L’Appel des Féministes Indigènes

L’Appel des Féministes Indigènes

Au printemps 2005, l’Appel des «Indigènes de la République» avait lancé
un vif débat sur la réalité du postcolonialisme français dans
l’oppression subie par l’immigration issue des anciennes ou actuelles
possessions françaises. L’ Appel des Féministes indigènes que nous
publions ci-dessous s’inscrit dans la même veine, cherchant à articuler
lutte antiraciste et antisexiste dans un «féminisme paradoxal de
solidarité avec les hommes».1 Une position à discuter, sans aucun doute.


Sous le Haut Marrainage de Solitude,
héroïne de la révoltedes esclaves
guadeloupéens contre le rétablissement de
l’esclavage par Napoléon, de Jamila Bouhired,
révolutionnaire algérienne et de nos mères
immigrées

Appel des Féministes Indigènes

Personnalités politiques, intellectuel-le-s, féministes,
représentants institutionnels… en France, se penchent avec
humanisme et compassion sur le sort des femmes issues de
l’immigration postcoloniale que nous sommes.

Ils nous encouragent à nous émanciper, à nous
défaire de notre état de nature, ou, pour les plus
évoluées d’entre nous, de notre état de
sous-culture. Ils nous protègent contre nos maris, nos
pères et nos frères supposés culturellement
violents, violeurs et voileurs. Ils sont les boucliers sans lesquels
nous sommes vouées à demeurer soumises, mariées de
force à des brutes, excisées…, et peut-être
même lapidées. De leur vigilance zélée
dépend notre libération. Ils parlent en notre nom. Pour
notre
bien…

Messieurs-Dames, le Collectif des Féministes
Indigènes a le plaisir de vous annoncer la fin de la
comédie. Il vous prie de ravaler vos larmes et de remballer vos
bons sentiments.

Ce discours néocolonial et paternaliste est une violence que nous n’acceptons plus.

Nous refusons la dépossession et l’instrumentalisation de nos luttes.

Nous refusons catégoriquement que des personnes non
concernées par des discriminations racistes et sexistes parlent
en notre nom. Comme nous refusons le discours stigmatisant et
essentialisant des femmes issues de l’immigration, qui
prêtent leurs voix au discours dominant, structurellement raciste
et opportunément féministe. Parler à notre place,
c’est nous spolier de nos vies, nous déposséder de
nos parcours et de notre vision du monde. C’est aussi saboter nos
luttes quotidiennes. Nous ne sommes pas dupes de cette
instrumentalisation qui fait de nous des victimes idéales. Les
discours dominants à la fois racistes et sexistes confisquent
notre parole, réduisent notre complexité, nient nos
résistances. Ces procédés s’enracinent dans
les systèmes esclavagistes et coloniaux qui, déjà,
contraignaient les femmes à une double expropriation de leur
corps (à la fois, force de travail et objet sexuel). Nos
mères, loin des stéréotypes du féminisme
blanc, ont toujours su résister. Nous résistons.

Notre démarche est féministe, spécifiquement indigène…

Nous, en tant que femmes vivant en France, héritons des acquis
des luttes des féministes françaises. Mais en tant que
femmes racialisées, nous remettons en question les diktats de
l’universalisme blanc et masculin et du féminisme blanc
qui dénient toutes autres visions du monde ou vécus. Le
féminisme occidental n’a pas le monopole de la
résistance à la domination masculine.

Nous refusons les présupposés idéologiques selon
lesquels le féminisme serait incompatible avec la foi
religieuse, notamment en portant et défendant la parole
féministe des femmes croyantes. Nous assumons et revendiquons
nos identités plurielles, aux contours variables faits aussi de
contradictions et d’imperfections.

