Écosocialisme: bienvenue à l’anthropocène
Écosocialisme: bienvenue à lanthropocène
Dans cet essai publié en anglais sur la liste Tomdispatch.com le 26 juin 2008 et traduit par solidaritéS, lhistorien Mike Davis brosse un tableau apocalyptique des changements climatiques en cours et des catastrophes humanitaires et environnementales qui attendent les secteurs les plus défavorisés de lhumanité, si nous ne rompons pas avec une économie marchande généralisée et un impérialisme prédateur. Citant les autorités scientifiques les plus reconnues, il rappelle que nous avons définitivement quitté lère géologique relativement stable de lholocène, qui a prévalu durant les 12 000 dernières années, pour aborder une nouvelle ère marquée par «linstabilité radicale des environnements»: lanthropocène.
Texte complet et illustré téléchargeable ici.
1. Adieu à lholocène
Cest la fin dun monde, le monde dans lequel nous avons vécu ces 12 000 dernières années, même si aucun journal dAmérique du Nord ou dEurope nen a encore publié la nécrologie scientifique.
Au mois de février dernier, alors que le chantier du gratte-ciel Burj Dubaï, bientôt deux fois plus haut que lEmpire State Building, se voyait rajouter un 141e étage, la commission stratigraphique de la Geological Society of London, ajoutait quant à elle un nouvel étage à lédifice des couches géologiques.
La London Society, fondée en 1807, est la plus ancienne société savante consacrée aux sciences de la Terre et sa commission agit comme haute autorité en matière de définition des échelles de temps géologiques. Les stratigraphes découpent lhistoire de la Terre, préservées dans les strates sédimentaires en une hiérarchie dères, de périodes et dépoques, marquée par les pointes liées aux extinctions de masse, aux différenciations despèces et aux changements abrupts dans la chimie de latmosphère.
En géologie, comme en biologie ou en histoire, la périodisation est un art controversé. La polémique la plus aigüe au sein de la science britannique du 19e siècle, fut la «grande controverse du dévonien», qui se livra à propos dinterprétations concurrentes de roches galloises familières et de calcaire rouge anglais. Plus récemment les stratigraphes se sont battus à propos de la manière de démarquer stratigraphiquement les oscillations glaciaires au cours des 2,8 derniers millions dannées. Certains nont jamais accepté que lintervalle interglaciaire tempéré le plus récent, lholocène, soit distingué comme une époque à part entière du seul fait quil comprend toute lhistoire des civilisations.
En conséquence, les stratigraphes contemporains ont fixé des critères particulièrement rigoureux pour la consécration de toute nouvelle division géologique. Malgré le fait que lidée d«anthropocène» – époque définie par lémergence de la société urbaine-industrielle comme force géologique – ait été débattue de longue date, les stratigraphes ont refusé jusquici dadmettre les preuves de son avènement. Mais, du moins, pour la London Society, cette position vient dêtre abandonnée.
A la question «Vivons-nous maintenant dans lanthropocène ?», les 21 membres de sa commission ont unanimement répondu OUI. Ils invoquent des preuves solides que lépoque holocène – lintervalle interglaciaire au climat particulièrement stable qui a permis lévolution de la civilisation agricole et urbaine – est terminé et que la Terre est entrée dans «un intervalle stratigraphique sans précédent comparable au cours des derniers millions dannées.» En plus de laccumulation de gaz à effet de serre, les stratigraphes évoquent la transformation humaine des paysages qui «dépasse maintenant sensiblement la production sédimentaire naturelle», ainsi que lacidification inquiétante des océans et la destruction implacable du vivant.
Ce nouvel âge, expliquent-ils, est défini simultanément par la tendance au réchauffement (dont lanalogue le plus proche est peut-être la catastrophe connue sous le nom de maximum thermique du Paléocène-Eocène, il y a 56 millions dannées) et par linstabilité radicale quon peut attendre des environnements futurs. Dans une prose fort sombre, ils avertissent que «la combinaison dextinctions, de migrations globales despèces et de remplacement à grande échelle de la végétation naturelle par des monocultures agricoles est en train de produire une signature bio-stratigraphique contemporaine distincte. Ces effets sont permanents, du fait que lévolution future aura lieu en partant des souches survivantes (fréquemment relocalisées par lhomme).» Lévolution elle-même a – en dautres termes – été contrainte dadopter une nouvelle trajectoire.
