Travail atypique: les mécomptes du Conseil fédéral

Travail atypique: les mécomptes du Conseil fédéral

Vu d’en haut, les emplois précaires, quel bonheur! C’est du moins
l’heureuse conclusion d’un rapport du Conseil fédéral à un postulat
Rennwald (du 6.3.1997), qui explique avec un bel aplomb, qu’il «
considère par conséquent les dispositions du droit du travail ainsi que
la jurisprudence comme suffisantes pour protéger les travailleurs des
conséquences négatives des emplois précaires. La protection actuelle
des travailleurs peut être qualifiée de bonne»



Pour en arriver à ce happy end, le gouvernement s’appuie
sur deux études, l’une menée par des chercheurs de
l’Université de Saint–Gall et de Lausanne concernant
le travail sur appel, l’autre par le cabinet de consultants
Ecoplan de Berne traitant de l’emploi précaire. En
l’occurrence, s’appuyer, c’est peu dire. Le
conseiller national Rennwald (PS) n’aura pas appris
grand’chose en lisant le «rapport» du Conseil
fédéral: c’est un couper–coller
de passages entiers des articles de présentation de ces
études publiés par La Vie économiquedeux ans
auparavant (no 2, 2004). Voilà qui exprime bien toute
l’importance
donnée par l’exécutif au souhait du postulant,
auquel du reste il ne répond que très partiellement.

Des études incomplètes

Que ce soit l’étude saint-galloise ou celle
d’Ecoplan, elles se basent toutes deux sur l’Enquête
suisse sur la population active (Espa) de 2001 et 2002. Celle–ci
a en effet été modifiée en 2001, ce qui rend
impossible la comparaison avec les années
précédentes. A cette première faiblesse concernant
la période analysée s’ajoute le fait que les
données de l’Espa utilisées ne concernent pas les
frontalier-ère-s, ni les personnes en séjour de courtes
durées. Deux catégories pourtant abonnées aux
emplois précaires. Ce qui permet au Conseil
fédéral d’affirmer sans sourciller
«qu’un peumoins d’un pour cent des travailleurs
reçoit son salaire d’une agence temporaire». En
réalité, c’est plus du double (100000 personnes en
1996, 250000 en 2006). L’étroitesse de
l’échantillon apparaît aussi dans
l’étude sur le travail sur appel, où des
conclusions… sans appel sont tirées des explications
fournies par 150 personnes environ. D’autres lacunes
relèvent quasiment de la manipulation. Ainsi quand
l’étude de l’Université de Saint–Gall
(dont on connaît l’orientation néolibérale et
propatronale) explique que la grande majorité des personnes
travaillant sur appel qui renoncent à une activité
lucrative le font volontairement, et qu’en conséquence on
en saurait parler de chômage déguisé, elle ignore
simplement (et délibérément?) que cette
catégorie de salarié-e-s n’a souvent pas droit au
chômage.

Des critères objectivement subjectifs

La recherche des consultants d’Ecoplan, elle aussi basée
sur les données de l’Espa, rappelle que celle–ci ne
permet pas de mesurer les éléments suivants de
l’emploi précaire: les contrats en chaîne; les plans
de mission communiqués au dernier moment, le salaire variable,
le bas revenu fixe, la violation des dispositions de protection,
l’insécurité concernant la représentation
syndicale et les contrats de travail n’offrant aucune
sécurité. Ce qui fait beaucoup
d’éléments ignorés. Mais il y a plus grave:
la précarité n’y est pas définie par des
critères exclusivement objectifs. Son existence dépend en
effet de son caractère de contrainte. Un emploi est donc
réputé précaire «lorsqu’il engendre
une relative insécurité non souhaitée ni
compensée financièrement.» Si la deuxième
précision
peut paraître admissible (encore que: la compensation
financière peut se révéler ne pas compenser le
transfert du risque de l’entreprise sur le travailleur ou la
travailleuse concernés), le premier fait largement
problème. En quoi le fait de «choisir» un emploi
précaire modifie-t-il sa réalité? Autant expliquer
que le fait d’aimer son travail supprime l’exploitation! A
cette restriction première viennent s’ajouter les
éléments supplémentaires mentionnés dans la
définition détaillée: « un emploi est
réputé précaire lorsqu’il comporte une
insécurité majeure (économique, quant à
l’avenir ou à la protection) et procure un revenu annuel
net inférieur à 36 000 francs sans la prime de risque ou
lorsqu’il comporte plus de deux insécurités
majeures ou plus et procure un revenu annuel net inférieur
à 60000 francs sans la prime de risque.» La raison de ce
plancher de 36000 francs nets de revenu? Confondante:
«c’est le montant sur lequel portent actuellement les
débats politiques». On nage en plaine démarche
théorique scientifiquement construite…

Nier la croissance des formes atypiques

Evidemment, avec un jeu de Lego pareil, le rapport du Conseil
fédéral n’a aucune difficulté à
passer de 453 000 emplois potentiellement précaires à
152000 effectivement
précaires, soit 3,8% seulement des salarié-e-s. Donc
quelque chose de négligeable, sur laquelle il ne vaut pas la
peine de légiférer, d’autant plus que nos
chercheurs ont prévenu: les mesures éventuellement prises
ne doivent surtout pas nuire aux autres salarié-e-s. Parce que,
voyez-vous, tout cela est délicat, fragile: mieux vaut ne pas y
toucher. La réaction du représentant patronal (Peter
Lüscher) dans le débat publié à la suite de
la publication de la présentation des résultats des deux
études coule donc de source: « Du point de vue des
employeurs, cette étude est fondamentalement bonne». Elle
contribue en effet « à quantifier la problématique
des rapports de travail précaires, et aussi à la
relativiser dans une certaine mesure». Relativiser:
lemaîtremot est lâché. Il faut surtout faire
apparaître la précarité comme un
élément sans importance et de nature conjoncturelle. On
parlera alors « d’épiphénomène de la
flexibilité», de « palliatif du chômage en
période de mauvaise conjoncture». Pour masquer une
réalité bien moins riante: même lorsque le
chômage officiel recule et que la population active augmente, le
travail du soir, le travail de nuit, le travail sur appel et le temps
partiel progressent (communiqué de presse l’Office
fédéral de la statistique du 30.10. 06). Autrement dit,
l’emploi précaire et atypique, comme le chômage, est
une donnée structurelle et non pas conjoncturelle du capitalisme
suisse.

Daniel Süri