Walter Benjamnin: messianisme et émancipation. Entretien M. Löwy

Walter Benjamnin: messianisme et émancipation

Entretien avec Michael LÖWY

A l’occasion de la sortie de son dernier
ouvrage, Walter Benjamin:
Avertissement d’incendie.
Une lecture des thèses « Sur le concept
d’histoire » (PUF, 2001) nous nous sommes
entretenus avec Michael Löwy,
directeur d’études au CNRS et auteur de
nombreux livres, dont Rédemption et
utopie(PUF, 1988) et Révolte et mélancolie(
avec R. Sayre, Payot, 1992).

Walter Benjamin (1892-1940), philosophe et
critique littéraire allemand d’origine juive. Il
émigre en France en 1933, suite à son expulsion
d’Allemagne par les Nazis, et devient, au
côté de Theodor Adorno, Max Horkheimer et
Herbert Marcuse, membre de l’Institut de
recherche sociale, plus connu sous le nom
d’ »Ecole de Francfort ». En 1940, fuyant la
Gestapo, il est arrêté à la frontière francoespagnole,
où il met fin à ses jours.

Walter Benjamin est l’un des grands penseurs
du XXe siècle. Son marxisme ne l’a pas empêché
de puiser dans des traditions éloignées de
la sienne, comme la philosophie juive ou le
surréalisme. Parmi ses ouvrages principaux,
on compte Paris, capitale du XIXe siècle (Cerf,
1989) et Charles Baudelaire. Un poète lyrique
à l’apogée du capitalisme (Payot, 1983).

Le texte dont il est question ici, les thèses Sur
le concept d’histoire, date de début 1940, et a
été rédigé peu après la signature du pacte
germano-soviétique. L’intention de Walter
Benjamin semble avoir été de lancer un  » avertissement
d’incendie » à ses contemporains,
c’est-à-dire une mise en garde contre les catastrophes
à venir.

Walter Benjamin critique vivement l’ »idéologie du
progrès » de son temps, dont il perçoit la présence
chez les sociaux-démocrates, les staliniens et
même les fascistes. Quelles sont les raisons de son
opposition au « progressisme »?

L’idéologie du progrès est très répandue au début du
XXe siècle. Elle repose sur l’idée que l’histoire est
régie par des lois déterministes, et conduit à un fatalisme
selon lequel l’humanité avancerait mécaniquement
vers le progrès. La critique du progressisme de
Benjamin repose sur deux éléments. Tout d’abord,
cette idéologie ne correspond nullement à la réalité.
Du point de vue des classes opprimées, l’histoire ne
témoigne d’aucun progrès, mais d’une série de défaites.
S’il y a progrès, c’est un progrès pour les vainqueurs
de l’histoire. Pour les vaincus, cette dernière
n’est que soumission et exploitation.

Par ailleurs, pour Benjamin, la foi aveugle en le progrès
a désarmé le prolétariat, le laissant impuissant
face au fascisme. Dans la vision  » progressiste  » de
l’histoire, il n’y a pas de place pour le totalitarisme.
L’histoire conçue comme progrès linéaire ne permet
pas d’expliquer l’émergence du fascisme, si ce n’est
en le qualifiant de régression épisodique bénigne. Or,
Benjamin avait perçu le caractère moderne du fascisme.
Pour lui, ce dernier n’est pas un retour au passé,
il a la modernité pour condition de possibilité.

Le marxisme de Benjamin est hétérodoxe, et ses
références largement « hérétiques ». Par ailleurs,
Benjamin reconnaît une dette envers la philosophie
juive, en particulier celle de Gershom Scholem .
Une doctrine si hétérogène peut-elle être qualifiée
de marxiste?

A mon sens, les marxistes les plus intéressants sont
ceux qui ont su exploiter des intuitions extérieures au
marxisme. Voyez l’utilisation de la psychanalyse par
l’Ecole de Francfort, ou l’emploi par Lukacs des catégories
sociologiques de Max Weber. Marx lui-même
n’a pas produit son œuvre ex nihilo. Il s’est trouvé en
dialogue permanent avec les penseurs – révolutionnaires
ou non – de son temps.

