Interview de Piero Bernocchi des COBASGouvernement Prodi contre mouvements sociaux

Interview de Piero Bernocchi des COBAS
Gouvernement Prodi contre mouvements sociaux

Lors de l’assemblée
préparatoire du Forum Social Européen des 31 mars et 1er
avril à Lisbonne, Eric Decarro et Christian Tirefort, membres de
la coordination du Forum Social Suisse, ont demandé à
Piero Bernocchi, très engagé dans le processus des forums
sociaux et porte-parole des COBAS, l’un des principaux syndicats
alternatifs italiens, de parler de la situation des mouvements sociaux
de son pays après la crise gouvernementale débouchant sur
la reconduction du gouvernement Prodi…

Quelques mots d’abord sur ton parcours politique, tes appartenances partisanes.

J’ai commencé avec les mouvements en 67-68 et je continue
aujourd’hui dans le cadre des COBAS. Je n’ai
été membre ni du PCI, ni d’un autre parti politique
de gauche ou d’extrême-gauche. J’ai participé
à des mouvements sociaux de gauche dès 1967. J’ai
ensuite assumé la direction de Radio Città futura, la
première et plus importante radio d’extrême-gauche
en Italie. En 1986-87 j’ai débuté mon
activité au sein des COBAS, où je continue
aujourd’hui. J’en suis le porte-parole. Ce n’est pas
une fonction à pouvoir de décision… Nous avons une
assemblée générale qui décide, le
comité exécutif national met en œuvre ses
décisions et orientations.

En Italie, on voit un remake de politiques frontistes. Autrefois il
s’agissait de faire front au fascisme, aujourd’hui
c’est contre le libéralisme. Que penses-tu du front
anti-Berlusconi?

On ne peut pas parler de front anti-libéral car le gouvernement
Prodi met précisément en œuvre des politiques
néolibérales, sur le travail, les services publics, les
retraites… Sur certains points, il va plus loin que Berlusconi, le
décret de la ministre Lanzillotta est par exemple plus dur que
la directive Bolkestein: il prévoit de privatiser les services
publics locaux, dans les municipalités. Ce gouvernement
privatise les services publics et génère la
précarité, comme le précédent; comme
Berlusconi il soutient les privatisations des écoles.

Il y a certes un front contre Berlusconi, mais il ne vise pas le
contenu de sa politique, mais son rôle personnel. Pour moi, le
danger principal n’est donc pas le retour de Berlusconi.

D’ailleurs la droite et la principale organisation patronale
Confindustria, sont favorables au maintien du gouvernement Prodi et ne
veulent pas un retour de Berlusconi. Ils considèrent ce
gouvernement et sa coalition, comme pouvant mettre plus efficacement en
œuvre les réformes qu’ils souhaitent. De plus, ce
gouvernement facilite l’intégration progressive dans la
coalition au pouvoir de formations de centre-droit d’origine
démo-chrétienne.

Les grands perdants dans cette configuration sont les formations de la
«gauche politique radicale». En Italie, on désigne
ainsi PRC (Refondation communiste), PdCI (Parti des Communistes
Italiens) et Verts, qui ont prétendu qu’en entrant dans la
coalition au pouvoir, ils représenteraient mieux les mouvements
sociaux et rendraient le gouvernement perméable aux luttes. En
fait c’est l’inverse, le gouvernement divise les mouvements
depuis le haut.

Les raisons qui ont mené deux sénateurs à
s’abstenir étaient-elles assez fondées pour risquer
une crise gouvernementale?

D’abord, la crise n’a pas pour origine l’abstention
des deux sénateurs, le maintien du gouvernement ne
dépendait pas de leur vote. Même si les deux ne votaient
pas avec le gouvernement, la majorité dans le cadre d’un
éventuel vote de confiance était atteinte. Le
gouvernement pouvait compter sur le vote de sénateurs à
vie comme Andreotti et Cossiga, anciens ténors de la DC. Lors du
vote sur la reconduction de la mission militaire en Afghanistan,
ceux-ci ont fait défection et n’ont pas voté dans
le sens du gouvernement. Mais avant le vote, D’Alema avait
dramatisé la question: «si on ne gagne pas, si ce
décret-loi n’est pas voté, alors le gouvernement
démissionnera». Or il n’était pas
forcé d’en faire un vote de confiance.

