruciale dans l’orientation du mouvement
et en rassemblant différents
courants. Ces mouvements qui se développent
contribuent aussi à construire
une nouvelle gauche. Renforcer la participation
organisée de la classe
ouvrière à ces mouvements et y renforcer
le poids des partisans du socialisme,
ne peut que contribuer à améliorer de
façon décisive le rapport de forces.


* Article reproduit de la Socialist Review (décembre
2001), publiée par le Socialist Worker’s Party (SWP)
dont Lindsey German est responsable. Elle est aussi
l’une des membres fondatrices de la coalition Stop
the War. Notre traduction.