Sarkozy, la «valorisation du travail» et les positions de la gauche...

Sarkozy, la «valorisation du travail» et les positions de la gauche…

Ci-dessous une contribution
d’Eric Decarro. C’est un extrait d’un texte plus
long, rédigé au lendemain des présidentielles
françaises, qu’on retrouvera sur www.solidarites.ch. Il
porte, entre autres, sur l’un des axes centraux de campagne de
Sarkozy, à savoir la «valorisation du travail». Il
pose des questions sur lesquelles il nous faudra revenir, en
particulier la place des revendications portant sur la réduction
de la durée du travail – comme celle de la semaine de 35
heures qui figure dans la plate-formes de solidaritéS –
dans le contexte de la globalisation.

Sarkozy a balayé un large spectre avec ses thèmes de
campagne: il s’est employé avec succès, durant
cette dernière, à brouiller les repères et les
frontières entre droite et gauche. Il n’a ainsi pas
hésité à citer Léon Blum ou Jaurès,
à se réclamer du front populaire ou de la
résistance, allant jusqu’à évoquer la
mémoire de Guy Mocquet, résistant communiste
fusillé par les Allemands.

Mais, ce qui est à mon sens le plus phénoménal,
c’est qu’il ait pu, pratiquement sans réaction
notable, s’accaparer cet élément central du
patrimoine de la gauche, à savoir «le travail»,
allant jusqu’à en faire l’un des axes centraux de sa
campagne, avec ses appels à «valoriser le travail»,
ses références à «la France dure à la
peine», «la France de l’effort», sa
volonté de «résoudre la crise morale
française, qui a un nom, c’est la crise du travail»,
ses appels démagogiques à respecter «le beau mot de
travailleur», etc. Il n’a pas hésité non plus
dans sa campagne à promettre le plein emploi, «le droit pour chacun de travailler et de vivre debout, dignement du fruit de son activité».

Le fait que Sarkozy ait pu faire main basse sur un
élément aussi central dans les références
de la gauche est révélateur de la perte
d’hégémonie de cette dernière sur ce
thème essentiel pour les classes populaires; la réussite
d’une telle opération repose aussi sur le fait que de
larges secteurs du salariat sont aujourd’hui menacés et
fragilisés par les restructurations et délocalisations
qui caractérisent la globalisation actuelle. C’est
à eux que Sarkozy s’adresse lorsqu’il
déclare: «je veux porter la question du pouvoir d’achat, je veux protéger les français face aux délocalisations» ou encore: «il faut respecter le travail, récompenser le travail, considérer le travail, valoriser le travail».

C’est à mon avis cette offensive de Sarkozy sur la
«valorisation du travail», un thème qui entrait en
résonance et faisait sens avec d’autres de sa campagne,
comme le mérite, la nation, la sécurité, ou encore
la maîtrise de l’immigration, qui est à la base de
sa victoire sur le terrain des idées et lui a permis
d’atteindre largement son but: cap-ter les voix d’une
grande partie des ouvrier-ères et employé- e-s
français sans lesquelles aucune majorité n’est
possible.

Sarkozy n’a pas hésité à visiter des
entreprises industrielles, à s’entretenir même avec
des ouvriers en lutte, chose difficilement pensable pour un candidat de
droite, il y a encore quelques années. Il s’est ainsi
posé en protecteur des salarié-e-s français contre
les dangers de la mondialisation et des délocalisations.

Un thème déserté par la gauche

Certes, Sarkozy intègre la valorisation du travail dans un
ensemble réactionnaire, avec le mérite, l’ordre et
la nation, conférant ainsi à la notion de travail un sens
en complète contradiction avec le contenu émancipateur
qu’il revêtait auparavant pour la gauche. Si cette
opération a pu réussir, c’est cependant en raison
de l’abandon de ce thème par cette dernière. Depuis
des années, cette gauche est bien plutôt tournée
vers cet objectif «comment s’émanciper –
comment se libérer – du travail salarié?» et
n’a cessé de présenter le temps de non-travail
comme le règne de la liberté, et ceci en pleine phase de
montée du chômage. Une partie de l’extrême
gauche, se référant au travail exploité,
hiérarchisé et mutilé, n’a pas
hésité non plus à jeter le bébé avec
l’eau du bain.

