Troisième nuit de Walpurgis, de Karl Kraus

Troisième nuit de Walpurgis, de Karl Kraus

Mise en scène et jeu
José Lillo – assistante dramaturge Francine Wohnlich.
Théâtre St-Gervais à Genève, du 17 avril au
6 mai

Karl Kraus a 25 ans lorsqu’il allume en 1899 son flambeau, Die
Fackel, revue de grande qualité à laquelle contribuent
entre autres Oscar Wilde, Musil, Strindberg. Pendant 37 ans, Die Fackel
(plus de 22 000 pages) dénonce l’abus des puissants, la
démission des esprits, la violence, les trahisons, les
mensonges, l’hypocrisie, la manipulation, le poison. Adversaire
de la guerre et de la barbarie, pacifiste courageux, il publiera durant
30 ans des articles contre le pouvoir.

Grand écrivain, Karl Kraus fustige dans un allemand
ciselé mais acéré ceux qui utilisent la langue
comme parole publique: hommes politiques libéraux, professeurs,
financiers, éditeurs, journalistes. Charles Andler et Charles
Schweitzer (grand-père de Sartre), professeurs au Collège
de France, le proposeront trois fois au prix Nobel.

Dès le début de la Première Guerre mondiale, il
s’attelle à sa grande œuvre: Les derniers jours de
l’humanité, publiée en 1919.
L’épouvantable barbarie de cette guerre et ses
conséquences en cascades fait exploser les empires russe, turc,
allemand et austro-hongrois, inspirant à Kraus cette
pièce de mille pages, drame antibelliciste qui eut un
très grand impact. Notamment jouée à Vienne et
à Brno, ses représentations et ses lectures publiques
sont perturbées par des manifestations de pan-germanistes
(premiers fascistes).

Le langage comme lieu de résistance

En 1933, Mein Kampf est lu depuis 10 ans et Karl Kraus,
l’observateur de tant de désastres a 60 ans. Il
écrit en cinq mois ce livre de 300 pages Dritte Walpurgisnacht
(référence au Faust de Goethe, au pacte de
l’intellectuel avec le diable).

La Troisième nuit de Walpurgis, celle de Kraus, c’est le
IIIe Reich, une Allemagne devenue le lieu du rendez-vous avec Satan,
une dictature qu’amena aussi bien l’indifférence de
ceux qui ne surent pas s’y opposer que la violence des milices.

Karl Kraus redoutait la capacité de la parole publique à
créer le réel et à susciter le passage à
l’acte chez ceux qui la reçoivent. Littérateur, il
refuse la corruption du langage pour séduire le peuple,
l’abus du langage au service d’un intérêt,
d’une doctrine ou d’un pouvoir. Pour combattre ces abus il
déploie les armes de l’intelligence et du style. Il
dénonce l’esprit grégaire et l’abdication
devant une fausse idée de la renaissance allemande qui se fait
dans la boue, au prix du martyr des Juifs. C’est la
déliquescence d’une prétendue haute civilisation
allemande qui cède devant ce que les nazis font de sa langue
qu’ils appauvrissent pour détruire le concept
d’humanité.

Karl Kraus éclaire-t-il notre actualité?

Kraus nous aide à nous interroger: comment ne pas subir le
pouvoir des médias avec résignation et impuissance?
Qu’en est-il de la volonté de ces millions (milliards)
«qui ont tout sous les yeux et ne remarquent rien»?

Traduit en français 70 ans plus tard, son texte nous est-il
utile pour comprendre la catastrophe des clichés, des slogans,
des phrases creuses, du verbiage, ce que Kraus appelle die Katastrophe
der Phrasen?

Alors que Freud analyse le non-dit, Kraus se concentre sur la
responsabilité du langage. La langue peut-elle être
utilisée pour dispenser ses utilisateurs de penser? Karl Kraus
pense que la parole a du sens et que ce sens doit être
discuté et respecté. C’est la matière
même de la démocratie, celle de l’échange, de
l’expression, de la capacité d’entente. C’est
l’avènement de la démocratie telle que nous
pourrions encore la vivre.

Aldjia Moulaï

Sources: Troisième nuit de Walpurgis, traduit par Pierre
Deshusses, préface de Jacques Bouveresse (Ed. Agone), 2005.
Alain Accardo (Le Monde diplomatique) 2005.


La parole à José Lillo

J’ai été surpris par cette installation en direct,
de l’intérieur, moi qui suis plutôt attiré
par l’écriture fictionnelle, je suis convaincu que ce
texte mérite d’être découvert, mis sur la
place publique, au théâtre, et de le confronter.
[…] Il suscite le débat, il s’agit de le dire, non
le représenter car ce semble impossible. […] Mettre en
scène Karl Kraus pour activer un espace public, qui ne soit pas
colonisé par la communication. Une agora, un de ces nombreux
objets perdus dans la démocratie et au théâtre. Un
espace public, non pas un espace spectaculaire ou un espace de
compétition des formes les plus modernes.

C’est une écriture qui déjoue toutes les
micro-censures qui règnent chez chacun de nous: on ne dit pas du
mal de ceux qu’on déteste. On ne dira du mal ni de Le Pen
ni de Blocher. Parce que ça ne se fait pas. Kraus n’a pas
tous ces complexes là. Les choses sont dites avec hauteur et
panache. […]

On est contemporain que de ce que notre compréhension peut
saisir. […] Ce n’est pas tant le national-socialisme,
Hitler et compagnie dont il s’agit, que les
phénomènes qui ont lieu dans l’être humain.

Un seul comédien sur la scène (magnifique). Un appel à la résistance individuelle.

José Lillo

(d’après entretiens avec Francine Wohlnich)