L’impérialisme suisse ou les secrets d’une puissance invisible

L’impérialisme suisse ou les secrets d’une puissance invisible

Le Forum
socialiste de formation et de débat organisé par
solidaritéS les 17 et 18 novembre derniers, à la
Chaux-de-Fonds, était consacré à
l’impérialisme et au racisme. L’occasion notamment
de se pencher sur les formes nouvelles de l’impérialisme
dans le monde, sur ses conséquences en Afrique, mais aussi sur
ses particularités en Suisse.




Depuis le
début du 20e siècle, un certain nombre d’auteurs,
au premier rang desquels le britannique John A. Hobson, ont eu recours
à ce terme pour désigner une phase nouvelle du
développement du capitalisme, marquée par
l’ascension d’une bourgeoisie rentière à la
tête des pays les plus avancés, tributaire
d’entreprises monopolistiques fusionnant intérêts
industriels et bancaires, ainsi que par une tendance à
l’exportation massive de capitaux, à l’expansion
territoriale et à la guerre. Après le livre du socialiste
autrichien Rudolf Hilferding, consacré au Capital financier
(1910), c’est Lénine qui contribue à inscrire
explicitement cette notion au coeur de la réflexion
théorique marxiste, lorsqu’il rédige
L’Impérialisme stade suprême du capitalisme, pendant
la Première guerre mondiale, en 1916, à Zurich.




Les deux guerres
mondiales, les génocides et les massacre  coloniaux de
l’âge des extrêmes ont plus que confirmé les
pronostics de Lénine quant au caractère
profondément régressif de l’impérialisme. En
1951, Hannah Arendt l’envisagera même comme une porte
ouverte vers le totalitarisme. Cependant,
l’après-Deuxième guerre mondiale, la
décolonisation, les Trente Glorieuses et la coexistence
pacifique ont pu faire penser à l’ouverture d’une
nouvelle ère de paix et de progrès pour les pays
industrialisés. Ce n’était certes pas le point de
vue des «damnés de la terre», véritable
tiers-Etat du monde, qui dénonçaient alors le
néocolonialisme, les mécanismes informels de la
dépendance, ainsi que la domination militaire de
l’impérialisme US.




Depuis le retour
d’une période de croissance lente et chaotique, ouverte
par la récession généralisée du milieu des
années 1970, à laquelle a fait suite, quelques
années plus tard, l’implosion du bloc soviétique et
le retour du capitalisme en Chine, le monde a de nouveau basculé
vers une phase de tensions et de déséquilibres
croissants. Derrière le terme passe-partout de globalisation, ce
sont les inégalités sociales qui triompent partout
– au sein de chaque pays et à l’échelle
internationale –, mais aussi les rivalités entre grandes
puissances, plus ou moins bien arbitrées au sein des grandes
institutions transnationales (OMC, FMI, Banque Mondiale, OCDE, G8,
OTAN, etc.).




En marge de la
dette du tiers-monde et des Plans d’ajustement structurel, on
parle de plus en plus franchement de «recolonisation». Dans
le prolongement de «la guerre sans fin», du «choc des
civilisations» et de la lutte contre le terrorisme, il est de
plus en plus question de militarisme et de dérives autoritaires.
Face aux déséquilibres environnementaux croissants
suscités par l’emballement du productivisme, les milieux
dominants entendent enfin imposer «leurs solutions», aux
frais des plus faibles. Au pouvoir sans fard des multinationales
correspond en effet une nouvelle forme de capitalisme globalisé,
à dominante financière, qui détermine un nouvel
impérialisme. Comme nous allons le voir, la bourgeoisie suisse
dispose de plus d’un atout pour en tirer pleinement parti. (jb)

L’impérialisme suisse a suscité très peu de
recherches. Il n’existe pas de livre qui fasse l’histoire
d’ensemble de cet impérialisme, essaie de discuter ses
formes, son rôle et son poids à l’échelle
mondiale et tente de cerner ses spécificités par rapport
aux autres impérialismes. Même sur le strict plan
informatif, on ne dispose que de connaissances lacunaires et
éparpillées. S’il fallait citer trois titres sur ce
sujet d’importance, je signalerais:

Richard Behrendt, Die Schweiz und der
Imperialismus. Die Volkswirtschaft des hochkapitalistischen
Kleinstaates im Zeitalter des politischen und ökonomischen
Nationalismus
, Leipzig/Stuttgart, Rascher, 1932.

