Constitution européenne, anti-démocratique et néolibérale
Constitution européenne, anti-démocratique et néolibérale
Ancien président du Syndicat des Services Publics (SSP) au plan national et militant du Forum Social Lémanique, Eric Decarro a participé à la conférence qui sest tenue les 22 et 23 mai derniers à Rome sur la question de la constitution européenne et nous livre ses réflexions. (réd)
Le projet de constitution européenne na fait lobjet daucun débat démocratique parmi les populations concernées. Pourtant, si un accord se réalise sur les mécanismes de décision, ce texte pourrait bien être signé en juin déjà par les 25 pays membres de lUE.
Jusquici lattention sest exclusivement portée sur la question des mécanismes institutionnels ou sur lintroduction dans ce texte dune référence à lhéritage chrétien. Il est temps que le débat porte aussi sur la question du contenu de cette constitution et du modèle de société quil suppose.
Cette constitution, foncièrement néolibérale, est en effet en totale contradiction avec lEurope sociale, pacifique et solidaire à laquelle nous aspirons. Elle privilégie la concurrence, la compétition et les politiques monétaristes. Elle renforce le pouvoir supra-national de lUE au détriment des gouvernements nationaux et engage lEurope sur la voie dune politique de puissance.
Les principaux éléments du texte
- Dans ce projet, «la concurrence» et «léconomie sociale de marché hautement compétitive» sont érigés en objectifs suprêmes (cf. art. 3, points 2 et 3). Toute politique dun Etat membre susceptible de «fausser la concurrence» peut dès lors être attaquée.
- Les services publics ne sont jamais nommés en tant que tels: ce sont «des services dintérêt général», ce qui signifie quils peuvent être indifféremment prestés par des opérateurs privés ou publics.
- Lobjectif de la Banque Centrale européenne consiste à assurer la stabilité des prix et à lutter contre linflation: on priorise ainsi le maintien de la valeur de la monnaie, et donc celle des actifs financiers, au détriment de la lutte contre le chômage. Le projet confirme à cette fin le principe de lindépendance de la BCE tant par rapport aux institutions européennes quaux gouvernements des pays membres.
- Le budget de lUE doit être équilibré et lobjectif du pacte de stabilité, à savoir lutter «contre les déficits excessifs» des Etats membres est réaffirmé. Cela ouvre sur des politiques daustérité au détriment de lemploi, des prestations de services publics et de la protection sociale en général. Ces politiques, combinées aux cadeaux fiscaux aux possédants et multinationales, renforceront toutes les tendances à la privatisation.
- Le projet garantit la liberté de circulation des capitaux, des marchandises et des services, et de création dentreprises dans lEurope des 25. Il est par ailleurs stipulé que lUE défend ces principes néo-libéraux tant à lintérieur que vers lextérieur.
- LUE soriente clairement dans le sens dune politique de puissance, à la fois subordonnée aux Etats-Unis, par le biais de lOTAN, et rivale de ceux-ci avec «la définition progressive dune défense commune». Le projet préconise le renforcement des capacités militaires de lUE, notamment dans le cadre de la «coopération structurée» entre les principaux Etats et ouvre sur la participation de lUE à la course aux armements avec la volonté affirmée de développer de nouvelles technologies et la production dans ces domaines, ce qui entraînera une augmentation des dépenses militaires au détriment des dépenses dutilité sociale.
- LUE ne reconnaît pas les droits des migrant-e-s qui travaillent ou résident en son sein et ne sont pas ressortissants de lun des 25 pays membres. LUE refuse clairement de les accueillir et de régulariser leur situation, sauf pour les éléments très qualifiés quon cherche au contraire à attirer, privant ainsi les pays qui les ont formés de compétences importantes pour leur développement. Quant aux migrants intra-communautaire, ils ne disposeront que de droits politiques réduits.
