Chemins de fer allemands

Chemins de fer allemands
Le plus grand conflit depuis la fin de la guerre

C’est un petit syndicat
autonome, celui des conducteurs de locomotive, qui mène la vie
dure à la direction de la Deutsche Bahn depuis plusieurs mois.
Avec une détermination exemplaire, slalomant entre les obstacles
juridiques créés par les multiples plaintes de
l’entreprise et faisant face aux dénonciations
répétées du principal syndicat des chemins de fer
(Transnet), appuyé par la direction du parti
social-démocrate. Sans parler des pages entières de la
presse achetées par la direction de la Deutsche Bahn pour y
exposer son point de vue. Ce conflit, qui a culminé dans la
grève de 62 heures de la mi-novembre, paralysant
l’ensemble du pays, est principalement présenté ici
comme une question salariale. Ce n’est qu’un des
éléments d’une situation bien plus complexe,
entraînée par la privatisation des chemins de fer
allemands.

Au départ, on pouvait estimer que toutes les conditions
s’opposaient à l’entrée en lutte du syndicat
GDL (Syndicat des conducteurs de locomotive allemands). C’est un
petit syndicat, minoritaire (15 000 conducteurs et 4000 autres
roulants) face au mastodonte Transet (250 000 membres,
affilié au DGB); il a accepté en 1999 les mesures de
restructurations de la Deutsche Bahn, qui ont frappé les
salaires et les conditions de travail de ses membres; et après
les premiers jours d’une lutte d’abord interdite, un second
tribunal, actionné lui aussi par la direction de
l’entreprise, lui interdisait de faire grève dans le
secteur du transport des marchandises et sur les grandes lignes. Cela
afin de limiter l’impact économique de la lutte et de
dresser l’opinion publique contre le syndicat, les pendulaires
des lignes régionales et de banlieue étant les seuls
touchés par l’arrêt des trains.

Un droit de grève jurisprudentiel

Peine perdue: non seulement l’opinion publique ne s’est pas
massivement tournée contre les cheminots, mais en plus le
jugement du tribunal de première instance a été
cassé par une décision du Tribunal du travail de Saxe
à Chemnitz, ce qui a ouvert la voie à l’extension
de la grève dans le secteur très sensible des
marchandises. Car une bonne partie des entreprises allemandes travaille
en flux tendu (just in time), sans stock. C’est le cas des
aciéries, des industries de transformation de l’acier, de
la métallurgie, de l’automobile. Cela explique que
dès le 16 novembre, les patrons allemands aient insisté
pour qu’une issue négociée soit rapidement
trouvée. Selon le principal institut de recherche
économique (DIW), la grève du fret ferroviaire
coûte un demi-milliard d’euros par jour à
l’économie allemande. On comprend donc la
déclaration du directeur central de la Chambre de commerce et
d’industrie, Martin Wansleben: «Dans la durée, nous
ne pourrons pas le supporter».

Garanti par la Constitution (hormis pour les fonctionnaires), le droit
de grève n’est pas réglé par une loi en
Allemagne. Ce sont d’habitude les partenaires sociaux qui en
définissent l’usage. La guérilla juridique
menée par la direction de la Deutsche Bahn a donc amené
pour la première fois des tribunaux à prononcer une
jurisprudence sur ce point. Mais plus le conflit avançait, plus
la jurisprudence donnait, heureusement, raison aux grévistes. Le
premier tribunal, celui de Nuremberg, avait en effet simplement
interdit tout recours à la grève.

Convention unitaire ou non

Si le GDL est entré seul en lutte, c’est parce qu’en
2002 il avait rompu la communauté tarifaire avec Transnet et le
GdBA (autre syndicat autonome), refusant une nouvelle
détérioration des salaires et des conditions de travail
et estimant que ses membres (il organise près de 80% des
conducteurs de locomotive) n’étaient pas correctement
défendus par la communauté. Les données suivantes
lui donnent raison: retraite à 65 ans pour les conducteurs, 41
heures d’horaire hebdomadaire (contre 40h pour les autres
catégories), perte de 9,77% du salaire réel en 2006. Un
conducteur de 25 ans sans enfants et avec deux ans de métier
gagne entre 1438 et 1588 euros nets; entre deux services, seules neuf
heures de repos sont garanties et les treize week-ends de libres
garantis par an ne commencent que le samedi à 14 heures. Comme
les heures d’attente et de repos entre deux services hors du
domicile sont décomptées comme des congés, la
semaine de travail s’étire régulièrement
jusqu’à 60 heures. Et les conventions tarifaires
négociées par Transnet pour les conducteurs dans
l’une ou l’autre des multiples entreprises que compte la
Deutsche Bahn sont souvent moins bonnes…

D’où la revendication d’autonomie de
négociation avancée par le GDL et de capacité
à conclure une convention spécifique contenant ses
revendications propres (31% d’augmentation des salaires,
réduction du temps de travail de 41 à 40 heures,
réduction de la durée du service de quatorze à
douze heures, week-end commençant le vendredi dès 22
heures). Lorsqu’on lui fait remarquer qu’il rompt ainsi le
sacro-saint principe «une seule entreprise – une seule
convention», le GDL explique que la semi-privatisation de la
Deutsche Bahn – qui s’apprêtait à entrer en
bourse avant le conflit – a déjà conduit à
l’éclatement du conglomérat en une multitude
d’entreprises publiques, privatisées ou en voie de
l’être et que près de 300 sociétés
s’activent dans le domaine des chemins de fer allemands avec des
conditions de travail différenciées. Dans ce cadre, le
maintien à tout prix d’une convention unique ne sert que
la direction, qui par ce biais généralise les mauvais
accords. Ainsi, en négociant directement avec l’extension
allemande de CFF Cargo (SBB Cargo Deutschland), le GDL a obtenu 25% de
plus que ce que Transfert obtenait dans certaines lignes
régionales.

Il y aura donc beaucoup d’enseignements à tirer de la
lutte des conducteurs de locomotive allemands en matière de
stratégie syndicale face à la privatisation des chemins
de fer au niveau européen. Il y aura aussi à être
attentif à ce que cette lutte exprime: un renouveau de la
combativité dans certaines organisations catégorielles en
parallèle à celui de la gauche des grandes
fédérations syndicales. Un renouveau chiffré:
entre 1996 et 2005, il y a eu en Allemagne 2,4 jours de grève
par an pour mille salariés. Ce chiffre est passé à
12,4 en 2006. Et déjà les tramelots suivent avec
intérêt la lutte des conducteurs de locomotive,
forçant le grand syndicat de la fonction publique, Ver.di
à hausser le ton.

Daniel Süri