Benjamin a emprunté à la tradition juive certaines
notions fondamentales, comme celle de messianisme.
Lorsqu’il dit, dans sa première thèse sur le
concept d’histoire, qu’il est nécessaire d’articuler la
théologie et le marxisme, on est certes dérouté. Mais
la pensée de Benjamin appartient de plein droit à la
tradition marxiste, car elle conserve la radicalité de
cette pensée. D’ailleurs, la tentative d’allier théologie
et critique sociale a été reprise plus tard dans le siècle,
sous une forme différente, par les théologiens
latino-américains de la libération.

Dans la philosophie de Benjamin, le sujet révolutionnaire
n’est pas, comme dans le marxisme classique,
le prolétariat, mais ce qu’il appelle les
« classes opprimées ». Quelles sont les motifs de
cette substitution?

Par « classes opprimées », Benjamin se réfère à toutes
les classes dominées du passé, des esclaves antiques
au prolétariat, en passant par les serfs. Si Benjamin
utilise cette notion, c’est parce que le prolétariat n’est
pas la seule catégorie sociale opprimée. Les Noirs, les
Juifs, les femmes, les minorités nationales… font
aussi l’objet d’une oppression. Ces catégories ne
subissent pas seulement l’exploitation économique.
Elles souffrent d’une domination spécifique, du fait de
leur statut dans la société. Pour Benjamin, le sujet
révolutionnaire n’est donc pas exclusivement le prolétariat,
même s’il demeure l’élément central de la lutte
des classes. Sur ce point, son analyse est d’ailleurs
d’actualité. Aujourd’hui, on ne peut plus parler d’un
seul sujet révolutionnaire. Il existe une pluralité de
groupes sociaux en lutte: les femmes, les chômeurs,
les sans-papiers, les indigènes…

Benjamin reprend à son compte certains aspects
du messianisme juif. Comment allie-t-il ce dernier
avec la question de l’émancipation sociale?

Ce que Benjamin conserve du messianisme, c’est son
caractère libérateur, sa charge explosive, qu’il transfère
du champ religieux au champ politique. La révolution,
en ce sens, consiste en une sécularisation de l’espoir
de rédemption messianique. Il est à noter que le messianisme de Benjamin est un messianisme collectif.
Benjamin ne s’intéresse nullement à la figure du
Messie, contrairement aux philosophes juifs. Le
Messie, pour Benjamin c’est le peuple, c’est-à-dire
chaque génération politique qui lutte pour sa propre
émancipation.

L’une des sources d’inspiration de Benjamin est le
romantisme. Or, ce dernier est traditionnellement
considéré comme une idéologie réactionnaire,
opposée aux « Lumières » de la modernité. Comment
Benjamin transforme-t-il le romantisme en doctrine
révolutionnaire?

C’est à tort que le romantisme est considéré comme
une idéologie réactionnaire. Comme toute idéologie,
le romantisme comporte deux versants: l’un conservateur,
l’autre révolutionnaire. Le romantisme est une
vision du monde opposée à la civilisation moderne au
nom de valeurs du passé. Un auteur comme
Rousseau s’inscrit parfaitement dans cette tradition.
Or, on ne peut pas dire que Rousseau était un réactionnaire,
c’était au contraire un démocrate. On trouve
également un courant romantique en économie
politique. Prenez Sismondi, qui rêvait d’un retour à
une production de type artisanal. Marx, dans le
Manifeste communiste, critique le romantisme économique
de Sismondi, mais cela ne l’empêche pas de
s’en inspirer. Walter Benjamin est très influencé par le
romantisme. L’idée, là encore, est de critiquer le « désenchantement »
du monde moderne au moyen de catégories
pré-modernes. Il ne s’agit évidemment pas de
prôner un simple « retour au passé », mais d’actualiser
la charge révolutionnaire contenue dans certaines
valeurs pré-capitalistes.

Pour Benjamin, les révolutions futures serviront à
« réparer » les défaites passées. Quel est le sens de
cette « réparation »? Par ailleurs, quel lien peut-on
établir entre les générations passées et la génération
qui lutte aujourd’hui contre la mondialisation libérale?

