Assemblée populaire et nouveaux liens sociaux

Assemblée populaire et nouveaux liens sociaux


Plus de 100 assemblées populaires ont surgi dans les quartiers du grand Buenos Aires depuis la mi-décembre 2001. Ce sont des espaces communautaires qui stimulent la participation active des habitant-e-s et qui permettent de nouvelles pratiques de solidarité sociale.



Ce sont des signes clairs de la recomposition des liens sociaux qui avaient été coupés par les gouvernements, ayant coopté et donc corrompu les dirigeants syndicaux et populaires, ou qui avaient été détruit par les coups d’Etat militaires et par l’ouragan de l’idéologie individualiste néo-libérale. Les assemblées populaires de quartier sont l’expression d’une autonomie collective de composition sociale hétérogène. Jeunes et moins jeunes, femmes, hommes, retraité-e-s, ménagères, petits commerçants, employé-e-s, étudiant-e-s, travailleurs/euses salariés ou au chômage, y trouvent un espace pour leur voix rebelle.



L’assemblée populaire du quartier de Liniers, en ville de Buenos Aires, est un de ces espaces de rencontre, de débat et de lutte pour les habitants mobilisés. Néstor López Collazo, membre du Conseil de rédaction de la revue Herramienta a recueilli les témoignages, expériences et réflexions de Mirta et Sergio, deux militants engagés du quartier*.



Herramienta L’une des choses qui a frappé l’opinion publique, ça a été l’accueil réservé à la marche des piqueteros1 par le quartier de Liniers. La marche des travailleurs au chômage est partie de La Matanza, le soir, et au petit matin, vous étiez en train de les attendre ici à Liniers. Est-ce que l’assemblée populaire avait préparé l’accueil de la marche à Liniers?



Sergio En réalité, on en a discuté longuement en assemblée, cela ne s’est pas fait spontanément. Le thème a été débattu lors de deux bonnes discussions. Certains doutaient, pensaient que cela n’était pas un problème qui nous concernait, et qu’il ne fallait pas mêler cacerola et piquetero. Ils ne voyaient pas que le problème des chômeurs/euses est le même que le nôtre. D’autres critiquaient fortement les dirigeants piqueteros pour leur manière d’aborder le «Plan Travail», et concluaient qu’il valait mieux ne pas s’en mêler.



Un autre secteur de l’assemblée affirmait que la manière qu’avaient les dirigeants d’envisager ce thème n’était pas notre affaire, mais que les problèmes eux étaient les mêmes. L’assemblée a pu répondre à chacun des arguments, et les gens ont très bien réagi, lorsque la nécessité d’unir tous les secteurs en lutte a été avancée, car ils ont le même ennemi. Ils ont bien compris aussi que nous devions soutenir la lutte des piqueteros et des chômeurs/euses et non forcément leurs dirigeants. Il y a eu un vote clair, que nous avons rapporté à la coordination du Parque Centenario: soutenir la lutte, accueillir les piqueteros avec un déjeuner, et surtout, clarifier, qu’en aucune manière, il ne s’agissait d’une position du quartier de Liniers en faveur de l’une des directions rivales. Nous ne voulions pas nous immiscer dans la lutte interne des dirigeants piqueteros, mais seulement soutenir les chômeurs/euses.



H: Combien de personnes ont participé à l’assemblée et à l’action?



S: A l’assemblée, nous étions 200 ou 220, contre 150 personnes à l’action du lundi matin. C’était très beau. Les gens étaient plein d’initiative et de créativité. On avait beaucoup débattu en assemblée, mais une fois que la discussion s’est clarifiée, c’était comme s’il n’y avait jamais eu d’opposition. C’était impressionnant, personne ne mettait les bâtons dans les roues. Moi j’étais plutôt pessimiste, je pensais qu’on serait les mêmes que toujours et que les autres diraient: c’est bien … mais faites-le vous même. Mais non, il y a eu une participation de tous/toutes. Les verres, les chevalets, les tables et ce que l’on a appelé par la suite le mateducto2. Tous ont participé avec enthousiasme.



