Après trois ans doccupation «la guerre sans fin» se poursuit
Après trois ans doccupation «la guerre sans fin» se poursuit
En défense de son «Evaluation quadriennale de la défense», récemment publiée, le secrétaire US, Donald Rumsfeld, a évoqué une «guerre sur une génération», projetant trente ans de combats incessants contre lislam radical. Les changements proposés du dispositif militaire US prévoient plus de Forces Spéciales et une aptitude à mener simultanément de nombreuses missions flexibles de «guerre contre-insurrectionnelle». Le message ne pouvait être plus clair: les Etats-Unis vont accroître leur recours à un militarisme débridé comme mécanisme clé pour étayer leur position mondiale.
Trois ans après le début de la guerre en Irak, où en sont les Etats-Unis? Revenons sur les raisons du lancement de cette guerre et sur ce que veut lélite néo-conservatrice de Washington. Son but est aussi simple que difficile à atteindre contrôler lordre du monde. Cela na rien à voir avec lutopie impossible de contrôler directement les affaires intérieures de chaque pays. Cela signifie plutôt que tout pays significatif et, sans aucun doute, toute puissance majeure, doit déterminer ses relations économiques et politiques internationales en fonction de ses relations avec les Etats-Unis. Ensuite, que les Etats-Unis doivent continuer à détenir tous les leviers essentiels du pouvoir, qui leur ( ) permettent à eux seuls de vivre bien au-dessus de leurs moyens en siphonnant des prêts et des tributs énormes en Asie orientale et ailleurs.
Cest pour cela que lagression de lIrak était essentielle. Lidée que cette guerre tourne autour du pétrole est simpliste, même si elle contient bien sûr un important élément de vérité. En occupant lIrak et en contrôlant ainsi les plus grandes réserves prouvées de pétrole, tout en sassurant la domination stratégique vitale des principales voies dexportation du pétrole du Moyen-Orient, les Etats-Unis renforçaient surtout massivement leur emprise sur lAsie orientale (spécialement le Japon) et lEurope.
Axe stratégique
Au-delà, laxe stratégique de la politique militaro-politique US vise à dominer lEurasie. Ce qui lui importe, cest davancer ses pions en Asie centrale, comme point dappui dun objectif à long terme: affaiblir la domination régionale chinoise ou la ré-émergence de la Russie comme puissance significative. Avec leffondrement de lURSS, un grand vide stratégique sest ouvert en Asie centrale. Cest là que les intérêts des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine se croisent, et que les Etats-Unis sont extrêmement soucieux de stabiliser une présence militaire significative: dans des pays comme lOuzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, ils ont soutenu des régimes extrêmement répressifs.
De surcroît, lintervention massive des Etats-Unis dans la «Révolution Orange» en Ukraine fait partie du processus visant à développer des régimes amis dans toutes les régions clés de lEurasie en combattant linfluence russe. En relation avec les initiatives contre linfluence chinoise, on notera le retour des soldats US aux Philippines, un autre aspect de cette manuvre dencerclement militaire.
Iran et Syrie
Ce que les Etats-Unis veulent en Iran et en Syrie, cest un changement de régime. Pour donner libre cours à la domination US au Moyen-Orient, les régimes nationalistes ou islamiques militants doivent disparaître. Certes, la mise à lindex des régimes islamiques nest pas absolue; par exemple, les Etats-Unis pourraient accepter de négocier avec les très réactionnaires Frères Musulmans dEgypte et admettre quils participent à un gouvernement, de la même manière que le
Conseil suprême de la révolution islamique est en réalité un secteur décisif du gouvernement en Irak. Mais le régime iranien est une autre affaire. Il est perçu comme un soutien plus ou moins ouvert à la diffusion de lislam radical, qui donne son appui au Hezbollah libanais, sallie au gouvernement syrien et soutient partout les mouvements anti-israéliens.
La campagne contre la technologie nucléaire de lIran fait partie de cette campagne pour un changement de régime. Les Etats-Unis ne croient sans doute pas du tout que lIran soit en train de construire une bombe atomique. Dans les spéculations sur ce que coûterait aux Etats-Unis une agression militaire contre lIran, de nombreux commentateurs paraissent sous-estimer combien ils ont été proches de recourir à loption militaire ( ). De même, la Syrie, perçue comme un appui aux forces insurgées en Irak, a été à deux doigts dune attaque militaire US en 2005, invoquant leur «droit à poursuivre des insurgés irakiens» pour traverser la frontière.