Lorenz Stucki, L’empire occulte: les secretsde la puissance helvétique, Paris,R. Laffont, 1970.

François Hopflinger, L’Empire suisse, Genève
1978.

Il n’est donc pas possible de présenter une analyse
globale, précise, rigoureuse et articulée, de
l’impérialisme suisse. On ne peut que fournir un certain
nombre de données factuelles, souvent éclatées, et
essayer à partir de là de tracer quelques pistes
interprétatives.

Un impérialisme masqué ou feutré

Proportionnellement à sa taille, mais aussi dans l’absolu,
la Suisse fait partie des principales puissances impérialistes
du monde depuis longtemps. J’y reviendrai. Mais il n’existe
guère en Suisse, y compris au sein du mouvement ouvrier ou de la
gauche, de conscience directe de ce phénomène. Plusieurs
raisons contribuent à l’absence de cette conscience:

• La Suisse n’a jamais eu de véritables colonies et
n’a donc pas été directement engagée dans la
manifestation la plus claire du colonialisme ou de
l’impérialisme, c’est-à-dire la guerre
coloniale ou la guerre impérialiste.

• Au contraire, la bourgeoisie industrielle et bancaire suisse
s’est depuis très longtemps avancée de
manière masquée: masquée derrière la
neutralité politique, c’est-à-dire avançant
dans l’ombre des grandes puissances coloniales et
impérialistes (G-B, FR, All., USA); masquée aussi
derrière un discours propagandiste omniprésent essayant
et réussissant souvent à faire passer la Suisse pour le
pays de la politique humanitaire, à travers la Croix-Rouge, les
Bons offices, la philanthropie, etc; enfin, masquée par un
discours, complément du précédent, que j’ai
appelé la «rhétorique de la petitesse»1
présentant toujours la Suisse comme un David s’affrontant
à des Goliath, un petit Etat faible et inoffensif, etc.

Pour ces différentes raisons, certains auteurs ont
caractérisé l’impéralisme suisse
d’impérialisme secondaire, mais l’expression me
semble mal choisie, car elle entretient l’idée que
l’impérialisme suisse serait de peu de poids, marginal,
bref beaucoup moins important que l’impérialisme des
autres pays. Or la Suisse est une importante puissance
impérialiste. Je préfère donc l’expression
d’impérialisme masqué ou feutré.

Au coeur des impérialismes européens

Depuis des siècles, le capitalisme suisse est au coeur du
développement du capitalisme européen. Au 16e
siècle déjà, les grands marchands et banquiers de
Genève, Bâle, Zurich, sont au coeur des réseaux
internationaux de circulation des marchandises et des crédits.
Dès le 17e siècle et surtout au 18e et jusqu’au
milieu du 19e siècle, les milieux capitalistes bâlois,
genevois, neuchâtelois, st-gallois, zurichois, bernois, etc,
participent de manière dense à cette immense
opération d’exploitation et d’oppression du reste du
monde par le capitalisme ouest et sud-européen en plein essor,
soit le commerce triangulaire. L’origine de la fortune de la
grande famille bourgeoise des de Pury, l’un des inspirateurs du
fameux Livre blanc de 1993, vient de l’exploitation de centaines
d’esclaves importés de force d’Afrique dans
d’immenses domaines agricoles en Amérique.