2. Vers une «décarbonisation» spontaneé
La consécration de lanthropocène par la commission coïncide avec la controverse scientifique croissante à propos du 4e rapport dévaluation, publié lan dernier, par le GIEC (Groupe dexperts intergouvernemental sur lévolution du climat.) Le GIEC a pour mandat détablir les bases scientifiques communes pour les efforts internationaux datténuation du réchauffement global, mais certains des plus éminents chercheurs-euses dans ce domaine contestent aujourdhui ses scénarios de référence, les considérant comme exagérément optimistes, voir comme relevant de la croyance au père Noël.
Les scénarios actuels ont été adoptés par le GIEC en 2000 pour modéliser les émissions globales sur la base de différentes hypothèses concernant la croissance démographique, ainsi que le développement technique et économique. Certains des scénarios principaux du GIEC sont bien connus des décideurs politiques et des militant-e-s engagés dans le domaine du climat, mais peu de gens en dehors de la communauté des chercheurs-euses en ont, en fait, lu ou compris les détails, en particulier la confiance du GIEC dans le fait quune plus grande efficacité énergétique serait un sous-produit «automatique» du développement économique futur. En effet, tous les scénarios, même la variante du «business as usual», postulent quau moins 60% des réductions démission de carbone auront lieu indépendamment de mesures volontaires.
Dans les faits, le GIEC mise tout – en loccurrence notre planète – sur une progression non planifiée, dictée par le marché, en direction dune économie mondiale post-carbone, une transition qui exige implicitement que la richesse générée par les prix accrus de lénergie se retrouve en fin de compte investie dans de nouvelles technologies et des énergies renouvelables. (LAgence internationale pour lénergie AIE a récemment estimé quil faudrait dépenser 45 mille milliards de dollars pour diminuer de moitié les émissions de gaz à effet de serre dici 2050.) Les accords de type Kyoto et les marchés du carbone sont donc conçus – presque par analogie avec un mécanisme keynésien d«amorçage de la pompe» – pour créer un pont entre la décarbonisation spontanée attendue et les cibles de réduction démissions requises par chacun des scénarios. Opportunément, ceci réduit les coûts de latténuation du réchauffement global à des niveaux qui salignent avec ce qui paraît politiquement possible, du moins théoriquement, tel que lexpose le rapport britannique Stern de 2006 et dautres rapports de ce type.
Lextraction de charbon connaît en particulier une renaissance dramatique, le 19e venant ainsi hanter le 21e siècle. Des centaines de milliers de mineurs travaillent maintenant dans des conditions qui auraient horrifié Charles Dickens, afin dextraire le minerai sale permettant à la Chine dinaugurer chaque semaine deux nouvelles centrales électriques au charbon. Pendant ce temps, on prévoit une augmentation de 55% de la consommation totale de combustibles fossiles pour la prochaine génération, avec un doublement du volume des exportations de pétrole.
Le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), qui a fait sa propre étude en ce qui concerne les objectifs énergétiques «soutenables», avertit quil faudra «une réduction de 50% des émissions de gaz à effet de serre à léchelle mondiale par rapport aux niveaux de 1990» pour que lhumanité nentre pas dans la zone rouge dun emballement du réchauffement climatique (habituellement défini comme une hausse de plus de 2 degrés au cours du siècle). Mais lAgence internationale pour lénergie prédit que, selon toute probabilité, ces émissions augmenteront en fait de 100% au cours de cette période, avec suffisamment de gaz à effet de serre émis pour nous faire basculer au-delà de plusieurs points critiques.
Au moment même où les prix plus élevés de lénergie tendent à lextinction des 4×4 et attirent plus de capital-risque vers les énergies renouvelables, ils ouvrent aussi la boîte de Pandore de la production dhydrocarbures à partir des sables goudronnés canadiens et du pétrole extra-lourd vénézuélien. Or, comme nous met en garde un savant britannique, la dernière chose à souhaiter cest louverture de nouvelles frontières en matière de capacité de production dhydrocarbures qui, sous le slogan trompeur de l«indépendance énergétique», augmentent «la capacité de lhumanité à accélérer le réchauffement global» et retardent la transition urgente vers «des cycles énergétiques sans carbone ou à cycle de carbone fermés.»