Primat du marché sur les droits sociaux
Il est vrai que le projet de constitution se réfère explicitement, dans certains articles, aux politiques de plein emploi et au dialogue social. Mais quel peut être le poids de ces points en face des principes de la concurrence, de léconomie de marché ou de la compétitivité déclinés dans le détail dans deux chapitres essentiels qui attaquent sur toute la ligne les droits sociaux des salariés et les libertés syndicales? La concurrence et la compétitivité seront priorisés par les gouvernements et lUE car ils répondent aux intérêts du capital, et cest celui-ci qui domine dans les rapports sociaux actuels et à travers les politiques de régression sociale mises en oeuvre par tous les gouvernements, sans exception.
Cela «ne mange pas de pain» de faire figurer dans la constitution quelques références à des «politiques tendant au plein emploi» alors quil existe des dizaines de millions de chômeurs-euses en Europe et sachant que la compétitivité, les politiques monétaires restrictives et les politiques daustérité vont attaquer cet objectif.
Il est vrai aussi que le projet de constitution a repris la Charte des droits humains fondamentaux. Nous ne pouvons, bien entendu, quêtre daccord avec le droit à la vie et à la dignité humaine, avec linterdiction de la torture ou du travail forcé, mais quen est-il des droits sociaux fondamentaux que sont le droit au travail, le droit à un revenu décent ou le droit au logement? Quen est-il de lengagement à harmoniser vers le haut les conditions de salaire et de vie dans lEurope des 25? Quen est-il du droit de conclure des conventions collectives et du droit de grève au plan européen?
Le droit au travail, et à un revenu décent, est un droit social fondamental, qui constitue une condition essentielle dune démocratie véritable. En lieu et place du droit au travail, qui implique lengagement dune communauté à prendre des mesures pour le garantir, la Constitution prévoit «le droit de toute personne de travailler et dexercer une profession librement choisie et acceptée». Que signifie «le droit de travailler» dans un système déconomie de marché qui savère de plus en plus incapable doffrir un emploi à toute personne en âge de travailler et ne cesse de précariser le travail? Un tel droit est totalement fonctionnel à la logique du système et na rien à voir avec le droit au travail: il signifie uniquement le droit dentrer en compétition, de concourir, pour un travail et ne garantit même pas un revenu convenable.
Faire campagne contre cette constitution
On nous dit «cest çà ou le chaos» ou «on pourra toujours réformer cette constitution plus tard, pour lheure il faut laccepter». Le problème, cest que toute modification de cette constitution requiert lunanimité des 25 pays membres, autant dire mission impossible. Nous devons aussi résister à ceux, à gauche, qui nous appellent à accepter ce projet, car selon eux la question principale que poserait cette constitution serait «pour ou contre lEurope».
En tant que militant-e-s altermondialistes, nous sommes, nous aussi, pour lEurope, mais pas pour cette Europe-là: une telle libéralisation dans lEurope des 25 marquée par dénormes disparités salariales et de conditions de vie débouchera sur la mise en concurrence des salarié-e-s des différents pays et renforcera les tendances au dumping salarial et social et aux délocalisations dentreprises. Cela renforcera aussi la concentration du capital et favorisera une prise de contrôle complète de lactivité économique et des richesses des nouveaux adhérents à lUE par les multinationales des pays européens les plus riches.
Nous ne pouvons prétendre lutter pour un autre monde et accepter une constitution dun tel contenu. Celle-ci ouvre en effet sur une Europe totalement fonctionnelle aux politiques du G8, du FMI et de lOMC, et sur une Europe puissance engagée dans le concert impérialiste, tout cela au détriment des droits sociaux des salarié-e-s et des populations du monde entier, de la solidarité avec les pays du Sud et de lEst (car la «compétitivité» implique des gagnants, mais aussi des perdants), de la paix et de la protection de lenvironnement.
Nous devons impulser une campagne pour le rejet de cette constitution, et en même temps engager un processus constituant à la base, associant les mouvements sociaux et les populations pour définir lEurope que nous voulons. Nous devons pour cela élaborer notre alternative, notre modèle de société à nous, et nous inscrire dans une perspective de remise en cause des rapports économiques dominants qui nous conduisent à la catastrophe sur tous les plans. Seule une telle vision peut nous permettre déclairer nos propres propositions de réformes.
Eric DECARRO
Article à paraître dans Il Manifesto.