Grâce, notamment, aux capitaux accumulés dans
l’exploitation et le commerce des esclaves, les milieux
capitalistes suisses sont, après les Anglais, ceux qui
réussissent le mieux la fameuse révolution industrielle,
entre 1750 et 1850. Au cours du 19e siècle, la Suisse est, avec
un petit nombre de pays – la G-B, la France, l’Allemagne,
la Belgique, la Hollande et les USA – l’un des pays
à la pointe du développement capitaliste et devient
l’un des pays les plus industrialisés du monde,
particulièrement puissant dans des secteurs de pointe de
l’époque comme la production de machines et de moteurs,
l’électro-technique et la chimie. La période qui va
de 1850 à 1914 voit le développement prodigieux du
colonialisme-impérialisme:

• la manifestation la plus tangible, c’est la course aux
colonies: les pays capitalistes développés, avant tout la
G-B et la France, font la conquête militaire de toute
l’Afrique et d’une bonne partie de l’Asie.

• tous les pays capitalistes développés exportent
massivement des capitaux, ce qui leur permet d’exercer une
influence déterminente sur les pays non colonisés, mais
moins ou non industrialisés, en particulier
l’Amérique du centre et du Sud, l’Empire ottoman, la
Perse, le Siam, voire la Chine.

Champion toutes catégories en 1913

Qu’en est-il du capitalisme suisse? C’est ici qu’on
voit apparaître sa première grande
spécificité: D’un côté, la bourgeoisie
suisse est tout aussi impérialiste que ses rivales. Les grands
groupes suisses exportent des capitaux à grande échelle
et investissent massivement à l’étranger. Ainsi, en
1913, la Suisse est le pays qui vient largement en tête du point
de vue des investissements directs à l’étranger par
tête d’habitant (en dollars): 2

Suisse:                 700



Royaume-Uni:    440



Pays-Bas:            320



Belgique:             250



France:                230



Allemagne:          70



Etats-Unis:          40

En 1900, la Suisse est le pays qui compte le plus de multinationales au
monde par millier d’habitants. Nestlé est probablement la
multinationale la plus internationalisée au monde,
c’est-à-dire qui compte le plus de filiales à
l’étranger.

Mais de l’autre côté, les milieux industriels et
bancaires suisses sont entravés dans la course à la
colonisation du monde par un gros obstacle: ils ne disposent que
d’une puissance militaire relativement faible, et surtout, ils
n’ont pas d’accès direct aux océans, à
la différence de la Hollande ou de la Belgique, pays comparables
dont le débouché sur la mer leur a permis de se lancer
dans la conquête coloniale.

Durant la période qui va de la guerre franco-prussienne de 1870
aux débuts de la Première Guerre mondiale, les cercles
dirigeants de la Suisse rêvent d’un aggrandissement
territorial de la Confédération, soit du
côté italien soit du côté français,
qui leur donnerait accès à la mer (Gênes ou
Toulon). En 1914 et 1915 par exemple, ils envisagent
sérieusement d’abandonner la neutralité et
d’entrer en guerre aux côtés de
l’impérialisme allemand dans l’espoir
d’obtenir, en cas de victoire, une part du butin,
c’est-à-dire un couloir vers la
Méditerrannée accompagné de quelques colonies en
Afrique.3 Mais ils jugent finalement l’aventure trop
risquée, sur le plan intérieur et extérieur, et
choisissent de poursuivre dans la voie de la neutralité. Ce
choix se révélera rapidement extrêmement payant,
puisqu’il permettra aux industriels et banquiers
helvétiques de faire de formidables affaires avec les deux camps
belligérants.

Dans l’ombre des puissants

C’est cette position particulière qui va marquer les
formes et aussi le contenu de l’impérialisme suisse depuis
la fin du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui:
comme la grande bourgeoisie industrielle et bancaire helvétique
ne peut pas miser sur l’atout militaire, elle va apprendre et
devenir virtuose dans l’art de jouer sur les contradictions entre
grandes puissances impérialistes afin d’avancer ses
propres pions.4 Dans ce sens, elle utilise de manière combinée deux atouts:

• La politique de neutralité, alliée à celle
des Bons offices et à la politique humanitaire (Croix-Rouge,
etc.) permettent à l’impérialisme suisse de ne pas
apparaître comme tel aux yeux de très larges pans de la
population mondiale, ce qui lui confère une forte
légitimité. Elles lui permettent aussi d’être
fréquemment choisi pour jouer les arbitres ou les
intermédiaires entre les grandes puissances
impérialistes. Camille Barrère, Ambassadeur de France
à Berne de 1894 à 1897, avait déjà compris
cette stratégie lorsqu’il écrivait: «La
marine de la Suisse, c’est l’arbitrage».5

