ColombieUn Tribunal international dopinion condamne...
Colombie
Un Tribunal international dopinion condamne…
Alors que lopinion
internationale se préoccupe, à raison, de la
libération d´Ingrid Betancourt, ancienne candidate
à la présidence de la République colombienne et se
réjouit, à raison également, de la
libération, jeudi, de Clara Rojas et Consuelo Gonzales de
Perdomo, peu d´attention a été accordée au
phénomène massif des personnes déplacées
dans ce pays. Or, après le Soudan (Darfour) et la Somalie, la
Colombie est le pays le plus affecté par ce problème,
qualifié par les Nations unies de «crime contre
l´humanité».
Il y a peu, une session dun Tribunal international
d´opinion, que j´ai eu l´occasion de présider,
s´est tenue au Parlement colombien, en collaboration avec la
Commission des droits de l´homme du Sénat.
Préparée par cinq sessions régionales et par une
abondante documentation, la session finale du Tribunal a pu constater
le caractère dramatique et massif d´une situation qui
affecte plus d´un-e Colombien-ne sur huit. Les témoignages
se sont succédé, les uns plus émouvants que les
autres, en provenance surtout de populations rurales: paysans,
communautés indigènes, populations de descendance
africaine.
Tribunal international
Sans doute, la guerre interne explique-t-elle en partie cet état
de choses, mais la cause de loin la plus déterminante est la
concentration des terres entre les mains des grands
propriétaires, anciens ou nouveaux et d´entreprises
nationales ou transnationales: monocultures (notamment la palme
africaine pour les agrocarburants), mines (telles que Anglogold
Ashanty), pétrole (tel que Repsol, BP Oxy).
Les déplacements forcés se réalisent avec
l´aide de l´armée et surtout des paramilitaires et
des sociétés privées de mercenaires, comme en
Irak. On dénombre les personnes massacrées par milliers.
La violence du processus est inouïe. J´ai eu
l´occasion de le vérifier sur place dans la région
du Choco, près de la frontière panaméenne et
dArauca, le long de la frontière du Venezuela. Aux
paysans qui refusent d´abandonner leurs terres, il est dit:
«Si vous refusez, nous négocierons avec vos veuves».
Les membres du jury du Tribunal ont eux-mêmes fait l´objet
de menaces de mort de la part du groupe paramilitaire Aguilas Negras
(Aigles noirs).
Concentration des terres et paramilitarisme
Le préambule du verdict du tribunal explique l´origine de
ce phénomène. Le caractère massif des
déplacements forcés en Colombie, est-il écrit,
révèle l´aspect structurel de la crise humanitaire
qui affecte plus de quatre millions de personnes, chiffre bien plus
élevé que les statistiques officielles, qui ne concernent
que les personnes qui se font enregistrer. À partir de la
moitié des années 80, les narcotrafiquants colombiens
décidèrent de rapatrier leurs devises dans le pays et de
les légaliser en achetant de grandes extensions des meilleures
terres, acquises de manière douteuse, en recourant
généralement à l´intimidation ou à
l´expulsion.
Les cartels de narcotrafiquants, comme certains secteurs de
l´oligarchie agraire, de la classe politique et des militaires,
créèrent une nouvelle version du paramilitarisme, arguant
de la nécessité de lutter contre la guérilla.
Naquit ainsi une alliance, grâce à laquelle les
paramilitaires éliminaient les membres des partis
d´opposition de gauche et des mouvements civiques qui luttaient
pour une amélioration du niveau de vie des populations, pouvant
continuer leurs activités illicites, qui finançaient une
partie des activités politiques.
L´appropriation illégale des terres provoqua leur
concentration, et aussi une transformation de leur usage. De grandes
extensions de terres agricoles et de forêts furent
transformées en élevages. La vague de déplacements
forcés connut une forte augmentation durant la première
moitié de la décennie 90, lorsqu´entrèrent
en jeu les politiques néolibérales facilitant les
investissements des sociétés multinationales, qui
exigeaient la liberté de s´approprier les espaces
nécessaires aux mégaprojets de type agricole, minier,
pétrolier, portuaire, touristique.
Plan Colombie
Sous prétexte de lutter contre les incursions de la
guérilla, mais en fait surtout pour pouvoir exercer le
contrôle économique et politique de certaines
régions du pays, le Plan Colombie a été
initié en 1977, stratégie militaire financée par
les Etats-Unis. Les chiffres de déplacés atteignirent
alors des sommets inégalés précédemment.
Bombardements, arrestations massives, criminalisation des mouvements
sociaux, forte présence militaire dans certaines régions
permettent de comprendre un tel accroissement.
Au début de cette décennie, les chiffres diminuent, tout
en restant élevés. Cela s´explique par le fait que
d´immenses extensions de terres ont déjà
été vidées de leurs populations et que les besoins
ne sont plus aussi grands. Le gouvernement colombien a promu une
législation qui légalise les expropriations des
déplacés et assure l´impunité des nouveaux
propriétaires: loi de développement rural, loi de justice
et paix, loi des mines, loi du pétrole, etc.
Etats-Unis, Europe et Suisse complices
La condamnation du Tribunal a porté sur trois séries
d´acteurs: le gouvernement colombien, comme coupable de ce qui
s´avère être une politique d´Etat; les grands
propriétaires terriens et les entreprises nationales et
internationales, impliquées dans ce modèle de croissance
économique; les gouvernements étrangers, qui directement
ou indirectement appuient l´Etat colombien,
cest-à-dire les Etats-Unis avec leur aide militaire et
économique, l´Union européenne, avec ses programmes
de coopération, et plusieurs Etats qui appuient leurs
entreprises nationales en Colombie, tels que le Canada,
l´Espagne, la Suisse et la France.
Le président Uribe expliqua sa solution, le jour même du
jugement du Tribunal, lors d´une visite de membres du Parlement
latino-américain: «Les problèmes seront
résolus, a-t-il déclaré, cas par cas», ce
qui individualise un problème structurel et marginalise les
mouvements sociaux, et le processus sera administratif et non
judiciaire, ce qui entraîne l´impunité des
responsables qui, par ailleurs, voient leurs titres de
propriété légalisés par d´autres
dispositions légales.
Alors, libérer Ingrid Betancourt, oui et tout de suite. Mais la
communauté internationale pourrait aussi se préoccuper
des millions d´autres Colombien-ne-s qui n´ont pas de nom.
*François Houtart est prêtre et sociologue,
professeur émérite de lUniversité de
Louvain-la-Neuve et cofondateur du Forum Social Mondial. Sous-titres de
notre dédaction. Article publié sur le blog de Michel
Collon.