«La vie sans engagement est triste et ennuyeuse» Entretien avec Carmen Castillo et Daniel Bensaïd
«La vie sans engagement est triste et ennuyeuse» Entretien avec Carmen Castillo et Daniel Bensaïd
A loccasion de la diffusion
exceptionnelle du tout dernier film de Carmen Castillo, Rue Santa Fe,
le 15 mars prochain, à Genève (Auditorium Arditi, 20h),
dans le cadre du Festival international du film des droits humains
(www.fifdh.ch), nous avons invité sa réalisatrice,
auteure notamment, avec sa mère, de Santiago-Paris. Le Vol de la
mémoire (Plon, 2002), à débattre avec Daniel
Bensaïd, philosophe et militant de la Ligue communiste
révolutionnaire (LCR).
Le dernier film de Carmen Castillo
revient sur son engagement dans le Mouvement de la gauche
révolutionnaire (MIR) chilien. Sa filmographie comprend
notamment La flaca Alejandra (avec Guy Girard, projeté aussi le
15 mars, à 18 h 30, au CinéVersoix à
Genève), sur la torture et le «retournement»
dune militante du MIR, ainsi que La véridique
légende du sous-commandant Marcos (réalisé pour
ARTE en collaboration Tessa Brisac). Daniel Bensaïd est quant
à lui lauteur, entre autres, dUne lente impatience
(Stock, 2004), ouvrage dans lequel il évoque aussi son
expérience de militant de la gauche radicale.
Carmen Castillo fut la compagne de
Miguel Enriquez, lun des principaux dirigeants du MIR et sa
figure la plus connue. Le MIR avait apporté son soutien critique
au gouvernement de lUnité populaire de Salvador Allende,
arrivé au pouvoir en novembre 1970. Après le coup
dEtat du 11 septembre 1973, il plongeait dans la
clandestinité. Miguel et Carmen y vivront dix mois, avant que
larmée ne les localise, donne lassaut à la
maison dans laquelle ils se trouvent, assassine Miguel et blesse
Carmen. Après un passage à lhôpital, elle
est expulsée du Chili, suite à une campagne de soutien
internationale exigeant sa libération. Rue Santa Fe a pour base
le récit de son retour dans la maison où elle
vécut en clandestinité avec Miguel.
Daniel Bensaïd (DB): Ton documentaire, Carmen, est une sorte
de «film dapprentissage», mais qui se ferait
à lenvers, en remontant le temps? Son point de
départ est ton retour dans la maison où Miguel et toi
avez vécu en clandestinité. Mais ce retour est
également loccasion de revenir sur lhistoire
politique du Chili depuis les années 1970 jusquà
nos jours. Comment ce projet sest-il transformé à
mesure quil progressait?
Carmen Castillo (CC): Mon objectif était de revenir dans cette
maison, où a eu lieu il y a quarante ans lacte
héroïque de résistance dun homme libre, qui a
refusé de se rendre, et qui a combattu jusquau dernier
moment face à larmée venue larrêter.
Initialement, jétais peu au fait de ce qui se passait
dans le pays du point de vue politique. Et puis, au fil des voyages que
jy ai effectués entre 2002 et 2005, je retrouve la
problématique de lengagement politique au Chili, que je
commence dès lors à inclure dans le projet
Le Chili actuel est en grande partie une société de
consommation dune grande tristesse, à qui une
amnésie sur son passé a été imposée.
Cest un pays que jai longtemps rejeté pour cette
raison, qui suscitait en moi une terrible mélancolie. Mais
jy ai progressivement rencontré des mouvements sociaux,
certes pas toujours visibles, mais faisant preuve dune
créativité et dune lucidité admirables. Ce
«passé qui ne passe pas», cette
«mémoire des vaincus», qui malgré
lamnésie est toujours présente, sincarne
aujourdhui dans ces nouveaux mouvements sociaux. Non que ces
mouvements soient en quelque manière «nostalgiques»
vis-à-vis dun glorieux et héroïque
passé. Mais parce que la tradition révolutionnaire du
pays est aujourdhui réinvestie par les jeunes
générations, et adopte de nouvelles formes.