3. Un boom de fin du monde
Quelle confiance pouvons-nous avoir dans la capacité des marchés à réallouer les investissements vers les nouvelles formes dénergie ou, par exemple, de la production darmement vers une agriculture durable?
On nous soumet à une incessante propagande, particulièrement télévisuelle, sur la façon dont de grandes multinationales comme Chevron, Pfizer ou Archer Daniel Midlands, travaillent dur à sauver la planète en réinvestissant des profits dans des recherches et explorations qui nous fourniront des combustibles à faible émission de carbone, de nouveaux vaccins et des récoltes plus résistantes à la sécheresse.
Mais comme le boom récent des biocarburants la démontré de manière si affligeante, qui a détourné 100 millions de tonnes de grain de lalimentation humaine, essentiellement vers les moteurs des bagnoles américaines, les «biocarburants» peuvent être un euphémisme pour le subventionnement des riches et la famine des pauvres. De même, le «charbon propre», si vigoureusement soutenu par le sénateur Barack Obama (qui appuie aussi la production déthanol), est aujourdhui une vaste fumisterie, une campagne de lobbying et de publicité à 40 millions de dollars en faveur dune technologie hypothétique que Business Week a caractérisée comme étant «à des décennies dune quelconque viabilité commerciale.»
De plus, il y a des signes inquiétants selon lesquels les compagnies énergétiques sont en train de revenir sur leurs engagements publics en matière de développement de technologies alternatives et de capture du carbone. Le projet pilote de ladministration Bush en la matière, FutureGen, a été abandonné cette année, après que lindustrie du charbon ait refusé de payer sa part de ce «partenariat public-privé». De même, la plupart des projets de «séquestration du carbone» du secteur privé ont récemment été annulés. Pendant ce temps, au Royaume-Uni, Shell vient de se retirer du plus important projet mondial de génération à base déoliennes, le London Array. Malgré des niveaux héroïques defforts publicitaires, les multinationales de lénergie, comme les compagnies pharmaceutiques, préfèrent continuer à faire des profits immédiats sur le dos du bien commun, tout en laissant les impôts, et non les profits, payer pour les quelques recherches – indispensables depuis bien trop longtemps – qui sont effectivement entreprises.
Dun autre côté, le butin tiré des prix élevés de lénergie continue à se déverser dans limmobilier, les gratte-ciels et le capital financier. Que nous soyons ou non au sommet du pic de Hubbert – le pic pétrolier -, que la bulle des prix pétroliers éclate ou non, ce dont nous sommes probablement les témoins, cest le plus important transfert de richesses de lhistoire moderne.
Un oracle éminent de Wall Street, le McKinsey Global Institute, prédit que si le prix du baril de pétrole reste au-dessus des 100 dollars – alors quil frise les 140 dollars aujourdhui – les seuls six Etats du Conseil de coopération du Golfe engrangeront «des rentrées cumulatives inattendues de près de 9 mille milliards de dollars dici 2020.» Comme dans les années 70, lArabie saoudite et ses voisins du Golfe, dont le PIB total a presque doublé en trois ans, sont submergés de liquidités: à hauteur de 2,4 mille milliards de dollars dans les banques et les fonds de placement, selon une estimation récente de The Economist. Indépendamment de la tendance des prix, lAgence internationale pour lénergie prédit que «de plus en plus de pétrole viendra de moins en moins de pays, au premier chef des membres moyen-orientaux de lOPEP.»