Pour le moment, les Etats-Unis ont fait des concessions aux Européens en nétendant pas loption militaire au-delà de lAfghanistan et de lIrak. Lorsque Tony Blair sest envolé pour rencontrer Angela Merkel à Berlin [le 17 février dernier, ndlr], leur principal sujet de discussion a été lIran: comment développer une alternative à laction militaire. Mais les Etats-Unis nont pas pris la décision de ne pas recourir à une action militaire contre lIran et la Syrie. Au-delà des réticences des Européens, il est vrai que Washington est aussi préoccupé par les conséquences sur lIrak dune attaque contre lIran. Ceci renvoie à la faiblesse stratégique et aux erreurs de toute lopération de guerre en Irak.
Echec en Irak
Certains ont prétendu que les troupes US seraient vulnérables à des représailles des chiites irakiens si elles lançaient une attaque majeure contre lIran. Cest vrai, mais ce nest pas la question clé. Le gouvernement irakien est dominé par lAlliance Irakienne Unie, menée par des chiites. Dans son essence, ce gouvernement est conduit par des partis loyaux au Conseil suprême de la révolution islamique, qui vise un Etat dominé par les chiites. Durant les deux dernières années, les Etats-Unis ont accepté les leaders chiites, au moins comme alliés tactiques, pour vaincre linsurrection sunnite et mettre en place un gouvernement semi légitime. Mais dénormes tensions se font jour. Ces dernières semaines, les Américains et leurs alliés ont lancé de sérieux avertissements, menaçant de couper laide financière et de mettre sous tutelle le gouvernement irakien, si le Premier ministre Ibrahim Jaafari et le Président Jalal Talabani nintégraient pas mieux les sunnites modérés.
Voilà le dilemme US en résumé. Pour le moment, les leaders du Conseil suprême de la révolution islamique sont daccord de jouer la montre et dutiliser les Américains pour frapper leurs ennemis. En fait, les «Brigades Badr» du Conseil suprême sont presque universellement suspectées, de concert avec les forces militaires US, dorganiser lassassinat en masse des insurgés sunnites, potentiels ou suspectés. Mais cette alliance est limitée dans le temps. A létape suivante, si le gouvernement irakien disait simplement aux Américains de sen aller, cela leur ferait courir le risque dune énorme défaite politique. Cest là que réside lessence de la contradiction clé de toute lopération la quasi-impossibilité de créer un consensus pro-US stable et un gouvernement disposé à laisser les Américains installer une présence politico-militaire durable. A partir du moment où les Etats-Unis ont décidé que le Moyen-Orient serait le théâtre clé de leurs opérations militaires, ils ont pris le risque dune défaite politique régionale aux conséquences immenses. Pour les Etats-Unis, cela ne peut tout simplement pas se produire. Cela pourrait faire chavirer leurs plans mondiaux, permettre aux Européens de faire leur retour au Moyen-Orient en tant que force politique et militaire majeure, et constituer un échec essentiel pour la globalisation armée sous domination US. Les Etats-Unis nont pas dautre choix que de sengager plus avant dans la région.
Prendre des coups à léchelle mondiale
Leur centrage sur le Moyen-Orient a conduit les Etats-Unis à prendre des coups à léchelle mondiale ( ). Le cas de lAmérique latine est le plus frappant, où la «guerre contre le terrorisme» na aucun impact ni audience populaires, et où lélection à la présidence dEvo Morales, mais aussi, avant tout, lapprofondissement du processus révolutionnaire bolivarien au Venezuela, représentent de sérieux obstacles pour les plans US.
Sur le plan idéologique, ces évolutions sont dune importance vitale. Hugo Chávez au Venezuela, ainsi que le vaste mouvement populaire qui a conduit à lélection dEvo Morales, sont en train de donner, pour la première fois depuis une génération, un contenu arithmétique à la formule algébrique «un nouveau monde est possible» le seul possible, cest le socialisme!
Cest vrai que la Bolivie, notamment, mais aussi le Venezuela, ne menacent pas beaucoup les intérêts économiques US. Mais larrivée au gouvernement de gens qui se réclament du socialisme a un impact politique immense. Cela confère une plus grande marge de manoeuvre politique aux mouvements dopposition, mais aussi à des gouvernements pro capitalistes modérés, comme celui de Lula au Brésil, pour agir et défier les politiques US. Et sur le long terme, le nouveau développement de mouvements socialistes dans la région est vraiment une mauvaise nouvelle pour les Etats-Unis.