• La bourgeoisie industrielle et bancaire suisse est capable
d’offrir une série de services spécifiques (secret
bancaire, fiscalité plus que complaisante, extrême
faiblesse des droits sociaux, etc.), dont les classes dominantes des
grandes puissances impérialistes ont fortement besoin, mais
qu’elles peuvent difficilement garantir dans leur propre pays,
généralement pour des raisons politiques internes.
L’impérialisme helvétique ne leur apparaissant pas
comme un rival trop dangereux, en raison de sa faiblesse militaire
notamment, ces puissances accepteront qu’il s’installe et
se spécialise durablement dans plusieurs niches hautement
profitables (celle de paradis fiscal et de place financière
internationale, en particulier).

La Suisse-Afrique

Les exemples qui illustrent la manière et la
précocité avec laquelle la bourgeoisie suisse a su
avancer ses propres intérêts dans le sillage des grandes
puissances impérialistes, en jouant au besoin sur leurs
contradictions, sont nombreux. Prenons-en deux:

• Dès 1828, des Missionnaires bâlois, rapidement
suivis par les commerçants d’une société, la
Basler Handelsgesellschaft, fondée par le coeur de
l’oligarchie bâloise (les familles Burckhardt, Merian,
Iselin, Ehinger, Vischer), s’installent sur la côte de
l’actuel Ghana. Ils vont jouer un rôle décisif dans
la colonisation de cette région par la Grande-Bretagne. Dans les
années 1860, ils entreprennent dans ce sens un véritable
travail de lobbying, couronnée de succès, auprès
du Parlement anglais et ils participeront directement à la longu
guerre coloniale menée par l’Angleterre contre le Royaume
Achanti.6 En récompense, les négociants
bâlois verront leurs affaires facilitées dans le Ghana
placé sous tutelle britannique, de telle sorte que la Basler
Handelsgesellschaft devient au début du 20e siècle
l’une des plus grandes sociétés au mond
d’exportation de cacao (le taux de profit net qu’elle
dégage au Ghana atteint 25% en moyenne annuelle entre 1890 et
1910). Une anecdote permet à elle seule de mesurer
l’influence acquise dans le pays par les négociants
suisses et de montrer à quel point ils le considèrent
comme leur pré carré. En mars 1957, le Ghana est la
première colonie européenne d’Afrique à
conquérir son indépendance.
L’événement est historique. Cela
n’empêche pas, quatre mois plus tard, lors de la fête
organisée par les expatriés helvétiques pour le
1er août 1957, l’orateur suisse de conclure son discours
devant des centaines d’invités par ces mots: «Vive
le canton suisse Ghana!».7

• Mais en parallèle à la carte anglaise, le
capitalisme helvétique sait aussi jouer de la carte allemande ou
française. Les Suisses vont même jouer un rôle de
premier plan dans la politique coloniale allemande en Afrique, ce qui
leur permettra, en retour, de disposer de la bienveillance des
autorités coloniales et de développer de florissantes
affaires. C’est un commerçant zurichois, Conrad von
Pestalozzi, qui contribua largement à la conclusion (c’est
d’ailleurs lui qui le signe), en mars 1883, du premier contrat
mettant un territoire africain, une partie de l’actuelle Namibie,
sous «protection» allemande. Une année plus tard,
c’est un négociant bâlois, Louis Baur, qui est
chargé par le Gouvernement allemand de négocier et
parapher deux traités rattachant une partie de l’actuel
Sierra Leone à l’Empire allemand. En 1884 toujours, Carl
Passavant, le fils d’un grand banquier bâlois, participe
avec des troupes qu’il a recrutées sur place à la
première guerre coloniale menée par le Reich, qui
aboutira à l’annexion du Cameroun.8 C’est
aussi deux commerçants suisses que l’on retrouve à
l’origine d’une des compagnies les plus actives dans
l’expansion coloniale de la France en Afrique, la
Société Commerciale de l’Ouest Africain (SCOA).9

Dans la cour des grands

La stratégie évoquée ci-dessus s’est
révélée particulièrement efficace, de sorte
que la Suisse s’est transformée, au cours du 20e
siècle, en une puissance impérialiste de moyenne
importance, voire même, dans certains domaines, de tout premier
plan.

