Politique financière suisse : L’origine des déficits des années 90

Politique financière suisse


L’origine des déficits des années 90


Pourquoi la politique des caisses vides a-t-elle été sciemment organisée par les autorités bougeoises


Sébastien Guex *


En Suisse, depuis 1981, le solde de la balance des opérations courantes a été continuellement excédentaire, phénomène exceptionnel parmi les pays économiquement développés. De plus, on remarque que si l’excédent tournait autour de 10 milliards de francs jusqu’en 1990, il a rapidement augmenté, depuis le début des années 1990, c’est-à-dire précisément depuis le moment où, avec la phase de récession économique qui a débuté au même moment, les salariés helvétiques ont été contraints de se serrer la ceinture. Il atteint aujourd’hui un montant qui, en francs constants, est plus de trois fois supérieur au niveau de la décennie 1981-1990. Cela signifie que, loin de s’anémier, la compétitivité des principaux secteurs de l’économie suisse s’est améliorée et que patronat et grands actionnaires se sont enrichis à un rythme de plus en plus rapide, voir Graphique 1.


Cet aspect se confirme en examinant la part respective des revenus du travail (essentiellement des salariés) et des profits des entreprises dans le revenu national net de la Suisse entre 1992 et 19971. A cet égard, le Graphique 2 montre clairement qu’il s’est produit entre 1992 et 1997, un fort déplacement en faveur des entreprises: la part des bénéfices de ces dernières est passée de 7,6% à 12,3%, soit une croissance de 62%. En revanche, la part des revenus du travail, composée essentiellement de salaires, a sensiblement régressé, de 87,3% à 83%.


Par ailleurs, deb1990 à 1999, la valeur globale des actions cotées à la Bourse suisse a été multipliée par 4,5 en francs constants. Autrement dit, cette valeur est passée, en termes réels, de 204 à 912 milliards de francs, soit une croissance moyenne de 79 milliards par an.2 Partons de l’hypothèse minimale, selon laquelle les deux tiers de ces actions sont aux mains des couches sociales très aisées ou riches: cela signifie que la valeur du patrimoine mobilier de ces milieux a augmenté de 53 milliards par an.


S’il existait en Suisse un – modeste – impôt sur les gains en capitaux, disons de 3%, le produit en aurait été de 1,5 milliard par an, soit au total 13,5 milliards entre 1991 et 1999. Cet impôt aurait donc à lui seul réduit de moitié le déficit cumulé que la Confédération a connu durant cette période.


Origine des déficits


Deux facteurs essentiels sont à l’origine des déficits des collectivités publiques helvétiques pendant cette dernière décennie. Le premier est bien connu. Dès 1991, la Suisse a plongé dans une phase de marasme économique qui s’est prolongée jusqu’à fin 1997. Dans le système capitaliste, une dégradation de la conjoncture économique tend d’un côté à faire augmenter les dépenses publiques, puisqu’une large partie des coûts supplémentaires engendrés par une telle dégradation est socialisée, c’est-à-dire prise en charge par l’Etat, autrement dit par les salariéEs/contribuables. C’est par exemple le cas des licenciements, dont les coûts sont mis à la charge de la collectivité par le biais de l’assurance-chômage. Ou encore des maladies, des accidents et du stress, phénomènes qui augmentent fortement en période de récession économique et qui provoquent une hausse des dépenses des assurances-maladie ou invalidité. De l’autre côté, une péjoration de la situation économique tend à faire diminuer les recettes fiscales, puisque beaucoup de personnes actives subissent une diminution de leurs revenus. D’où tendance à l’apparition de déficits dans les comptes des institutions étatiques.


Mais il n’y a aucune fatalité, aucune «loi d’airain» dans l’apparition de déficits. Ces derniers sont toujours aussi l’expression de choix politiques ou, plus précisément, la résultante de la confrontation de choix politiques, les rapports de force socio-politiques faisant que tel ou tel choix l’emporte dans cette confrontation. Or, depuis le milieu des années 1970, au niveau international comme en Suisse, une orientation s’est imposée, d’abord au sein des classes dominantes, puis dans les milieux gouvernementaux, consistant à limiter ou à diminuer la pression fiscale, en particulier sur le Capital, dans le but, notamment, de plafonner, voire de diminuer les recettes étatiques, et de favoriser ainsi l’apparition de déficits relativement élevés. Cette politique, appelée «politics of deficits» dans les pays anglo-saxons3, peut être désignée comme la «politique des caisses vides».


Quel objectif cette politique poursuit-elle?


Grâce à la pression exercée par les déficits, il s’agit de légitimer une offensive générale, un mouvement de contre-réforme en matière de politique financière et sociale. Cette contre-réforme prend les trois aspects suivants:


1) diminution des dépenses publiques qui ne sont pas directement utiles au patronat et aux milieux d’affaires;

2) privatisations;

3) redistribution de la charge fiscale du Capital vers le Travail. Cet objectif se concrétise très souvent par la revendication d’une diminution des impôts directs, progressifs, et d’une augmentation des impôts indirects, régressifs.