En même temps, globalement, la «guerre contre le terrorisme» dispose de peu de soutien populaire en Asie orientale, à lexception peut-être de lIndonésie. La Corée du Sud, un pilier du dispositif de sécurité US depuis des décennies, est devenu un cas désespéré pour linfluence US. La peur du Nord, basée sur lanticommuniste, a perdu son emprise, et même le soutien à la réunification Nord-Sud, sur une base nationaliste anti-américaine, paraît massif. A tel point, que des sections du corps des officiers coréen défendent la ligne: «une Corée réunifiée avec sa propre bombe atomique!» Les rapports commerciaux de la Corée avec la Chine, partenaire économique indispensable, sont désormais omni-présents.
Comme en Amérique latine, les Etats-Unis paient le prix politique de la globalisation néolibérale sous ses formes les plus crues les «privatisations par expropriation». Lorsque léconomie sud-coréenne sest effondrée en 1997, le président de la Banque mondiale, James Wolfenson, a déclaré: «Il va y avoir de nombreuses opportunités pour la globalisation!» ce qui signifiait brutalement, il est temps pour le capital financier US de racheter les sociétés coréennes en faillite. Cette approche carnassière na pas été oubliée.
En Asie orientale, lopinion est aussi polarisée par lattraction magnétique de la Chine. Son gouvernement est engagé dans une diplomatie économique très agressive envers des pays comme la Thaïlande et le Vietnam, leur concédant des accords dentraide et de commerce extrêmement favorables, qui ne lui rapportent quun faible voire aucun avantage économique à court terme, afin de développer une dépendance économique structurelle sur le long terme. ( ) Cet effort mine la position des Etats-Unis.
Pour renforcer sa position asiatique, les Etats-Unis se sont mis à courtiser vigoureusement lInde, paraissant même promettre à son gouvernement le statut de puissance nucléaire reconnue et légitime, en échange de son soutien sur la question des armes nucléaires iraniennes et de la «guerre contre le terrorisme» en général. Cependant, lapproche des Etats-Unis a débouché sur une telle surenchère de demandes de concessions de la part de lInde, que ce rapprochement est devenu plus hésitant.
Régime daccumulation
La ligne de force de l«Evaluation quadriennale» de Rumsfeld est facile à saisir. Intensifier la «guerre contre le terrorisme», rappeler à lordre les alliés des Etats-Unis en leur demandant de dégager plus de ressources pour cela, et se préparer à une intervention militaire accrue dans la Corne de lAfrique et en Asie Centrale.
En dépit de tous les coups politiques que ladministration républicaine reçoit aux Etats-Unis, y compris la baisse de la cote de popularité de Bush et limpopularité croissante de la guerre, la vérité cest quaucune alternative stratégique majeure à la «guerre sans fin» de Rumsfeld-Cheney némerge des milieux dominants. Démocrates et républicains ont les yeux rivés sur les élections du 7 novembre Sénat et gouverneurs. Même sils sont critiques, comme John McCain, ils ont de plus en plus peur dêtre accusés de «mollesse sur la guerre contre le terrorisme». Voilà le principal point fort de la coalition néo-conservatrice le soutien presque unanime, sur lessentiel, des politiciens mainstream, et le niveau déplorable des médias. Cela leur permet dignorer assez facilement les révélations concernant la brutalité des chambres de torture et la violence croissante de la guerre elle-même.
Malgré la force et lénergie du mouvement anti-guerre US, cela produit des conséquences négatives durables. La guerre contre le terrorisme sinstalle comme principe organisateur de la politique US à long terme, comme la guerre froide anti-communiste avant elle. Cest un régime politique, un «régime daccumulation». De tels régimes conditionnent le discours de la politique officielle, créent de nouvelles normes réactionnaires en matière de surveillance et de libertés civiles, siphonnent léconomie en vue de transferts croissant pour larmée, baptisent la torture et le meurtre «défense de la liberté», renforcent le racisme et la xénophobie et imprègnent toute la vie publique dune atmosphère réactionnaire.
Ce dont ont besoin le mouvement anti-guerre et les autres mouvements progressistes des Etats-Unis, cest de lencouragement et de la démultiplication de leur lutte au niveau international.
Phil HEARSE*
*Paru dans Socialist Resistance, mars 2006. Notre traduction avec quelques brèves coupures.