En voici quelques illustrations:

• Les multinationales suisses appartiennent au tout petit nombre
des sociétés qui dominent le monde dans une série
de branches, que ce soit les technologies de l’énergie et
de l’automation (ABB: 1er ou 2e rang mondial), de la pharmacie
(Novartis: 4e rang; Roche: 8e rang), du ciment et des matériaux
de construction (Holcim: 1er rang), des produits alimentaires
(Nestlé: 1er rang), de l’horlogerie (Swatch: 1er rang), de
l’agro-industrie (Syngenta: 2e ou 3e rang), de la production et
de la commercialisation des métaux (Xstrata: 3e ou 4e rang), de
la banque (UBS: 4e ou 5e rang; Crédit Suisse: 15e ou 16e rang),
l’assurance (Zurich: 7e ou 8e rang) ou encore la
réassurance (Swiss Re: 1er rang).

• Un autre instrument de mesure du poids de
l’impérialisme suisse est fourni par le volume (le stock)
des investissements directs à l’étranger. Par
investissements directs, on désigne les prises de participation
opérées par des entreprises nationales dans le capital de
sociétés étrangères qui dépassent
10% de ce capital et assurent donc, dans la grande majorité des
cas, le contrôle de ces sociétés.

Investissements directs à l’étranger en 200210
(stocks, en milliards $)
USA GB FR ALL H-K HOL JAP CH CAN
Stock à l’étranger 1501 1033 652 578 370 356 352 298 274
Stock de l’étranger dans le pays 1351 639 401 452 433 315 60 118 221
Stock net 150 394 251 126 -63 41 272 179 53

Comme le montre la première ligne du tableau, le volume des
investissements directs suisses à l’étranger est
très élevé. Atteignant presque 300 milliards de
dollars en 2002, il se situe au 8e rang mondial. A
l’étranger, les multinationales suisses, qui exploitent
une main-d’oeuvre de près de 2,2 millions de
salarié-e-s (plus du double de la main-d’oeuvre
qu’elles exploitent en Suisse), «pèsent» un
cinquième du poids des multinationales américaines, un
tiers de celui des anglaises et la moitié des allemandes.

La mesure de la puissance de l’impérialisme
helvétique se précise encore lorsqu’on examine le
volume des investissements nets des sociétés suisses
à l’étranger, soit le stock brut auquel on
retranche le stock des investissements étrangers (ligne 3 du
tableau). Sous cet angle, les multinationales suisses se situent au 4e
rang mondial. Environ la moitié des 179 milliards
d’investissements nets suisses à l’étranger
est située dans les pays dépendants, essentiellement en
Asie et en Amérique latine.11

• Dès la Première Guerre mondiale, la Suisse est
également devenue une place financière internationale de
premier plan, qui est aujourd’hui la quatrième ou
cinquième plus importante au monde. Mais sur le plan financier,
l’impérialisme helvétique présente à
nouveau une spécificité. Les banques suisses occupent en
effet une position particulière dans la division du travail
entre centres financiers: elles sont le lieu de refuge de
prédilection de l’argent des capitalistes et des riches de
la planète entière et se sont donc
spécialisées dans les opérations liées
à la gestion de fortune.