Qu’est-ce que le mateducto? La veille de la marche, on a pensé: comment va-t-on faire pour donner du maté chaud à autant de personnes? D’abord, on a fait la tournée des bars du quartier, mais seuls quelques-uns uns se sont offerts à donner du maté ou du maté au lait pour les enfants. Alors un tenancier a dit: «on va faire ce que l’on peut, il nous faut trouver un très grand récipient pour mettre le maté puis le réchauffer, car il nous faut le faire ce soir nous n’aurons pas le temps demain matin». On a calculé qu’il fallait bien faire 500 litres de mate. «J’ai sur ma terrasse un réservoir en acier inoxydable qui peut servir» a proposé un voisin. Le forgeron a dit qu’il se débrouillait pour faire un mateducto et il a travaillé jusqu’à 1 heure du matin. Il a créé un dispositif ingénieux pour qu’on puisse stocker puis ensuite faire couler le maté. On s’est rendu compte alors qu’il fallait de grandes bassines pour distribuer le maté. «On peut les mettre simplement sur une remorque de camion pour les sortir dans la rue», suggéra un autre habitant.


A 7 heures du matin, une vingtaine d’habitant-e-s se mirent au travail autour du dispositif ingénieux du mateducto. D’autres se sont occupés des verres, des tables. Le pain avait été trouvé dans les différentes boulangeries de la zone. D’autres venaient avec leur thermos de maté, au cas où cela ne marcherait pas bien, d’autres avec des biscuits. Tout s’est préparé à Rivadavia et à José Leon Suarez . Quand les piqueteros sont arrivés, pour éviter le bordel quand ils s’approcheraient des tables, nous nous sommes dirigés vers la colonne des marcheurs pour leur servir le maté et le pain au sein même de leur marche.



H: Comment a réagi le quartier?



S: Cela a été très important. Cela a donné du poids et de l’énergie à l’assemblée, de même que l’autre grande action, celle du Carnaval. A l’assemblée suivante, le quartier était encore tout impressionné. Tous/toutes soulignèrent le fait qu’il n’y avait eu aucun incident, que la fête avait été confraternelle. Par exemple, les profs du quartier disaient: «Nous avons rencontré les élèves et les parents d’élèves». Avant, lors des précédentes marches de chômeurs/euses, les commerçants de Liniers avaient fermé automatiquement leurs persiennes. Cette fois, grâce au travail de l’assemblée, aucun commerçant n’a fermé ses persiennes. Tout le quartier de Liniers nous a accompagnés.



Mirta Certains avaient préparé des pancartes pour ceux qui fermeraient leurs persiennes.



S: Oui cela a été une bonne idée!



M: Plutôt une belle imagination!



S: Oui, de l’imagination. Sais-tu ce qui s’est fait la veille? On a fait des pancartes. Comme on savait que certains commerçants fermeraient, on a écrit «Fermé pour vacances».



H: Pour les coller sur les vitrines fermées…



S: Certains habitants avaient du scotch. Si les commerçants fermaient leurs vitrines, ils voulaient scotcher les panneaux «Fermés pour vacances» pour que les piqueteros ne se sentent pas offensés.



M: Avec en plus la phrase: «les frères sont unis …».



S: Oui, c’est vrai, pour les commerçants, à côté de «Fermé pour vacances», on avait ajouté la phrase «les frères sont unis, parce que c’est une loi de base» afin que le commerçant qui rouvrent ensuite leurs magasins se rendent compte que c’était nous qui avions mis la pancarte.



H: Quelles ont été les réactions des piqueteros?



S: Ils n’arrêtaient pas de nous remercier. Ensuite, on a tenu un meeting sur la place avec Alderete D’Elia3, le président du Centre des commerçants et moi, au nom de l’assemblée populaire. Ils ont enfilé les tee-shirts de notre quartier. Ce sont des tee-shirts avec le drapeau argentin et le slogan «basta ,basta ,basta», et aussi, «c’en est fini de la patrie financière». Ils nous ont vraiment beaucoup remerciés. Nous les avons accompagnés jusqu’à la Place de Mai et j’ai pu constater, tout au long de l’avenue Rivadavia, qu’ils continuaient à remercier le quartier de Liniers.



Nous avions été au Parque Centenario avec la proposition que toutes les assemblées populaires, le long de Rivadavia, fassent la même chose, qu’ils saluent la marche des chômeurs/euses. Alors, le mateducto du matin s’est transformé en véritable aqueduc pour répartir des jus et de l’eau tout au long de la journée. L’assemblée du Parc Rivadavia nous a demandé le mateducto, on l’a lavé et on l’a transporté sur la remorque du camion.



