Comment apprécier résultats de la lutte des travailleurs du bâtiment?

Comment apprécier résultats de la lutte des travailleurs du bâtiment?
Entretien avec Alessandro Pelizzzari (UNIA-Genève)

Après plusieurs mois de
mobilisation, suivis d’un arbitrage difficile, les
négociateurs syndicaux et patronaux sont arrivés à
un projet d’accord qui doit encore être ratifié par
les deux parties syndicale et patronale. Nous avons choisi ce moment
pour nous entretenir avec Alessandro Pelizzari, secrétaire
syndical d’UNIA à Genève, à propos de la
signification de cette confrontation d’envergure, dont les
résultats peuvent à première vue paraître
assez modestes pour les travailleurs.

Quelle évaluation fais-tu du projet d’accord
adopté le 18 décembre dernier par les
délégations syndicale et patronale du gros oeuvre du
bâtiment en matière de flexibilisation du temps de
travail? Comment expliques-tu par exemple les déclarations
triomphalistes du président de la Société suisse
des entrepreneurs (SSE) Werner Messmer, qui estime que «la
solution acceptée par les syndicats est finalement plus
favorable aux entrepreneurs», parce qu’elle «ne fixe
pas de limitation formelle aux heures de travail
‘récupérables’ en cas d’arrêt des
chantiers pour des raisons techniques ou à cause des
intempéries»
(Le Temps, 20 décembre 2007).

L’accord est intervenu après une phase de mobilisations
d’une détermination rarement vue en ce pays ces
dernières décennies. L’ampleur du mouvement a,
malgré les difficultés que nous connaissions dans
certaines régions, surpris le patronat, qui misait sur
l’incapacité des syndicats de renouer avec les secteurs
plus combatifs des travailleurs. De ce point de vue, l’appel de
la SSE à une médiation externe et le fait d’avoir
signé un accord qui remet en place la Convention collective (CN)
est perçu à juste titre par les travailleurs sur les
chantiers comme le résultat de leur lutte. Concernant la
flexibilité, l’accord ne fait qu’expliciter dans la
CN les dispositifs qui y existaient déjà avant sa
dénonciation. Si la même flexibilité qui avait
déjà été perçue comme
problématique en 2005 continue donc à déployer ses
effets, on est très loin des revendications patronales de 80
heures flexibles supplémentaires. Son application
dépendra, comme avant, de la capacité de contrôle
syndical sur le terrain, qui est, on le sait, très
différente d’une région à l’autre.

De 1993 à 2006, les salaires réels de la construction
ont pratiquement stagné (+3,3% sur 13 ans en termes
réels), soit plus lentement que dans le secteur bancaire
(+15,1%), l’industrie pharmaceutique (+13,4%),
l’hôtellerie (+5,5%) ou le commerce de détail
(+5,4%). Ainsi, les majorations obtenues par le projet d’accord
– +2,35% en 2008 et +2% en 2009 – ne compensent pas ce
retard. Sans compter qu’elles seront sans doute largement
mangées par l’inflation, qui a atteint 2% en
décembre 2007 (en rythme annuel). Cette concession salariale des
patrons n’est-elle pas somme toute bien modeste pour une branche
dont les affaires marchent aujourd’hui très fort?

Encore une fois, l’importance de l’accord réside
dans le fait qu’il a repoussé l’attaque patronale en
remettant en place l’instrument que les travailleurs, et non
seulement du bâtiment, considèrent être le seul
rempart contre le dumping, et ceci sans aucun
démantèlement. Il est vrai que l’accord salarial
n’est pas spectaculaire, et il l’est encore moins
comparé aux revendications prononcées par l’USS
l’année dernière de 3 à 4%. Mais il doit
être mis en relation non seulement avec la revendication
patronale de n’accorder dorénavant que des augmentations
individuelles, mais aussi avec l’augmentation prévue des
salaires conventionnels de 3% pour 2008, ainsi que de
l’augmentation supplémentaire pour les travailleurs
payés à l’heure de 2%. Pour les catégories
les moins payées, comportant notamment les travailleurs
temporaires et les permis L, l’augmentation sera donc de 5%, ce
qui est un bon résultat, notamment à Genève,
où ces catégories sont surreprésentées.

Les commentaires journalistiques parlent beaucoup de victoire de la
paix du travail; cette thématique est d’ailleurs souvent
reprise par les syndicats. Pourtant, la dérégulation du
travail et le dumping salarial vont se poursuivre sur les chantiers,
mettant à profit le travail temporaire et l’insuffisance
des «mesures d’accompagnement»… Afin de
répondre à de tels défis, comment les
expériences de mobilisation accumulées au cours de
l’automne dernier pourraient-elles être mises à
profit pour développer une orientation et une pratique
syndicales plus combatives entre deux échéances
conventionnelles ou en vue de nouvelles négociations?

La mobilisation a clairement montré que le syndicat est fort
là où il se construit à travers le conflit. Le
mouvement a non seulement réaffirmé la capacité
d’autodéfense des travailleurs dans les régions
traditionnellement combatives (Genève, Tessin), mais a aussi
permis de réinvestir les lieux de travail dans des
régions comme Lucerne ou Zurich, où sur le plus grand
chantier d’Europe, la NFLA. Or, il serait fatal de se reposer sur
la „paix du travail“ en attendant la prochaine grande
bagarre, qui viendra peut-être plus rapidement que nous ne le
croyons: non seulement, il est loin d’être acquis que la
SSE ratifie l’accord; il faut surtout savoir que les patrons
genevois hésitent à resigner la convention cantonale,
dénoncée au même temps que la CN. L’accord
genevois étant particulièrement favorable pour les
travailleurs, ils iront jusqu’au bout de leur lutte, le cas
échéant… Plus largement, il importe de
généraliser ce qui a permis le succès des
mobilisations, à savoir la présence quotidienne sur les
lieux du travail, l’implication des travailleurs dans toutes les
décisions prises au cours de la mobilisation, la constitution de
réseaux de militants et la collaboration entre les
différentes régions.