Gérant de fortune pour le monde entier

Dans la gestion de la dite «fortune privée
offshore», c’est-à-dire la fortune appartenant
à des personnes qui n’est pas gérée dans le
pays d’origine, la place financière helvétique
occupe une position dominante à l’échelle mondiale:
les estimations les plus courantes lui attribuent une part du
marché international de l’ordre de 30%. Les autres centres
importants – la Grande-Bretagne, les Etats- Unis, le Luxembourg,
Hong-Kong— viennent loin derrière, avec des parts
s’élevant entre 5% et 20%. Au total, les banques, les
sociétés d’assurances et autres gestionnaires
helvétiques gèrent, en Suisse et à
l’étranger, des fonds atteignant un montant faramineux, de
l’ordre de 10’000 milliards de francs, ce qui correspond
à quelque 70% du Produit intérieurbrut des Etats-Unis.12

Les milieux possédants du monde entier confient depuis de
nombreuses années une partie de leurs fonds à la gestion
des banques suisses parce que ces dernières offrent une
combinaison presque unique d’avantages: un secret bancaire en
béton armé; une fiscalité faible et complaisante
à l’égard des fortunés; une monnaie
très solide; une stabilité politique à toute
épreuve; un savoir-faire et un tissu de relations
peaufinés à travers les générations. Trois
aspects méritent d’être soulignés à
propos de cette force financière de l’impérialisme
suisse:

• Comme le note Le Temps, «les clients millionnaires des
pays en développement apportent environ 70% des fonds
gérés offshore»13 par la finance suisse,
soit une somme de l’ordre de 3000 milliards de francs. Cet argent
est composé essentiellement – à hauteur de 80%
environ – de capitaux qui échappent au fisc de leurs pays
d’origine. Cela signifie que les pays pauvres voient un montant
de quelque 40 milliards de francs de recettes fiscales leur
échapper chaque année grâce à la
complicité du paradis fiscal helvétique, soit 25 fois
plus que la somme que la Confédération a daigné
consacrer à «l’aide au développement»
en 2006.

• Une partie importante de ces montants sont ensuite
prêtés par les banquiers suisses aux Etats
d’où ils proviennent, ce qui permet à la finance
helvétique — ironie du mécanisme —
d’exercer, grâce à ses créances, des
pressions considérables sur la population de ces Etats afin de
lui extorquer davantage de plusvalue.

• Il faut enfin noter que la position décrite ci-dessus
donne un caractère particulier, fortement rentier ou
parasitaire, à l’impérialisme suisse,
caractère qui imprègne fortement la bourgeoisie
helvétique mais déteint aussi sur de larges secteurs de
la petite-bourgeoisie et même sur certaines couches
supérieures du salariat.

Cynisme et corruption prospèrent à l’ombre du
secret bancaire, de la fraude et de l’évasion fiscales, de
toutes sortes de trafics douteux et de l’argent sale. Certains
secteurs de la bourgeoisie helvétique n’hésitent
d’ailleurs pas à aller de plus en plus loin sur le chemin
de la transformation de la Suisse en république
bananière, comme en témoigne la multiplication des
forfaits fiscaux pour les richissimes étrangers ou les
démarches récentes des dirigeants de l’UDC pour
ancrer le secret bancaire dans la Constitution,
c’est-à-dire de faire de l’escroquerie qu’est
la fraude fiscale un des fondements de l’Etat
fédéral.

Le cynisme de certains cercles bourgeois apparaît d’autant
plus crû qu’il s’entoure d’un discours
permanent sur la Suisse comme patrie des droits de l’homme et de
l’humanitaire. Tout cela, alors que l’UBS et le
Crédit Suisse figurent parmi les principaux bailleurs de fonds
des compagnies pétrolières opérant au Soudan,
grâce aux revenus desquelles le Gouvernement de ce pays
mène une guerre de type génocidaire au Darfour.14

Exploitation massive d’une main-d’oeuvre étrangère

Reste à souligner un dernier aspect, très important, de
l’impérialisme suisse. Le rapport impérialiste ne
consiste pas seulement à aller, comme cela a été
dit plus haut, vers la main-d’oeuvre taillable et
corvéable à merci des pays pauvres. Il consiste aussi
à faire venir sur place des travailleurs-euses
étrangersères dans des conditions telles
qu’ils/elles peuvent être exploité-e-s à peu
près aussi férocement. Dans ce domaine également,
le patronat helvétique s’est distingué en important
massivement une main-d’oeuvre immigrée, fortement
discriminée par un savant système de permis de
séjour axé sur le maintien de la plus grande
précarité et par l’absence de droits politiques.
Bref, il s’est distingué par l’ampleur de la
politique de «délocalisation sur place»15,
selon l’expression parlante d’Emmanuel Terray, qu’il
a menée depuis très longtemps. Dès la fin du 19e
siècle, les travailleurs-euses étrangers-ères en
Suisse représentent plus de 10% de la population (16% en 1913).
Aujourd’hui, ils/elles constituent environ 20% de la population
résidant en Suisse, soit environ un million de personnes, la
plupart salariées, auxquelles il faut rajouter environ
200’000 travailleurs clandestins exploités dans des
conditions proches de celles qui régnaient dans les anciennes
colonies. 