Examinons un exemple concret, très important pour
penser la situation actuelle: le mouvement zapatiste.
On ne comprend rien au zapatisme si on ne voit pas
qu’il repose sur l’idée d’une réparation des injustices
commises pendant des siècles de colonisation. Le
soulèvement zapatiste avait d’ailleurs été programmé
pour la date de la célébration officielle des cinq cents
ans de la « découverte » des Amériques. Ce devait être,
au premier chef, un acte de protestation et de demande
de réparation contre les vainqueurs de l’histoire,
les tenants de l’histoire « officielle », au nom des indigènes
opprimés depuis cinq siècles.

Le zapatisme exprime de façon éclatante la façon dont
un mouvement à large base populaire puise dans ses
racines historiques, et trouve sa raison d’être dans la
mémoire de l’oppression subie par les générations
antérieures. Il est, à ce titre, une illustration parfaite
de l’idée de Benjamin selon laquelle les mouvements
futurs peuvent contribuer à réparer les souffrances
passées.

Pour Benjamin, l’histoire de l’art doit être intégrée
dans l’histoire de la lutte des classes, car tout art
est l’expression d’une idéologie dominante. Mais
en même temps, l’art a pour lui une dimension libératrice.
Comment expliquer ce paradoxe apparent?

Toute œuvre d’art, selon Benjamin, est à la fois un
monument de culture et un monument de barbarie.
L’art est souvent le produit direct de l’injustice sociale.
Un exemple évident est les pyramides d’Egypte,
splendide œuvre d’art dont on ne peut oublier qu’elle
fut construite par des esclaves. De même, l’Opéra de
Paris est un fort beau monument, mais c’est aussi
une réalisation du IIIe Empire, issue des défaites cinglantes
infligées au mouvement ouvrier de l’époque.
La stratégie de Benjamin consiste à trouver dans l’art,
par-delà la souffrance qu’il engendre, des éléments de
subversion. Par exemple, ses travaux sur Baudelaire
démontrent que même si le poète n’était pas ouvertement
révolutionnaire, il était un ennemi secret de la
bourgeoisie. L’œuvre de Baudelaire contient en ce
sens une charge révolutionnaire émancipatrice.

Benjamin semble avoir perçu la nouveauté radicale
du phénomène totalitaire. Quelle est la nature de
son intuition à ce propos?

Dans l’œuvre de Benjamin, le thème de la domination
est très important. La domination n’est pas comprise
ici au sens économique, mais au sens politique. Si
l’on souscrit, comme les sociaux-démocrates de l’époque,
à une vision déterministe de l’histoire, on ne
peut percevoir la spécificité du phénomène fasciste.
Tout ce que l’on voit, ce sont les rapports de force
capitalistes, mais pas le mode de domination politique
qui s’ajoute à ces rapports. Or, la nouveauté du fascisme,
selon Benjamin, réside précisément dans la
forme nouvelle de gouvernement qu’il impose.

De surcroît, pour Benjamin, le fascisme n’est en aucune
manière une régression vers un mode de domination
pré-moderne. Au contraire, c’est un phénomène
moderne, qui a pour condition de possibilité la rationalité
économique industrielle. Le fascisme est conçu
par Benjamin comme étant inhérent à la nature barbare
du capitalisme.

Benjamin est aussi l’un des premiers à avoir perçu
l’importance des problèmes écologiques. Quelle
est son analyse sur ce point?

Benjamin pensait que l’abolition de l’exploitation de
l’homme par l’homme n’était pas suffisante, qu’il fallait
également abolir l’exploitation par l’homme de la
nature. L’homme, selon Benjamin, doit établir des rapports
harmonieux avec la nature. C’est un thème qui,
d’une part, témoigne du rapport de Benjamin avec le
romantisme, doctrine qui confère une importance
prépondérante à la relation entre les êtres humains et
la nature. D’autre part, cette idée met Benjamin dans
la filiation directe du socialisme utopiste de Fourier. Il
y a, chez Benjamin, l’intuition que le passage au socialisme
implique de repenser le statut de la technologie
dans la société. On retrouve ici sa critique du progressisme,
c’est-à-dire, plus précisément, du productivisme
qui l’accompagne.

Propos recueillis par Razmig Keucheyan

  1. Gershom Scholem (1897-1982), historien et philosophe du judaïsme, auteur de Le messianisme juif (Calmann-Lévy, 1974) et de Walter Benjamin. Histoire d’une amitié (Calmann-Lévy, 1981)