Dubai, qui a peu de revenus pétroliers propres, est devenu le centre financier régional pour ce vaste amas de richesse, avec lambition à terme de concurrencer Wall Street et la City de Londres. Durant le premier choc pétrolier des années 70, une bonne part du surplus de lOPEP a été recyclée en achats militaires aux USA et en Europe, ou parquée dans des banques étrangères pour être transformée en prêts «subprimes», qui ont dévasté ensuite lAmérique latine. A la suite du 11 septembre, les Etats du Golfe sont devenus bien plus prudents sur le fait de confier leurs avoirs à des pays comme les USA, dirigés par des fanatiques religieux. Cette fois-ci, ils utilisent des «fonds souverains» dans le but darriver à un contrôle plus actif dinstitutions financières étrangères, tout en investissant des parts importantes de leurs fabuleux revenus pétroliers afin de transformer les sables dArabie en villes hyperboliques, en paradis commerciaux et en îles privées pour rock stars britanniques et gangsters russes.
Il y a deux ans, alors que les prix du pétrole étaient à moins de la moitié de leurs niveaux actuels, le Financial Times estimait que les nouvelles constructions prévues en Arabie saoudite et dans les émirats, dépassaient déjà une valeur de mille milliards de dollars. Aujourdhui, ce chiffre doit être plus près de 1500 milliards de dollars, bien plus que la valeur totale annuelle du commerce mondial de produits agricoles. La plupart des cités-Etats du Golfe se bâtissent dhallucinants centres urbains, et parmi eux Dubaï est la superstar incontestée. En moins de dix ans, y ont été érigés plus de 500 gratte-ciels et ils louent aujourdhui plus dun quart des grues de haute altitude du monde.
Ce turbo-boom du Golfe, dont larchitecte vedette Rem Koolhaas prétend quil est en train de «reconfigurer le monde», a conduit les promoteurs de Dubaï a proclamer lavènement dun «style de vie suprême» représenté par des hôtels à sept étoiles, des îles privées et des yachts de classe J. Ainsi, il nest pas surprenant que les Emirats Arabes Unis et leurs voisins aient la plus forte empreinte écologique par tête de la planète. Pendant ce temps, les propriétaires légitimes de la richesse pétrolière arabe, les masses entassées dans les bidonvilles de Bagdad, du Caire, dAmman et de Khartoum, nen profitent daucune manière au-delà de quelques emplois pétroliers et décoles coraniques subventionnées par les Saoudiens. Pendant que les hôtes des chambres à 5000 dollars la nuit du Burj Al-Arab, le célèbre hôtel de Dubaï en forme de voilure, en profitent, les ouvriers-ères du Caire participent à des émeutes contre le prix inabordable du pain.
4. Les marchés peuvent-ils affranchir
les pauvres?
Les optimistes en matière démissions, souriront de ces images sombres et évoqueront le miracle à venir du commerce des droits démission de carbone. Ce quils négligent, cest la possibilité quun tel marché émerge en effet, comme prévu, mais quil ne produise que des améliorations minimes dans le bilan global démissions, tant quil ny aura pas de mécanisme réel pour imposer une véritable réduction nette de lusage des combustibles fossiles.
Dans les discussions courantes à propos du commerce de droits démission, on est souvent victimes dillusions. Par exemple, la riche enclave pétrolière dAbu Dhabi (qui est comme Dubaï lun des partenaires des Emirats Arabes Unis) se vante davoir planté plus de 130 millions darbres, chacun desquels fait son office en absorbant du CO2 de latmosphère. Mais cette forêt artificielle dans le désert consomme aussi, pour son irrigation, dénormes quantités deau, produites ou recyclées grâce à de coûteuses usines de dessalement deau de mer. Ces arbres permettent donc peut être au Sheik Ahmed ben Zayed de se parer dune auréole lors de conférences internationales, mais la réalité crue, cest quils sont une simple parure cosmétique, à haute consommation dénergie, comme beaucoup de choses issues du prétendu «capitalisme vert».
Et, pendant que nous y sommes, posons-nous la question: et si lachat et la vente de droits à polluer et de crédits de carbone ne réduisait pas le thermostat? Quest-ce qui motiverait alors les gouvernements et les industries globalisées à engager une croisade pour réduire les émissions par des règlements et des taxes?