On rappellera ici les thèses d’André Gorz, sur le
travail salarié par définition
hétéronome(c-à-d. contrôlé de
l’extérieur, pour cet auteur, tant en raison des rapports
sociaux capitalistes, que de la puissance de la machine technologique)
et son exaltation des activités autonomes, individuelles et
librement choisies (bricolage, jardinage, activités culturelles,
relations sociales et conviviales). Rappelons aussi ses appels à
«sortir de la sociétét salariale», à
«redistribuer le travail» et «libérer le
temps».

Depuis des années, la gauche est tournée vers le
«temps libre» et voit même dans la réduction
du temps de travail – qui plus est, réalisée dans
un seul pays – la principale solution au problème du
chômage.

Un autre cheval de bataille de cette gauche réformiste,
c’est la notion de «partage du travail», qui
s’inspire de la même logique moralisante, à savoir
«travaillons moins, travaillons tous», laquelle vise
à adapter les salarié-e-s à la rareté du
travail offert par le capital en fonction du profit escompté, un
peu comme si l’on voulait obliger un grand corps à entrer
dans un habit trop exigu pour lui. De telles propositions ont pour
conséquences de fragiliser la position des salarié-e-s et
de renforcer la pression à la baisse du pouvoir d’achat
des salarié-e-s induite par la globalisation et de culpabiliser
les salarié-e-s disposant d’un emploi, qu’on rend en
quelque sorte responsables du chômage des autres, avec ce genre
de proposition.

Cette position ne tient pas compte du fait que le marché du
travail s’est désormais mondialisé dans ce contexte
de globalisation, car les nouvelles technologies ont permis la
diffusion au niveau mondial d’un savoir-faire, longtemps monopole
des salarié-e-s des pays industrialisés du Nord. Elle nie
ainsi la course capitaliste vers les pays à bas salaires,
laquelle exerce une pression à la baisse sur les emplois, les
salaires et les conditions de travail dans le monde entier. Elle nie
aussi le caractère destructeur des rapports marchands
fondés sur la compétition et les effets ravageurs de la
lutte acharnée que se livrent les capitaux pour le profit au
plan mondial.

Sarkozy a dès lors eu beau jeu de s’attaquer d’abord
aux 35 heures, au nom du pouvoir d’achat des salarié-e-s
(lequel a indiscutablement souffert de cette réforme, en plus de
la flexibilisation de l’utilisation de la force de travail par le
patronat qu’elle a permis) et de la compétitivité,
ensuite au «partage du travail», en se réclamant,
lui, du plein emploi et de la valorisation du travail.

Cadre et contenu de la globalisation…

Personne à gauche ne parle plus, depuis longtemps, de la pleine
utilisation de la force de travail, et donc, de la faculté de
faire qui existe en chacun-e, ni des conditions dans lesquelles le
chômage pourrait être vaincu, ce qui implique de cibler le
profit, et de mettre en relation la pénurie d’emplois ou
la destruction de ceux-ci avec le caractère de plus en plus
parasitaire du capital financier dans le cadre de la globalisation (ce
dernier exige désormais le taux exorbitant de 15 % de
rentabilité, au minimum). Tout cela suppose une alternative
à cette société, une alternative non pas au cadre
que constitue la globalisation, ce qui impliquerait un retour au
protectionnisme national caractéristique d’une
période, celle d’un capitalisme à dominante
industrielle qui ne reviendra pas, mais au contenu de la globalisation
actuelle.

La gauche a perdu cette idée-force que le travail qui
réside en chacun-e est la source de la richesse, et qu’il
constitue même en soi la richesse elle-même. Elle est ainsi
de plus en plus gagnée par l’idée que le capital,
l’argent, est la richesse et que le travail est un
«coût», ce qui va de pair avec son acceptation du
marché, présenté comme l’expression
même de la démocratie par les multiples décisions
qu’il implique, alors même qu’il s’agit
d’un rapport de classe, qui s’applique en premier lieu
à la force de travail, et selon lequel ce qui est abondant est
bon marché, ce qui est rare est cher; la gauche se soumet
à l’idée que, le capital finance le travail alors
que c’est le travail, exploité désormais au niveau
planétaire, qui finance et rentabilise une masse croissante de
capital, laquelle s’est autonomisée et circule au plan
mondial à la recherche des meilleures opportunités de
profit, tirant ainsi toutes les rentabilités vers le haut et
pressant les salaires et conditions de travail vers le bas.