Pendant mes voyages successifs, jai retrouvé Miguel, mes
camarades du MIR, Salvador Allende ou le chanteur Victor Jara
Cest avec cette matière que lon fabrique du
présent et de lavenir, que lon remet à
lordre du jour une critique sociale radicale. Cest
très clair dans le cas du mouvement zapatiste par exemple,
auquel jai consacré un film. Ce mouvement se nourrit des
traditions indigènes, qui sont en même temps à
chaque fois réinventées. Cest exactement ce que
font, dans un contexte différent, les militants dans le Chili
actuel. Les ateliers de «hip-hop» politisés, les
centres de peinture murale, les cellules politiques, ces
différents lieux qui apparaissent dans le film, cherchent
à transmettre les moments essentiels de lhistoire du
mouvement ouvrier
Cest encore très minoritaire
bien sûr, mais cest très puissant. La
mémoire des vaincus est comme une énergie, un mythe.
A quoi sajoute, dans le film, mon rapport avec la maison
où nous avons vécu avec Miguel. Je considère avoir
éprouvé pendant ces dix mois tout ce quon peut
attendre dune vie, une vie dune grande intensité.
Faire la cuisine, lire, faire lamour, jouer avec nos enfants,
quest-ce qui fait que ce quotidien ait conservé pour moi,
jusquà présent, une telle intensité? Ce ne
peut être que la résistance, lengagement politique.
La vie sans engagement est triste et ennuyeuse. Je pensais au
début du tournage que tout ceci était fini au Chili, que
Pinochet avait écrasé tout ce qui bouge. Le modèle
néolibéral, que le Chili a appliqué dans ses
moindres recommandations, et auquel le retour à la
démocratie na certainement pas mis un terme, contribue
largement à l«atomisation» des individus.
Mais en même temps, quelque chose est en mouvement au
Chili
DB: Un ancien militant du MIR que tu interroges pose dans le film
une question terrible, qui concerne, à des degrés divers,
tous les militants de cette génération, où
quils se soient trouvés. Comment à la fois
reconnaître que des erreurs politiques ont été
commises, sans en conclure pour autant que tous les sacrifices ont
été inutiles? Selon les situations, les erreurs ont des
conséquences plus ou moins tragiques, mais tout le monde peut en
commettre. Comment toutefois réconcilier ce constat avec les
milliers de militants assassinés, torturés, exilés?
CC: Bien des anciens militants du MIR que jai rencontrés
demeurent actuellement des militants, non du MIR, puisque celui-ci
sest autodissout, mais dautres organisations ou mouvement
sociaux. Les grands moments de lhistoire du MIR ont fait
lobjet de discussions collectives par ses membres. Des erreurs
ont bien entendu été commises, et des décisions
appliquées avec excès et rigidité. En 1978, le MIR
décide de rentrer clandestinement dexil, et de continuer
la lutte contre la dictature depuis lintérieur. La
direction du parti rentre en 1979, et les militants, après un
temps dentraînement à Cuba, arrivent fin 1979
début 1980. La politique du retour clandestin
avec le mot dordre «Le MIR ne sexile pas!»
a certes eu des résultats tragiques. Nous avons
certainement sous-estimé la brutalité de la dictature.
Mais dans la mesure où elle était le fruit dune
décision collective, elle a été assumée.
Par la suite, il y eut des déviations militaristes, moins
unanimes, qui ont suscité dimportantes dissensions au
sein de lorganisation.
Ce qui vaut pour la stratégie politique du MIR vaut
également pour la manière dont ses militants
géraient leurs vies personnelles. Jai pris un jour la
décision de quitter ma fille Camila pour retourner combattre
clandestinement au Chili. Les femmes jouaient un rôle important
dans le MIR, je nétais pas la seule à faire ce
choix. Nous avons donc quitté nos enfants, qui portent de ce
fait une blessure à vie. Ce choix peut paraître
incompréhensible à lheure actuelle, et pourtant il
ne lest pas.