La diplomatie climatique type Kyoto présuppose que tous les acteurs principaux, une fois acceptée la science des rapports du GIEC, se découvriront un intérêt commun à contrôler le dérapage de leffet de serre. Mais le réchauffement global ce nest pas la Guerre des mondes, où les envahisseurs martiens visent lannihilation de toute lhumanité sans distinction. Le changement climatique produira au contraire, pour commencer, des effets dramatiquement inégaux sur différentes régions et classes sociales. Il renforcera plutôt quil ne diminuera les inégalités et les conflits géopolitiques.
Comme le rapport du PNUD la souligné lan dernier, le réchauffement global est avant tout une menace pour les pauvres et les générations futures, «deux secteurs sans guère de poids politiques.» Une action globale coordonnée en leur faveur présuppose soit un accès révolutionnaire au pouvoir de leur part (un scénario que ne prend pas en compte le GIEC), soit une transmutation de la défense de leurs intérêts particuliers, par les pays et les classes les plus riches, en une «solidarité» éclairée, sans précédent dans lhistoire. Dans la perspective dacteurs rationnels, cette dernière issue ne peut sembler réaliste que si lon peut montrer que les groupes privilégiés nauraient aucune autre «porte de sortie» préférable, quune opinion publique internationaliste pourrait conduire la politique dans les pays clés et que latténuation des émissions de gaz à effet de serre pourrait être atteinte sans sacrifices majeurs pour le niveau de vie de la strate supérieure des pays du Nord. Toutes hypothèses hautement improbables
Et si les turbulences croissantes, environnementales et sociales, au lieu de galvaniser une innovation et une coopération internationale héroïques, conduisaient simplement les élites à des tentatives encore plus frénétiques de se détacher du reste de lhumanité? Latténuation globale de leffet de serre, dans ce scénario inexploré, serait tacitement abandonnée (comme elle la pour part déjà été) au profit dinvestissements accélérés en vue dune adaptation sélective au profit des passagers de première classe de notre planète. Nous parlons ici de la possibilité de créer derrière des murs, des oasis vertes, petits îlots de bien-être privatisés sur une planète par ailleurs sinistrée.
Bien sûr quil y aurait alors toujours des traités, des crédits démission, des secours urgents contre les famines, tout un cirque humanitaire, avec peut être la conversion intégrale de quelques villes ou petits Etats européens aux énergies alternatives. Mais le passage à des modes de vies à faible ou à zéro émissions aurait un coût guère imaginable. (En Grande-Bretagne aujourdhui, il en coûte 200 000 dollars de plus pour construire un seul eco-foyer de «niveau 6» à zéro émissions de carbone, par rapport à une maison standard dans la même région). Et ceci deviendra certainement plus inimaginable encore, aux environs de 2030 peut-être, lorsque les impacts convergents du changement climatique, du pic pétrolier, du pic de leau et dun milliard et demi de plus dhabitant-e-s sur la planète, commenceront à étrangler sérieusement la croissance.
5. La dette écologique du Nord
La vraie question est de savoir si les pays riches mobiliseront un jour la volonté politique et les ressources économiques nécessaires pour atteindre les objectifs de le GIEC, ou pour aider les pays plus pauvres à sadapter au quota de réchauffement inévitable déjà engagé, et qui nous vient par le biais de la lente circulation des océans du monde.
Pour être plus percutant: les électorats des pays riches renonceront-ils à leurs préjugés et aux «murs» aux frontières de leurs Etats pour admettre les réfugié-e-s des épicentres prédits de la sécheresse et de la désertification comme le Maghreb, le Mexique, lEthiopie ou le Pakistan? Est-ce que les Etats-uniens, les plus avares en montant daide internationale par tête, seront daccord de se taxer pour aider à la réinstallation des millions de gens qui seront probablement chassés par linondation de mégas-deltas densément peuplés, comme le Bangladesh?
Les optimistes du marché évoqueront ici encore une fois les programmes de compensation démissions de carbone, comme le Clean Development Mechanism, dont-ils attendent quil conduira à un flux de capital vert en direction du Tiers-Monde. Cependant, la plus grande partie du dit Tiers-Monde préférerait que le Premier-Monde reconnaisse le désastre environnemental quil a créé et assume la responsabilité de son nettoyage. Il proteste à juste titre contre le fait que la charge la plus lourde de lajustement, à lépoque de lanthropocène, incombe à ceux qui ont le moins contribué aux émissions de carbone et qui ont le moins profité de 200 ans dindustrialisation.