Les contradictions de la notion de valorisation du travail

Il est tout de même stupéfiant qu’un candidat qui
s’apprête à remettre en question le Code du travail
et à faciliter les licenciements, à supprimer des emplois
dans le services publics, à attaquer les dépenses
publiques et la sécurité sociale au nom de la
réduction des coûts puisse se réclamer de la
«valorisation du travail».

Car les prestations des services publics et de la
sécurité sociale ont précisément, au fil
des années, été intégrés dans la
valeur de la force de travail. Et leur développement n’a
été possible qu’en affectant une partie du surplus
social généré par le travail à leur
financement, au lieu que celui-ci soit intégralement
confisqué par le capital sous forme de profit. C’est
précisément pourquoi les politiques sont
aujourd’hui unanimes à vouloir réduire leurs
coûts au nom du renforcement de la compétitivité,
parce qu’ils détournent du profit capitaliste une partie
de ce surplus social.

Le comble, c’est évidemment lorsque Xavier Bertrand,
nouveau ministre du travail, remet en cause le droit de grève,
au nom même de la «valeur du travail». On ne saurait
mieux opposer le contenu oppresseur et réactionnaire de la
valeur du travail prônée par Sarkozy par rapport au
contenu émancipateur que représentait historiquement
cette notion dans l’imaginaire de la gauche. Dans l’option
de Sarkozy, il s’agit là, bien évidemment, du
travail dominé et asservi aux besoins du capital, du travail
exploité, mutilé, aliéné et privé de
toute charge subversive. C’est aussi le travail divisé,
entre nationaux et migrant-e-s, entre travailleurs-euses et ceux-celles
qui n’en ont pas. Dans le patrimoine de la gauche, le travail
était vu au contraire comme un sujet autonome face au capital.
Il se dressait contre son instrumentalisation et sa réduction au
statut de chose. Il faisait valoir collectivement ses exigences face au
capital, raison pour laquelle la grève était son recours
face aux exactions de ce dernier, mais son recours aussi pour exiger
ses droits. C’était un concept émancipateur, un
point d’appui pour une autre société. En perdant ce
point d’appui, la gauche s’est subordonnée au
modèle dominant, elle a perdu toute perspective de projet
propre, autonome par rapport au capital, elle a perdu enfin son sujet
social, lequel ne connaît pas de frontières. […]

Opposition entre «travailleurs honnêtes» et «assistés»

Un autre élément de la campagne de Sarkozy se rattache
étroitement à son discours sur la valorisation du travail
et le plein emploi: c’est l’opposition qu’il
n’a cessé de faire entre ceux-celles qui travaillent et
vivent de leur salaire, et les assisté-e-s qui vivent
d’allocations diverses, en particulier des allocations
familiales. Il a lourdement insisté à ce sujet sur les
impôts que les salarié-e-s doivent payer pour financer ces
allocations.

Citons encore ce passage de sa conclusion au débat avec Ségolène Royal: «Je
ne crois pas à l’assistanat. Je ne crois pas au
nivellement. Je ne crois pas à l’égalitarisme. Je
crois au mérite, à l’effort, à la
récompense, à la promotion sociale et plus que tout au
travail
».

Il n’a ainsi cessé d’opposer, durant toute la
campagne, les «travailleurs-euses honnêtes» aux
«assisté-e-s», présentés comme autant
de délinquants en puissance, et ensuite les travailleurs-euses
résidents aux immigré-e-s sans papiers, ainsi
criminalisés et présentés comme venant prendre le
travail des résident-e-s en France, des nationaux tout
particulièrement.

Ce discours stigmatisant vise à l’évidence à
culpabiliser les chômeurs-euses et les assisté-e-s,
présentés quasiment comme des «bons à
riens» et «des fainéants», personnellement
responsables de leur situation. Cette position occulte
évidemment les causes du chômage et de
l’augmentation des dépenses d’aide sociale, à
savoir le système du profit qui filtre l’accès
à l’emploi, et l’obstacle que constitue le capital
au plein emploi de la force de travail.

Il ne fait aucun doute, sur cette base, que Sarkozy et le gouvernement
de droite vont engager une politique très brutale à
l’encontre des chômeurs-euses et allocataires pour les
contraindre à accepter un travail, quels qu’en soient les
conditions et le salaire. Voilà qui pèsera à coup
sûr sur le prix de la force de travail et les conditions de
travail de toutes et tous, en contradiction totale avec toutes les
promesses du candidat de l’UMP sur la valorisation du travail.
[…]

Eric Decarro