M: Lorsque nous avions distribué le maté et le pain aux marcheurs chômeurs, ceux/celles qui protégeaient la marche avec des cordes et des bâtons ne se sont pas écartés. Mais les habitant-e-s du quartier ont insisté pour pénétrer à l’intérieur de la marche et ils y sont parvenus. Cela s’est répété tout au long de la journée. En réalité, les cordons de sécurité ne voulaient pas baisser la garde et les habitant-e-s des quartiers osaient se mêler à la marche des piqueteros. Quand nous sommes arrivés au Congrès, les dirigeants des piqueteros ne voulaient pas poursuivre vers la Place de Mai, parce qu’il y avait là bas les piqueteros de la zone Sud avec lesquelles ils ont un différend. Mais nous, les habitant-e-s des quartiers, nous ne savions pas ces détails et c’est la bannière de Liniers qui s’est mise à l’avant-garde et qui a entraîné toute la marche vers la Place de Mai, nous nous sommes unis aux autres piqueteros et D’Elia et Alderete ont dû suivre le mouvement.

Le Carnaval de la «Protesta»


H: Parlons maintenant du Carnaval. Ce fut une autre initiative forte du quartier, mais Liniers a été critiqué par d’autres secteurs. Comment a surgi l’idée de faire un Corso non officiel?



S: Pour moi, l’action avec la marche des chômeurs-euses a été très importante, car trois semaines après il y a eu le Carnaval de la «Protesta». C’est pas un hasard que l’idée d’un Carnaval soit sortie de Liniers, parce que nous avons une tradition de 50 ans avec notre murga4. Ce sont les secteurs les plus marginaux qui participent traditionnellement à la murga. il y a un pourcentage élevé de famille de chômeurs. Alors, quand a surgi l’idée du Carnaval, toute l’assemblée était d’accord, y voyant une forme de protestation. Cela a pu se réaliser grâce à la confraternité forgée lors de la marche des chômeurs/euses. On a pris contact avec d’autres assemblées populaires et avec les organisations de chômeurs pour qu’ils nous aident. 80 chômeurs/euses de la CCC et de la FTV5 nous ont rejoints et, avec les 40 habitant-e-s du quartier, qui avaient entre leurs mains le contrôle de l’action, tout a été fait pour qu’il n’y ait aucun incident. Après, quand nous avons fait le bilan du Carnaval, les habitant-e-s étaient tous émerveillés de l’expérience des piqueteros en matière de sécurité des manifestations: «ces gens qui luttent depuis quatre ans en savent bien plus que nous en matière de sécurité». Tous sont d’accord de dire, que s’il n’y avait pas eu la journée d’unité entre piquete et cacerola on n’aurait pas pu compter sur la présence des piqueteros lors du Carnaval.



H: La police n’a pas participé à la sécurité?



M: En rien…



S: On a formé une commission de sécurité, où il y avait des habitant-e-s et des chômeurs/euses, et nous sommes allés visiter les différentes assemblées. On a monté la «statue des acorralados»6 on a écrit une chanson pour la murga – «los Mocosos de Liniers» – qui est une critique, une satire, comme l’appellent les murgas. La chanson s’attaque à tout: la crise économique, le gouvernement. La présence du quartier a été massive lors du carnaval.



M: Ce qu’a dit Sergio au sujet de la murga est très important parce que la murga a rejoint immédiatement la protestation, c’était comme lorsque l’on assemble des pièces qui s’emboîtent facilement. La murga du quartier a dit: «on peut nous aussi participer à tout cela, pourquoi ne ferions nous pas notre propre Carnaval?». Le quartier a été d’accord. La protesta de la murga est historique dans le quartier. Je me rappelle que, sous la dictature militaire, quand le Corso et la murga étaient interdits, on se rassemblait par groupe de 20 dans les allées obscures pendant que la murga dansait. Cela fait 50 ans que nous avons cette murga, ce sont des gens du quartier. Par exemple, le chanteur est un chanteur de tango qui est aussi l’avocat du quartier; il se transforme, les jours de fête, en chanteur de Carnaval.



H: Il est venu des murgas d’autres quartiers, combien en tout?



S: Une douzaine. La participation de la murga de los Pecosos de Floresta a été très émouvante, parce qu’un des trois jeunes assassinés par le policier à La Floresta, Maxi, était bombista7 de la murga. Ça donnait envie de pleurer. Ils ont fait tout un hommage au bombo sur la scène, et le frère de Maxi a pris sa place en jouant du bombo, et ça a été leur première apparition à un Corso. Ils ont parlé contre la police, contre la répression, contre les assassins. C’est pour cela qu’il y a beaucoup de gens qui sont venus de Floresta pour accompagner la murga.