De toute façon sur la guerre, on ne doit pas faire de
concession. Il n’y a pas à transiger, si le gouvernement
veut faire la guerre, s’il veut maintenir sa mission avec
l’OTAN en Afghanistan, s’il veut tenir ses engagements
envers Bush avec l’extension de la base US de Vicenza, alors on
ne peut prioriser le danger du retour de Berlusconi, il faut voter
contre. C’était un motif en tous points suffisant pour
voter NON. Les 2 sénateurs de gauche qui ont été
violemment critiqués pour leur NON avaient auparavant
voté OUI sur ces questions, par crainte d’un retour de
Berlusconi. Mais, sur de tels sujets, c’est l’objet du vote
et non le danger hypothétique du retour de Berlusconi qui doit
être privilégié.

Le gouvernement Prodi n’est d’ailleurs pas tombé, il
est revenu sur demande du président Napolitano, intégrant
au passage à sa coalition deux formations du centre-droit
d’origine démo-chrétienne. Lors du débat
suivant sur le maintien de la présence militaire en Afghanistan,
le gouvernement Prodi a bénéficié non seulement
des votes de sa coalition, mais aussi de votes de droite, en
particulier de l’Alliance nationale. L’épouvantail
Berlusconi a donc été agité pour faire peur. Une
conséquence de cette crise est la fermeture des espaces de
discussion et de négociation entre gouvernement et mouvements
sociaux. Le gouvernement Prodi bis est devenu imperméable
à ceux-ci.

Comment vois-tu la manière d’affronter cette crise et la reconfiguration du gouvernement Prodi bis?

Le gouvernement Prodi bis a présenté un vrai programme
engageant les membres de sa majorité. Avant les
élections, il y avait un programme avec certains des 12 points
sur lesquels la coalition s’est récemment mise
d’accord, mais inclus dans un ensemble plus flou, avec
d’autres points et mélangés à des promesses
d’améliorations. Maintenant, c’est un programme
précis avec 12 points que le gouvernement entend mener à
bien et sur lesquels tous les partis de la coalition ont dû
s’engager. Ce programme gouvernemental comprend des points contre
le mouvement anti-guerre (l’extension de la base US à
Vicenza contre laquelle 150 000 manifestant-e-s se sont
mobilisés avant la crise et le maintien des troupes en
Afghanistan…) et contre le mouvement anti-TGV du val de Suse. La
refonte des retraites y est aussi en bonne place.

Ce programme est un défi aux mouvements sociaux. Toutes les
formations de la coalition, y compris les formations de la
«gauche politique radicale», doivent pourtant formellement
s’engager à le réaliser. Celles-ci ont sans
conteste essuyé une défaite. Pour le mouvement, les
choses seront plus difficiles mais plus claires et ça
crée un espace pour développer un mouvement
résolument anticapitaliste.

Est-ce que cela aura des répercussions sur l’avenir de la «gauche radicale»?

Les difficultés pour les mouvements sont apparues en 2004 quand
la «gauche politique radicale» a estimé
qu’«à eux seuls les mouvements ne sont pas
suffisants pour conquérir des changements sociaux; il faut
créer une nouvelle situation politique, aller au gouvernement
pour y relayer les mouvements sociaux». La discussion du
programme était secondaire, le problème principal
immédiat c’était chasser Berlusconi.

Avec cette décision de la gauche politique radicale
d’aller vers un accord gouvernemental, les problèmes ont
commencé pour les militant-e-s des mouvements sociaux. Les
mouvements locaux, comme à Vicenza contre l’extension de
la base US ou celui du val de Suse contre le TGV, n’ont pas trop
souffert et ont pu continuer à mobiliser. Il n’en va pas
de même par contre des mouvements sociaux nationaux. De nombreux
militant-e-s liés aux formations gouvernementales y sont actifs.
Or nombre d’entre eux-elles défendent inconditionnellement
le gouvernement sur toutes les questions en jeu. Les mouvements sociaux
nationaux sont donc très divisés.

Bien sûr, il y a aussi des conséquences pour les
formations de gauche au sein de la coalition. Les formations de la
«gauche politique radicale» et une partie de la gauche du
parti social-démocrate DS (Démocrates de gauche) vont
maintenant chercher à se regrouper, au sein de la coalition,
pour faire contrepoids aux formations de la Marguerite (en particulier
démo-chrétiennes) et de la majorité de DS, qui
envisagent ensemble un nouveau Parti Démocratique. Les
formations de la «gauche politique radicale» vont ainsi
essayer de créer un nouveau rassemblement dans le cadre
d’un bipartisme à l’américaine, un ensemble
bien plus social-démocrate que socialiste.

A court ou moyen terme la gauche radicale voit-elle sa capacité de mobilisation réduite?

La gauche radicale des mouvements doit décider ce qu’elle
fait dans cette nouvelle situation. Un réel espace s’est
créé pour une gauche anticapitaliste. Comme
déjà dit, la situation est plus difficile, mais plus
claire. Les contradictions les plus aigües auront trait à
la guerre. Partout où les décisions du gouvernement
s’attaqueront de front aux mouvements locaux, les
répercussions et contradictions seront aussi très fortes.