Dans une étude dégrisante récemment publiée dans les Annales de lAcadémie nationale des sciences (USA), une équipe de chercheurs-euses a tenté de calculer le coût environnemental de la globalisation économique depuis 1961, tel quexprimé en termes de déforestation, de changement climatique, de surpêche, de destruction de la couche dozone, de conversion de mangroves et dexpansion agricole. Après avoir pris en compte des ajustements pour refléter les charges de coûts relatives, ils sont arrivés à la conclusion que les pays riches avaient engendré 42% des dégradations environnementales de par le monde du fait de leurs activités, en nen assumant que 3% des coûts.
Les radicaux du Sud mettront en avant aussi, et à juste titre, une autre dette. Depuis 30 ans, les villes des pays en développement ont poussé à toute vitesse, sans investissements équivalents dans les services dinfrastructure, dans le logement ou la santé publique. En grande part, cest le résultat de dettes étrangères contractées par des dictateurs, de payements forcés dictés par le FMI et de secteurs publics anéantis par les programmes d«ajustement structurels» de la Banque mondiale.
Ce déficit global dopportunités et de justice sociale est reflété par le fait que plus dun milliard de personnes, selon les chiffres de lONU concernant lhabitat, vivent aujourdhui dans des taudis et quon sattend à un doublement de leur nombre dici 2030. Un nombre équivalent, ou plus encore, recherchent leur subsistance dans le secteur dit informel (un euphémisme du Premier-Monde pour le chômage de masse.) Pendant ce temps, la simple inertie démographique fera croître la population urbaine mondiale de 3 milliards dindividus au cours des 40 prochaines années (pour le 90% dans des villes pauvres) et absolument personne na la moindre idée de comment une planète de bidonvilles et de taudis, en crise énergétique et alimentaire croissante, saccommodera de leur simple survie biologique, encore moins de leurs aspirations inévitables à la dignité et au bonheur élémentaires.
Si tout cela semble indûment apocalyptique, considérez que la plupart des modèles climatologiques anticipent des impacts qui renforceront étrangement la présente géographie des inégalités. Lun des pionniers de lanalyse de léconomie du réchauffement climatique, William R. Cline, a récemment publié une étude, pays par pays, des effets probables du changement climatique sur lagriculture des dernières décennies de ce siècle. Même dans les simulations les plus optimistes, les systèmes agricoles du Pakistan (avec une baisse de 20% annoncée de sa production) et du Nord-Ouest de lInde (avec une baisse de 30%) seront probablement dévastés, ainsi que ceux dune bonne partie du Moyen-Orient, du Maghreb, de la ceinture du Sahel, du Sud de lAfrique, des Caraïbes et du Mexique. Vingt-neuf pays en voie de développement perdront 20% ou plus de leur production agricole actuelle du fait du réchauffement climatique, alors que les agricultures des pays déjà riches du Nord connaîtront probablement en moyenne une expansion de 8%.
A la lumière de telles études, la concurrence implacable actuelle entre les marchés de lénergie et des aliments, amplifiée par la spéculation internationale sur les matières premières et la terre agricole, nest quune modeste préfiguration du chaos qui pourrait bientôt être exponentiellement engendré par la convergence de lépuisement des ressources, des inégalités sans remède et du changement climatique. Le vrai danger cest que la solidarité humaine elle-même, comme le plateau de glaces de lOuest de lAntarctique, ne se fracture soudain et ne sémiette en mille morceaux.
Mike Davis*
* Mike Davis est notamment lauteur de
Génocides tropicaux: Catastrophes naturelles et famines coloniales (1870-1900). Aux origines du sous-développement, Paris, La Découverte, 2006;
City of Quartz: Los Angeles capitale du futur, Paris, La Découverte, 2006;
Le pire des mondes possibles: De lexplosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte/Poche, 2007;
Petite histoire de la voiture piégée, Paris, La Découverte-Zones, 2007;
Les Héros de lenfer, Paris, Textuel, 2007.
Traduction de langlais par Pierre Vanek