A quoi sert le discours catastrophiste

Politique financière suisse


A quoi sert le discours catastrophiste

Nous publions ici la première d´une série d´analyses sur la politique financière de la Confédération par Sébastien Guex, historien et professeur à l´Université de Lausanne.


Depuis le début des années 1990 et jusqu’à la fin 1997 ou même le début 1998, le Conseil fédéral, les autorités cantonales, les milieux patronaux, les soit disant experts en finances publiques et les media ont martelé un discours: la situation financière de la Confédération, des cantons et des communes serait désastreuse, effroyable, calamiteuse, bref le malade serait à l’agonie.


Deux ans plus tard, les comptes des collectivités publiques helvétiques ont pratiquement retrouvé l’équilibre. Non seulement le malade n’était pas mort, mais il avait suffi d’une reprise économique pourtant pas particulièrement spectaculaire pour que le malade retrouve la santé avec une extrême rapidité. Il y a une première leçon très importante à tirer de cette expérience des dix dernières années: il faut faire preuve d’une méfiance élémentaire à l’égard des chiffres, des analyses et des pronostics publiés par les autorités politiques et les media.


Les comptes fantastiques du DFF


A propos des données chiffrées présentées par le Conseil fédéral et les Gouvernements cantonaux, il est nécessaire de s’inspirer de la célèbre boutade de Churchill: «Je ne crois qu’aux statistiques que j’ai manipulées moi-même». En effet, ces données sont systématiquement truquées. Prenons l’exemple de la Confédération durant ces trois dernières années. Suite à la décision des autorités fédérales de modifier des pratiques comptables utilisées depuis de nombreuses années, les prêts de trésorerie accordés par la Confédération aux CFF sont enregistrés comme dépenses à partir de 1997, provoquant une hausse — purement comptable — de ces dernières de l’ordre de 600 millions de francs par année. D’autre part, toujours à partir de 1997, l’excédent de recettes du deuxième pilier du personnel de la Confédération n’est plus enregistré, comme cela était la coutume également, dans le compte financier, ce qui entraîne une diminution des recettes fédérales de l’ordre d´un milliard par an.(1) Au total donc, une péjoration comptable, c’est-à-dire artificielle, du compte fédéral de grosso modo 1,6 milliard par an depuis 1997.


En 1998, une série de manipulations comptables, trop fastidieuses à détailler, ont également eu lieu.(2) Quant aux comptes de l’exercice 1999, le mode d’enregistrement des recettes de l’impôt anticipé a été modifié, ce qui a provoqué une diminution comptable des recettes, unique cette fois-ci, de l’ordre de 2,9 milliards.(3) En ne prenant en considération que les modifications venant d’être énumérées, il s’avère que le compte financier de la Confédération a été considérablement péjoré, de manière artificielle, durant ces trois dernières années.


Qu’on en juge: il aurait dû boucler par un déficit de 3,7 milliards au lieu de 5,3 milliards en 1997, un excédent de 1,3 milliard à la place d’un excédent de 500 millions en 1998, et un excédent de 1,6 milliard au lieu d’un déficit de 2,6 milliards en 1999.


Même quand elles sont pleines…


Quel objectif poursuivent ces péjorations artificielles? Le but essentiel ressort clairement de la manière dont le compte fédéral de 1999 a été présenté au public. Rappelons que le projet de budget pour 1999, adopté en décembre 1998 par le Parlement, prévoyait un déficit de 3,9 milliards. Quatorze mois plus tard, en février 2000, à la veille de la conférence de presse exposant le résultat du compte en 1999, un commentateur fait discrètement savoir que ce résultat qui va être annoncé «est trop bon».(4) Pourquoi «trop bon»? C’est que, précise le lendemain le Chef du Département des Finances, le déficit atteint «seulement» 2,6 milliards, selon les chiffres officiels bien sûr: il risque donc, souligne avec regret Kaspar Villiger, d’exciter «les convoitises de tous les côtés».(5)


On imagine aisément les soucis des autorités fédérales si elles avaient dû communiquer le résultat réel de l’exercice 1999: un excédent de 1,6 milliard


…les caisses sont vides


Il est possible, peut-être même probable, que ce tour de passe-passe se reproduise avec les comptes de l’année 2000. En effet, pour «empêcher que de nouvelles convoitises naissent»,(6) comme le recommandait le Vorort le 14 avril 2000, le projet de budget adopté par les Chambres en décembre 1999 a été construit à partir de prémisses très pessimistes. De telle sorte, qu’au lieu de déboucher sur un excédent, ce qui aurait été normal vu la forte hausse prévisible des recettes et la relativement faible augmentation des dépenses, il prévoit un déficit du compte financier de 1,8 milliard. Puis, au cours de l’année 2000, le Département des Finances a progressivement préparé l’opinion publique à la «surprise» devenue maintenant traditionnelle de résultats diamétralement opposés aux sombres perspectives budgétaires.


A la fin juillet 2000, il fait savoir que «…les recettes fiscales de la Confédération s’annoncent nettement supérieures aux prévisions».(7) Dans l’éditorial commentant la nouvelle, la NZZ fait aussitôt savoir que «l’expérience enseigne que des recettes supplémentaires conduisent presque toujours à des dépenses supplémentaires. Il est donc d’autant plus important que Villiger s’oppose avec énergie aux appétits qui demandent une croissance des dépenses sociales…».(8) Un mois plus tard, Villiger et les hauts fonctionnaires du Département des Finances font un pas de plus en annonçant que le compte fédéral de l’an 2000 bouclera sur un excédent de plusieurs centaines de mil-lions.(9) Etape suivante le 26 octobre, lorsque le Département fait savoir que l’excédent atteindra un montant de l’ordre de 2 milliards. En fait, les rares chiffres que Berne veut bien laisser entrevoir indiquent que le compte financier de la Confédération pour l’an 2000 dégagera dans les faits un surplus s’élevant au moins à 4 milliards, et peut-être même à 5 ou 6 milliards.


Dans ces conditions, il n’est pas interdit de penser que la tentation sera grande d’employer une fois de plus certains artifices comptables afin de diminuer l’ampleur de l’excédent à venir.


«Exciter les convoitises», c’est-à-dire renforcer la légitimité des demandes de hausse de salaires et d’augmentation des dépenses sociales avancées par les salarié-e-s du privé et de l’Etat: voilà la hantise des autorités politiques et des organisations patronales.

Voilà à quoi servent le trucage des comptes et des budgets ainsi que le discours catastrophiste qui l’accompagne: fondamentalement, il s’agit de faire pression sur les salarié-e-s afin qu’ils/elles acceptent de se serrer la ceinture… J’y reviendrai.




  1. Message concernant le Compte d’Etat 1997, Berne, pp. 5 et 8.

  2. Message concernant le Compte d’Etat 1998, Berne, pp. 3-4.

  3. Message concernant le Compte d’Etat 1999, Berne, pp. 8 et 80.

  4. Le Temps, 16 février 2000.

  5. Neue Zürcher Zeitung (NZZ), 17 février 2000.

  6. Andres Leuenberger, président du Vorort, rapportés par la NZZ, 14 avril 2000.

  7. Le Temps, 26 juillet 2000.

  8. NZZ, 26 juillet 2000.

  9. NZZ, 25 août 2000.