L’autre chose émouvante, ça a été la murga de l’Hôpital Posadas. De nouveau, une immense créativité de la part des gens. On a vu arriver le drapeau des travail-leurs/euses de l’Hôpital Posada, les nettoyeurs, les médecins, les infirmières avec les pots de chambre dans la main et aussi les urinoirs pour défiler…



M: Et pour danser le carnaval…



S: Et pour danser le carnaval en vêtements de travail. Ensuite, ils ont fait monter une infirmière et une femme médecin sur scène et ils ont fait un sketch, où chacun prenait la parole tour à tour. C’est comme cela qu’ils ont dénoncé la destruction de l’Hôpital par les autorités. L’infirmière avec le pot de chambre dans la main, enfin tous avec le pot de chambre: c’était incroyable.



M: Ensuite, il y a eu aussi des travailleurs/euses d’Air Argentine. Mais la murga de l’Hôpital Posadas a été extraordinaire, car c’était une murga de gens habillés de leur vêtements de travail. Ils ne se sont même pas déguisés, ils étaient médecins, infirmiers, nettoyeurs.



S: Les mères de la Place de Mai et les représentants de HIJOS sont aussi venus.



C’est pour ça que les habitants ont ressenti une grande indignation quand certains secteurs de la gauche ont critiqué durement le Carnaval en disant qu’on voulait détourner le défilé vers la Place de Mai. Cela nous a coûté et cela nous coûte encore de calmer la colère des gens à cause de cette offense. Je continue de communiquer par Email avec les gens du MST et du PO8, parce qu’ils continuent de me critiquer. C’est qu’ils ne connaissent pas ce que représente le Carnaval pour le quartier. On n’a jamais voulu opposer le Carnaval à la Protesta de la Place de Mai. Tous les quartiers et leurs murgas, qui ont passé par ici, ont marché vers la Place de Mai, à tel point que notre quartier, qui était l’organisateur du Carnaval, a décidé d’envoyer une délégation d’habitant-e-s et de jeunes à la Place de Mai. Le Carnaval a augmenté la participation aux manifestations et aux marches. C’est pour cela que seul quelqu’un d’extérieur, de très extérieur à tout cela, peut faire de pareilles critiques.



H: C’est celui qui ne sent pas ces choses…



S: Ils disent que ça a été une manipulation.



H: Celui qui ne sent pas le peuple considère la murga comme une chose aliénante. En réalité, c’est tout le contraire: la murga est une désaliénation. C’est une critique, une expression libre de joie. Chacun a le droit de ne pas aimer la murga. Mais ceux qui aiment la murga se sont bien amusés. Il semble que, pour les orthodoxes, nous devrions tous être sérieux et tristes. Mais cela n’est pas comme cela, la vie est autre chose.



M: En réalité, moi, je connaissais très superficiellement l’histoire de la murga. Il y a des gens qui m’ont donné un cours, Les murgueros ne font pas que marcher et danser, mais ils ont aussi enquêté et lu.



S: Chaque mouvement est une expression.



M: C’est vrai, ces mouvements ont un sens.



S: Sur le thème de l’esclavage, chaque mouvement, chaque coup de pied a une signification. Par exemple, pourquoi est-ce qu’ils se mettent le frac? C’est parce que, pendant la nuit, les esclaves volaient leurs fracs aux patrons. Pourquoi est-ce qu’il est en satin? Parce qu’ils le retournaient pour ne pas le salir et c’est pour cela qu’elle brillait, parce qu’il était en satin et en taffetas. Enfin, ils dansaient parce que ce jour là ils étaient…



M: Ils étaient des patrons.



S: Et les coups avec les jambes et les pieds, ce sont les gestes qu’ils font pour se débarrasser de leurs chaînes.



M: C’était la danse des esclaves et des soumis qui cessaient de l’être pendant quelques jours. Il y avait une réappropriation de leur identité. Ce n’est pas un hasard que la dictature militaire ait interdit cette danse. Je me rappelle de cela: l’une des premières choses qu’ait interdit la dictature, ce sont les jours fériés de Carnaval. Donc, ce n’est pas quelque chose de secondaire, toute cette histoire de réappropriation. Le jour du Carnaval, tu es toi-même, ou tu te mets à la place de qui tu veux, même si c’est un être imaginaire. Mais bon, à moi, il me semble que ces critiques sont très légères ou très superficielles. Elles ne vont pas au fond du problème.