A cet égard, il n’est pas inintéressant de rappeler que le Conseiller fédéral Samuel Schmid, qui vient d’être élu, en décembre 2000, pour représenter l’Union démocratique du Centre au Gouvernement, a déposé, en août 1999, une motion aux Chambres, alors qu’il était encore Conseiller national, demandant une considérable diminution de l’impôts fédéral direct, compensée – partiellement – par une hausse de la TVA de 1,5%). 4


En Suisse, la politique des caisses vides a été préparée, prônée et menée par les cercles patronaux et leurs représentants dès le début des années 1980. L’exemple de la Confédération comme celui du canton de Zurich l’illustrent clairement. Ainsi, commentant la situation financière de la Confédération, alors que celle-ci est à peine en train de rétablir l’équilibre de ses comptes après quatorze (!) années successives de déficits, le Vorort écrit en 1985: «La tendance à décider de nouvelles dépenses est d’autant plus marquée que les recettes sont abondantes. La crainte que l’équilibre enfin réalisé du compte financier ne donne une nouvelle impulsion à l’expansion des dépenses […] n’est donc pas imaginaire»; dans ce sens, le Vorort décrit la stratégie générale à suivre: «…le moyen le plus efficace pour limiter les dépenses et réduire la quote-part de l’Etat consiste à pratiquer une politique de retenue en matière de recettes. Il ne saurait être question, d’une part, d’allouer à la Confédération un surplus d’impôts. D’autre part, la situation plus aisée résultant de l’assainissement des finances publiques devrait être utilisée pour accorder des allégements fiscaux.»5


Aussitôt dit, aussitôt fait


Sous la pression des organisations patronales et du Parti radical, notamment de deux initiatives lancées par ces milieux, l’impôt fédéral direct a été diminué à deux reprises, en 1985 et 1987, par la majorité bourgeoise des Chambres. Il en est résulté une perte de recettes pour la Confédération estimée à 1,2 milliard de francs par année depuis le début des années 1990.6 Cette perte a largement contribué à précipiter les comptes fédéraux dans le rouge, dès les premières manifestations du marasme économique: en effet, si l’on cumule le manque à gagner durant la période 1991-1999, on arrive au montant global de 10,8 milliards, soit un tiers du déficit cumulé de la Confédération pendant ces années.


Le déficit se creuse


Sur le plan cantonal, le Canton de Zurich constitue un exemple particulièrement significatif. Dès le début des années 1980, les organisations patronales et les partis de droite zurichois ont mené une puissante offensive destinée à limiter les recettes du canton. Cette offensive a été notamment orchestrée par le Radical Eric Honegger, élu au Gouvernement en 1987, que le mensuel Bilanz, très proche du patronat, décrivait comme un homme qui «…s’inscrit totalement dans la perspective de la politique des caisses vides».7 Ainsi, la pression fiscale a été diminuée à plusieurs reprises, dans les années 1980, au bénéfice avant tout des couches très aisées et riches. Qu’on en juge:


– les contribuables habitant Zurich, mariés, avec deux enfants, gagnant aujourd’hui l’équivalent de 3’800.- francs par mois ont vu leurs impôts cantonaux et communaux diminuer de 7% entre 1984 et 1991;
· durant la même période, les contribuables domiciliés à Zurich, mariés avec deux enfants, gagnant aujourd’hui l’équivalent de 30 000.- francs par mois ont vu leur charge fiscale cantonale et communale baisser de… 22%.


Le résultat global de cette politique ne s’est pas fait attendre. Dès 1990, les déficits du compte financier du canton de Zurich se sont fortement creusés. Le Gouvernement et le Grand Conseil zurichois, dominés par les partis bourgeois, ont alors entamé une politique de restriction des dépenses très rigoureuse sous le prétexte de rétablir l’équilibre budgétaire. Pas moins de six plans d’austérité successifs ont été mis en oeuvre, frappant de plein fouet les salariéEs. A titre d’exemple, mentionnons seulement, qu’entre 1990 et 1998, les dépenses du canton consacrées à son personnel ont diminué de 4%, les employés de l’Etat gagnant 5’700.- francs par mois perdant 7% de leur pouvoir d’achat durant les seules années 1992-1996.8


* Professeur à l’Université de Lausanne.


  1. On ne dispose malheureusement pas de données postérieures à 1997. Quant aux données antérieures à 1992, elles ne sont pas pleinement comparables avec celles qui sont fournies depuis cette date.
  2. Les données sont fournies par Banque nationale suisse, Bulletin mensuel de statistiques économiques, août 2000, p. 71)
  3. Paul Pierson, Dismantling the Welfare State? Reagan, Thatcher and the Politics of Retrenchment, Cambridge, 1994
  4. Cf. la NZZ du 23 août 1999
  5. Vorort, Rapport annuel 1984/85 Zurich, 1985, p. 32
  6. Sébastien Guex, L’argent de l’Etat. Parcours des finances publiques au XXe siècle, Lausanne, 1998, pp. 79-82
  7. Bilanz, mai 1994, p. 69
  8. Alessandro Pelizzari, Finanzsoziologie des New Public Management, Lausanne, Mémoire de licence de l’Université de Lausanne, manuscrit, 2000, pp. 85-92