Nous avons une responsabilité envers nos enfants, en tant que
mères et pères, en tant que militants également,
dexpliquer notre décision, de parler de
létat desprit dans lequel nous nous trouvions, de
nos espoirs de voir émerger un monde meilleur, qui impliquent
que cest pour queux puissent vivre dans une
société juste que nous avons combattu. Cest la
seule possibilité pour que nos enfants parviennent à
surmonter leurs blessures. En tant que mère, je me suis bien
sûr posé la question sans cesse, je men suis voulu,
mais je me suis également toujours dit: si je transmets à
Camila que je me suis trompée sur toute la ligne, quil
ny avait aucune justification à mon choix, alors tout est
foutu
Lhistoire relue par les vainqueurs, cest-à-dire en
loccurrence le dictateur, condamne notre choix sans autre forme
de procès. Il le condamne comme insensé et inhumain. Le
rôle de notre génération militante est
dexpliquer quil en allait autrement. Cest
dailleurs notre responsabilité non seulement envers nos
enfants, mais également envers celles et ceux de nos compagnons
qui sont morts.
Cela dautant plus que rien nest réglé au
Chili concernant le bilan de cette période. Pinochet est mort
dans son lit, la justice na pas fait son travail, les corps des
disparus nont pas été rendus aux familles, le
rôle de la résistance ouverte et clandestine dans le
retour de la démocratie na jamais été
reconnu
DB: Ce que tu racontes me fait penser à tout ce qui
sest dit au moment de lanniversaire de la mort du Che
dans les médias. Ceux-ci se sont évertués non pas
seulement à donner politiquement tort au Che, mais à
faire passer son action comme insensée, suicidaire,
pathologique, etc. Tout sens politique en a été
retiré, au moyen darguments «infrapolitiques»
cherchant à faire du Che un romantique qui en définitive
souhaitait sa propre mort. Je crois que ton film participe de la
bataille consistant à rendre son sens à la militance de
toute une génération. Bien entendu, des erreurs ont
été commises. Mais cela ne signifie pas que la
stratégie du Che, comme celle du MIR, était
insensée.
CC: Le rôle crucial du MIR pendant les années de
lUnité populaire commence à être reconnu par
les historiens. On a longtemps qualifié ses militants
d«extrémistes», mais les
«miristes» nont jamais perdu le contact avec les
mouvements sociaux, ils nont jamais cessé
duvrer à lorganisation de la population de
la campagne et des villes. Nous avions conscience du fait que
lennemi préparait un coup dEtat. Mais nous
étions déchirés, nous étions un mouvement
qui grandissait considérablement, mais pas suffisamment pour
changer le rapport de force de manière substantielle. Nous avons
donc décidé de rester dans les quartiers pauvres
plutôt que de nous armer en attendant le jour de lattaque
des militaires
DB: Une personne que tu interroges dans le film, mère de
trois militants assassinés, fait une opposition entre la
«peur» et l«amour pour la vie».
Cest lun des passages les plus forts du film à mon
avis.
CC: Cette femme a perdu trois enfants, et elle affirme: je me suis
aperçue que la seule chose que javais à rendre,
face à cette preuve de générosité, à
cette densité de lengagement dont ont fait preuve mes
enfants, était la peur. Elle décide alors de changer, et
de se mettre à lutter à son tour
il ny a
pas de meilleure illustration de la façon dont la mémoire
des vaincus peut être réinvestie dans des luttes
actuelles. Ceci, encore une fois, sans culte de la mort ni
martyrologie
Si Miguel et les autres militants ont pris leurs responsabilités
très tôt Miguel avait 30 ans lorsquil a
été assassiné! je retrouve cette
même attitude chez les militants actuels. Donc, en un sens,
jai retrouvé Miguel en revenant au Chili. Il y a chez les
nouveaux militants la même insolence, le même désir
dapprendre, de changer le monde, mais en même temps pas
dillusions, pas non plus de dogmatisme
[
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DB: Quelles sont tes impressions des premières rencontres avec les publics qui voient le film?
CC: Malgré le fait quil raconte une histoire douloureuse,
le film emporte de beaux succès, notamment auprès de la
jeune génération. Il y a une énorme
émotion, les gens comprennent quil porte sur des hommes
et des femmes qui saiment et qui luttent indissociablement. Une
crainte que javais, qui était que nous passions notre
temps au cours des débats à ressasser le passé,
est complètement dissipée. Le film sert à
évoquer la situation politique présente, à la fois
en Amérique latine et partout ailleurs. Le pari est donc
gagné.