Nous refusons l’injonction à la déloyauté
envers les nôtres avec tous les sacrifices que cela suppose:
rupture familiale, guerre et concurrence des sexes, mise à
distance de nos cultures chaque jour mises en accusation. Nous
interpellons nos communautés et l’ensemble de la
société. Nous dénonçons et nous nous
battons contre les systèmes d’oppression. Nous ne voulons
pas “conscientiser” les femmes issues de
l’immigration, dont nous sommes, ni les juger sur des
critères “d’émancipation” subjectifs.
Chaque femme est en droit de choisir son mode de vie en
continuité, en composition ou en rupture avec sa culture, sa
tradition ou sa religion.

Nous revendiquons l’autonomie de nos luttes et de nos trajectoires.

…et anti-impérialiste

Nous exigeons désormais des mouvements politiques occidentaux
qui pensent les rapports Nord/Sud qu’ils cessent d’ignorer
les conséquences de l’impérialisme et du
libéralisme dans le maintien et le renforcement des
systèmes patriarcaux. Nous considérerons désormais
comme antiféministe toute solidarité avec les femmes du
Sud qui n’intègre pas le rapport étroit entre
patriarcat et impérialisme.

Nous exigeons une égalité réelle

Dans notre société, racisme et sexisme sont intimement
imbriqués. Nous subissons des oppressions de classe, de genre et
de néo-indigénat qui se renforcent mutuellement. Notre
parole est seule légitime pour faire état de la
réalité de ces oppressions croisées. Cette parole
est radicalement antiraciste et antisexiste. Nous
n’établissons pas de priorité entre ces luttes
intrinsèquement liées. Nous dénonçons
catégoriquement toutes les violences sexistes et racistes que
nous subissons quelles qu’elles soient et d’où
qu’elles viennent. Nous ne tairons pas notre combat
féministe sous prétexte que la lutte antiraciste est
prioritaire. De la même façon nous ne tairons pas notre
combat antiraciste pour servir de relais, au nom d’un
pseudoféminisme à la diabolisation des Noir-e-s, des
Arabes, des musulman-e-s et d’autres populations
stigmatisées racialement.

Nous refusons d’être l’enjeu de la concurrence et de
la bataille que se livrent le patriarcat des dominés et celui
des dominants.

Par conséquent, nous nous inscrivons dans ce féminisme paradoxal afin de ne plus jamais être le cheval de Troie de la suprématie blanche ou les traîtresses à l’ordre communautaire

C’est à ce prix que l’on pourra se battre contre les
représentations coloniales, indigénisantes et
folklorisantes des femmes noires, arabes et musulmanes,
véhiculées dans les discours dominants, les politiques
publiques et les espaces médiatiques. C’est ainsi que
l’on pourra casser les stéréotypes de la beurette,
de la maman nourricière et infantilisée, de la musulmane
manipulée ou de l’Africaine exotique.

Dans une société
“francepaysdesdroitsdel’homme”, structurellement
inégalitaire et patriarcale, nous, des- cendantes de
colonisé-e-s et d’immigré-e-s lançons un
appel aux femmes et aux féministes qui s’estiment victimes
de violences sexistes et racistes à nous rejoindre en vue de
contribuer à l’émergence et à la
construction d’une parole féministe politique,
égalitaire et autonome qui interpelle l’ensemble de la
société française dans sa gestion des questions
concernant les femmes venues ou vivant dans les pays du Sud

1 On trouvera cet appel sur le site www.indigenes-republique.org qui
publie aussi l’entretien avec sa porte-parole Houria Bouteldja,
publié par la revue ContreTemps en mai 2006, qui éclaire
bien des aspects de ce débat, rappelant en particulier les
critiques des «indigènes» à
l’égard du mouvement Ni Putes, Ni Soumises, proche du PS
français. Au printemps 2005, l’Appel des
«Indigènes de la République» avait
lancé un vif débat sur la réalité du
postcolonialisme français dans l’oppression subie par
l’immigration issue des anciennes ou actuelles possessions
françaises. L’ Appel des Féministes
indigènes que nous publions ci-dessous s’inscrit dans la
même veine, cherchant à articuler lutte antiraciste et
antisexiste dans un «féminisme paradoxal de
solidarité avec les hommes».1 Une position à discuter, sans aucun doute.