Sébastien Guex

1 Cf. Sébastien
Guex, «De la Suisse comme petit Etat faible: jalons pour sortir
d’une image en trompe-l’oeil», in S. Guex
(éd.), La Suisse et les Grandes puissances 1914-1945,
Genève, Droz, 1999, p. 12.

2 Cf. Paul Bairoch, «La Suisse dans le contexte international aux
XIXe et XXe siècles», in P. Bairoch, M. Körner
(éd.), La Suisse dans l’économie mondiale, Zurich,
Chronos, 1990, p. 115.

3 Cf. par exemple Documents Diplomatiques Suisses, vol. 6, pp. 146-148, 166-167 et 240-243.

4 En 1916, dans sa célèbre étude sur
L’impérialisme, stade suprême du capitalisme,
Lénine faisait remarquer à propos de la Belgique ou de la
Hollande: «La plupart de ces petits Etats ne conservent leurs
colonies que grâce aux oppositions d’intérêts,
aux frictions, etc., entre les grandes puissances, qui empêchent
celles-ci de se mettre d’accord sur le partage du butin»,
in Oeuvres choisies, Moscou, Editions du progrès, 1975, vol. 1,
p. 718.

5 Cité dans Jean-Claude Allain, «La politique
helvétique de la France au début du XXe siècle
(1899-1912)», in R. Poidevin, L.-E. Roulet (Dir.), Aspects des
rapports entre la France et la Suisse de 1843 à 1939,
Neuchâtel, La Baconnière, 1982, p. 99.

6 Cf. Sébastien Guex, «Le négoce suisse en Afrique
subsaharienne: le cas de la Société Union Trading Company
(1859-1918)», in H. Bonin, M. Cahen (Dir.), Négoce blanc
en Afrique noire, Bordeaux, Société française
d’histoire d’outre-mer, 2001, p. 237.

7 Hans Werner Debrunner, Schweizer im kolonialen Afrika, Basel, Basler Afrika Bibliographien, 1991, p. 19.

8 Cf. Hans Werner Debrunner, «Schweizer Zeugen und Mitbeteiligte
bei den Anfängen deutscher Kolonisation in Afrika», in P.
Heine, U. van der Heyden (Hg.), Studien zur Geschichte des deutschen
Kolonialismus in Afrika. Festschrift zum 60. Geburtstag von Peter
Sebald, Pfaffenweiler, Centaurus Verlag, 1995, pp. 177-209.

9 Cf. Catherine Coquery-Vidrovitch, «L’impact des
intérêts coloniaux: SCOA et CFAO dans l’Ouest
africain, 1910-1960», Journal of African History, vol. 16, 1975,
p. 596.

10 Cf. Crédit Suisse, Direktinvestor Schweiz: Mitspielen in der obersten Liga, Spotlight, 2 février 2004.

11 Cf. Neue Zürcher Zeitung, 15 octobre 2002.

12 Cf. Steve Donzé, Wealth Management in Switzerland, Basel, Swiss Bankers Association, 2007.

13 Le Temps, 28 octobre 2005, p. 31.

14 Cf. «Darfour: pas de commerce avec la mort»,
Libération Afrique, 29 octobre 2007, www.liberationafrique.org.

15 Emmanuel Terray, «Le travail des étrangers en situation
irrégulière ou la délocalisation sur place»,
in E. Balibar et al., (éd.), Les Sans-papiers:
l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte, 1999, p. 9.