Par contre, dans un premier temps nous aurons des difficultés au
plan national. Ainsi la manif contre la décision de rester en
Afghanistan a mobilisé 30 000 personnes. Elle a
été boycottée par les formations de «gauche
politique radicale» au gouvernement. Tous ensembles, comme par le
passé, nous aurions réuni 100 à 200?000
personnes. Cette division prétérite donc les
mobilisations nationales.

Cependant, les partis de la «gauche politique radicale»
participant à la coalition auront aussi de fortes
difficultés. On verra toujours plus que leur présence
dans la coalition ne pousse pas le gouvernement plus à gauche.
Ces formations ont d’ailleurs compris que les mouvements sociaux
créeront des difficultés au gouvernement Prodi et
à sa coalition, elles le craignent et tentent de le
prévenir.

Certains militant-e-s des formations de la coalition ont des
problèmes de conscience, mais d’autres, surtout les
nouveaux venus, sont désormais entrés dans les
institutions. La coalition Prodi gère 17 régions sur 20,
à tous les niveaux, national, régional, provincial,
local, ça signifie des postes et carrières pour des
milliers de gens. Les dirigeants de la «gauche politique
radicale» ont été aspirés à des
postes officiels bien payés, leur avenir est assuré. Mais
dans ces formations, des contradictions se développeront avec
les militant-e-s qui ne participant pas à la chasse aux postes.

As-tu encore des remarques générales, sur la
situation du syndicalisme de base, en particulier les Cobas, dont tu es
porte-parole?

Je crois que l’équilibre actuel ne durera pas car il est
précaire. Quant aux COBAS, nous continuerons à travailler
pour le mouvement et ferons tout pour rester indépendants du
gouvernement. La question décisive c’est comment
créer une nouvelle gauche anticapitaliste, qui ne soit ni un
parti, ni une organisation unique, monolithique. Y répondre est
une priorité.

La question syndicale se pose aussi dans des conditions plus
difficiles: le gouvernement durcit sa position et s’attaque aux
droits syndicaux. De plus, pour fermer les espaces
démocratiques, le gouvernement peut tabler sur les liens de
formations de sa coalition avec la CGIL, principale centrale syndicale
italienne. Ainsi le gouvernement s’attaque au droit des COBAS
d’organiser des assemblées sur les lieux de travail sur
les questions liées aux conventions collectives. Nous sommes
face à des attaques dures du gouvernement, relayées par
la CGIL. Celle-ci va jusqu’à menacer d’exclusion ses
syndiqués qui manifesteraient ou feraient grève avec les
COBAS! Les pressions gouvernementales sur les syndicats créent
une situation répressive, menaçant les droits essentiels
des travailleurs-euses.

Mais un point du programme Prodi bis posera problème, non
seulement aux COBAS mais à tout le mouvement syndical,
c’est la refonte des retraites. Ce point sera très
controversé y compris à la CGIL. Les organisations
officielles préparent déjà des contre-feux, en
disant «vous allez perdre 30 % de votre retraite» et quand
la réduction ne sera «que» de 10%, elles diront «finalement, ce n’est pas si mal, on a limité les dégâts».

Pour affaiblir les mouvements syndicaux et de base, le gouvernement
joue aussi la peur. Sa propagande lie mobilisations syndicales de masse
et recrudescence du «terrorisme». Les médias parlent
sans cesse de violence et à chaque manif prédisent des
incidents. Mais à Vicenza comme à Rome lors de la manif
contre le maintien de l’armée italienne en Aghanistan, il
n’y en a eu aucun. Les COBAS se démarquent clairement de
l’utilisation de la violence. Mais le gouvernement fait des
amalgames: quand on accuse une formation de trahir ses engagements,
l’usage de «trahir» est déjà pris comme
de la violence. Ou encore si des manifestant-e-s brûlent des
pancartes représentant des soldats US ou israéliens, ils
sont présentés comme violents et incitant à
brûler pour de vrai des soldats!

Situation difficile, face à un gouvernement se présentant
comme une alternative à Berlusconi, mais qui met en œuvre
les mêmes politiques néolibérales, parfois plus
durement encore, qui ferme les espaces d’expression et attaque
les droits des mouvements sociaux. On a été surpris de la
rapidité du tournant gouvernemental de formations de «la
gauche politique radicale», cependant la situation
aujourd’hui plus claire favorisera des regroupements de
mouvements sociaux de la gauche radicale.

Entretien réalisé par

Eric Decarro et Christian Tirefort