H: Parlons d’un dernier point. Nous avions parlé de l’apparition de nouvelles relations sociales qui, en réalité, plutôt que nouvelles, représentent en fait un pont en construction entre les relations du passé et celles du présent. C’est bien cela?


M: En discutant avec une vieille amie du quartier, nous pensions à ce qui est en train de se passer dans le quartier, et ça nous faisait un peu retourner à nos racines. Ces racines étaient apparues dans le quartier à d’autres moments. Avec les gens qui vivaient ou qui travaillaient dans le quartier, dans la zone de Mataderos, dans l’usine frigorifique de Lisandro de la Torre, c’est là que se formaient les clubs et les sociétés de quartier. Si on épluche l’histoire des clubs de quartier, on découvre l’histoire politique du quartier. Par exemple, on y voit la grève de la viande dans les années 30. Tu peux y voir pourquoi des centaines et des centaines de travailleurs/euses se réunissaient dans la société de quartier. Pendant la guerre civile espagnole, les habitants du quartier s’y réunissaient, qu’ils soient communistes ou non, pour aider les républicains. Ma maman m’a raconté qu’elle faisait partie du comité qui s’occupait d’envoyer vêtements et alimentation à l’Espagne républicaine.


A l’époque du péronisme, une voisine, qui vivait à Timoteo Gordillo, près de chez moi, était une dirigeante du parti communiste. Elle travaillait dans une usine frigorifique à Mataderos. Elle s’appelait Mari Rodriguez. Son mari tenait une teinturerie. C’était d’ailleurs les premiers teinturiers que j’ai connu et qui n’étaient pas japonais. Elle fut arrêtée et resta en prison de nombreuses années, et je me rappelle, c’est gravé dans ma mémoire, que lorsqu’elle fut libérée, le quartier organisa une immense fête. On a bloqué la circulation dans les deux rues, on a mis les tables sur la rue et … Mari a été accueillie par tout le quartier.



S: Il y avait déjà des péronistes, des radicaux …



M: Il y avait de tout. A cette époque, toute ma famille était péroniste, à l’exception du grand-père. Dans le quartier, il y avait de tout, mais c’était le quartier de Mari. Je me rappelle de photos de l’époque où on me voyait toute petite et aussi le fils de Mari, qui était élevé par tout le quartier vu que sa mère était en prison et que le père devait s’en occuper tout seul. Tout le quartier lui donnait à manger à midi, lui offrait du lait. Il restait parfois dormir dans ma maison.



H: C’est clair, le quartier servait d’arrière garde des luttes. Indépendamment du fait qu’il y avait des différences de convictions ou de pensées, il existait une unité commune. Tu m’avais dit que tu pensais que maintenant, dans le quartier, on redécouvrait un peu tout ça.



M: En réalité, j’ai coupé avec le quartier quand j’ai commencé à militer dans le PST, à 17 ans, en 1973. J’ai milité d’abord à Lugano, parce que j’allais à l’école à Mataderos. Ensuite j’ai été à Donato Alvarez, au local de la jeunesse du Parti Socialiste des Travailleurs. Là, j’ai fait une coupure abrupte avec le quartier et même plus: presque personne ne savait qui j’étais, ce que je faisais. C’est seulement récemment, que j’ai réussi à renouer avec mon histoire et avec le quartier.


Ma maison a été perquisitionnée à l’époque de la dictature militaire, et moi je n’y étais plus. Mais, en réalité, personne ne savait quelle était mon activité et il y a eu cette coupure abrupte.



H: On peut dire aussi que le quartier avait cessé d’être une arrière garde. C’est aussi vrai pour les quartiers que pour la société: l’idéologie de l’individualisme a gagné du terrain. Ce que nous voyons aujourd’hui semble être un mouvement opposé aux habitudes individualistes, isolationnistes. Est-ce que l’on sent cela?



S: Je vais t’en donner un exemple. Hier soir on en parlait en revenant de la Place de Mai. On était 6 ou 7 personnes et on disait: «vous avez remarqué qu’avant, on mettait 10 minutes pour venir du fond du quartier par l’avenue Rivadavia, et que maintenant on met presque 2 heures. Oui. Pourquoi? Parce que tous les deux mètres il y a un voisin ou une voisine qui vient te parler». Il y a des discussions à tous les coins de rue. Avant, on déambulait dans l’indifférence du quartier. Maintenant, petit à petit, on connaît tout le monde et on discute: «Je t’ai vu à l’assemblée du samedi, j’ai pas pu aller à la dernière, qu’est ce que vous avez décidé?».



Mirta vit depuis 40 ans dans le quartier. Moi depuis 15 ans. Jusqu’à il y a peu, on parlait avec presque personne et maintenant, c’est vrai, même si on ne parle pas à tout le quartier, dès que l’on sort de la maison, on est interpellé à tout moment pour discuter. Il faut parler, il faut transmettre les informations, commenter les votes de l’assemblée, il faut expliquer ce qui va se faire, demander s’ils ont lu le bulletin. Quand je vais bosser, je dois me cacher, sinon j’arrive en retard partout. Il y eu un grand changement. C’est le jour et la nuit.



M: A propos de l’individualisme. Ma mère a 86 ans, elle est de 1915. Elle a toujours vécu dans le quartier, plus au sud, près de la zone de Mataderos, toujours à Liniers, mais près d’Emilio Castro. Quand elle raconte sa jeunesse, jusqu’au milieu des années 30, jusqu’à l’arrivée du fordisme, et plus tard du péronisme, le quartier était communautaire, malgré une grande pauvreté, parce que c’était un quartier de secteurs très humbles, il y avait même les dortoirs des ouvriers de La Matanza9 d’autrefois.



Dans la zone la plus proche de Mataderos, se trouvait la classe ouvrière plus industrielle. C’était les travailleurs qui venaient de la zone des abattoirs, des usines frigorifiques et des ateliers. Une zone très pauvre. Néanmoins, il y a une histoire culturelle de clubs de quartier, de théâtre, de lecture. Surtout de théâtre lu. Par exemple, mon grand père, qui est arrivé dans le quartier en 1908, était l’un des seuls qui savait lire et écrire; il racontait que les gens se réunissaient dans un club, à Tellier et Emilio Castro, qu’ils étaient anarchistes ou philo-anarchistes, et ce qu’ils faisaient, c’était de lire à voix haute pour tous ceux qui étaient analphabètes. (…) Cela a cessé dans les périodes où la situation économique s’est améliorée.



H: Avant, dans le quartier, il était courant qu’une mère dise: «Prends cette tasse et va demander du sucre à la voisine», ou de l’huile, ou autre chose. C’était quelque chose de normal, parce qu’un peu plus tard, c’était la voisine qui venait chercher ce qui lui manquait. Maintenant, cela fait honte. D’une certaine manière, ce mouvement est en train de rétablir des relations de type opposé à l’individualisme, des relations de type communautaire.



M: C’est vrai. C’est pour cela que, quand nous parlions avec mon amie de retourner à nos racines, nous voyions qu’il y a un engrenage social qui est en train de se reconstituer et que nous abandonnons de plus en plus des conduites petites-bourgeoises que nous pouvions nous permettre quand nous avions de meilleurs revenus. Et cette idée que moi je peux subvenir à mes propres besoins toute seule. Nous nous rappelions qu’avant, il n’y avait qu’un seul téléphone dans le quartier, la porte était ouverte, et tout le monde entrait pour parler et appeler. (…). Je me rappelle que lorsqu’est apparue la première télévision dans le quartier, en fin de journée, quand c’était l’heure du Capitán Piluso, la femme qui avait la télé la retournait sur le bord de la fenêtre et tous les gamins s’asseyaient pour regarder la télévision depuis le trottoir. Parce que la télé n’était pas seulement à elle.



* Traduction de notre rédaction.

  1. Piquet de grève des chômeurs/euses. Des chômeurs bloquent les routes dans tout le pays depuis quatre ans pour affirmer leurs revendications.
  2. Néologisme : aqueduc pour le maté.
  3. Dirigeant piquetero.
  4. Groupe musical populaire pour le Carnaval.
  5. Corriente Clasista y Combativa (courant dominé par le Parti Communiste Révolutionnaire, «marxiste-léniniste», influent parmi les piqueteros
  6. Ceux/celles qui ont été dépouillés de leur épargne.
  7. Joueur de bombo, un gros tambour.
  8. Deux groupes de gauche d’origine trotskiste (cf. article de ce dossier intitulé: la gauche argentine à l’épreuve).
  9. Les abattoirs.