Lutte contre le travail au noir: amener les sans-papiers à passer du gris au noir ?

Lutte contre le travail au noir: amener les sans-papiers à passer du gris au noir ?

Le 1er janvier, la loi
fédérale consacrée à la lutte contre le
travail au noir (LTN), accompagnée de son ordonnance est
entrée en vigueur. Deux spécialistes du droit du travail,
les avocats lausannois J.-M. Dolivo et Chr. Tafelmacher, ont
passé ce texte et les premières expériences de sa
mise pratique au peigne fin. Nous résumons ci-dessous
l’essentiel de leur argumentation, parue dans le numéro
1/08 de la revue juridique Plädoyer/Plaidoyer  (réd).

Première surprise, pour un non-juriste: la loi censée
lutter contre le travail au noir (intitulé officiel: Loi
fédérale concernant les mesures en matière de
lutte contre le travail au noir) ne contient pas de définition
du travail au noir ! Le Conseil fédéral avait bien
tenté de définir ce terme, en énumérant une
série d’activités représentant à ses
yeux les divers aspects du travail au noir. Mais les Chambres
fédérales ne l’ont pas suivi. La porte est ainsi
ouverte aux batailles interprétatives. Travailler sans
autorisation de séjour relève-t-il du travail au noir, au
même titre que le non-respect des dispositions d’une
convention collective (CCT), ou encore le non-paiement des impôts
ou des assurances sociales ? Les deux auteurs ne le pensent pas
et demandent que l’on distingue le premier cas des autres. Car
c’est bien le «dumping» salarial et social qui porte
atteinte aux intérêts de l’ensemble des
salarié-e-s. Il est donc légitime de le combattre. Sans
cette précision, en entretenant la confusion sur ce que
désigne l’expression «travail au noir», on
risque fort de frapper d’abord les sans-papiers, dont une grande
partie travaille dans des conditions conformes aux CCT, paie des
cotisations aux assurances sociales ainsi que l’impôt
à la source. C’est ce type de semi-légalité
que l’on désigne sous le nom de «travail au
gris». Or, comme nous le verrons plus bas, l’un des effets
possibles de la LTN pourrait être de faire passer ceux et celles
qui travaillent «au gris» carrément au
«noir».

L’ambiguïté des mesures de contrôle

Les mesures de contrôle prévues par la loi ne sont pas
dénuées d’ambiguïté. Les
contrôles peuvent être effectués soit directement
par l’organe de contrôle cantonal, soit par
délégation à des tiers, comme par exemple les
organes paritaires (patrons et syndicats) chargés de
vérifier l’application des conventions collectives ou
encore les Commissions tripartites cantonales (Etat, patrons et
syndicats) chargées d’observer le marché du travail
et de dépister les abus. S’il n’y a rien à
redire quant au principe de contrôles portant sur le respect des
CCT et le paiement des cotisations sociales ou des impôts, la
présence des syndicats dans ces procédures fait
problème. Car les contrôles peuvent facilement prendre
l’aspect d’une traque au «délit de sale
gueule». Les deux auteurs expliquent en effet que
«l’expérience montre que ces contrôles,
menés déjà actuellement dans les cantons,
notamment par des organismes auxquels participent les syndicats dans le
canton de Vaud, débouchent souvent sur la dénonciation de
«sans-papiers», qui plus est au faciès, avec
arrestations et expulsions à la clé. De la sorte, aux
yeux des personnes sans autorisation de séjour, ces
contrôles affaiblissent l’image des syndicats en tant que
défenseurs de tous les travailleurs et travailleuses.»

Plus dangereuse encore, l’obligation de dénoncer

La LTN prévoit que de nombreuses autorités devront
collaborer activement avec les organes de contrôle cantonaux.
Sont ainsi concernées, entre autres, les autorités de
l’inspection du travail, du marché du travail, de
l’assurance-chômage, de la police, de l’asile, de la
police des étrangers, et de l’état civil, et du
fisc. Ce maillage serré, à but répressif, est tenu
par l’obligation de dénoncer à la police des
étrangers les travailleurs dépourvus d’autorisation
de séjour, ainsi que leur employeur. Concrètement, cela
signifie que payer l’AVS ou son impôt à la source
pour un sans-papiers pourrait le mener à l’expulsion du
pays. Employeurs et travailleurs seront donc poussés à
renoncer à s’annoncer aux assurances sociales ou au fisc.
Un mouvement déjà observé sur le terrain, qui fait
passer les salarié-e-s concernés du «gris» au
noir le plus profond.

Et gare aux associations qui voudraient venir au secours des
sans-papiers ! La LTN renvoie en effet à la nouvelle Loi
sur les étrangers (LEtr), qui a non seulement aggravé les
peines pour les étrangers en situation illicite, mais punit
aussi l’aide au séjour illégal, même
lorsqu’elle n’est pas motivée par la recherche
d’un profit. Un délit aggravé lorsqu’il est
commis par des groupes formés pour apporter cette aide de
manière suivie. Officiellement, il s’agit de lutter contre
les organisations de passeurs. Dans les faits, l’absence de but
d’enrichissement ne change rien à la loi; les syndicats et
les associations de défense des sans-papiers sont ainsi
potentiellement visés.

Vers une précarisation accrue

En résumé, J.-M. Dolivo et Chr. Tafelmacher concluent ainsi leur étude: «Le
paradoxe de la LTN tient au fait que, dans le but de combattre une
notion qu’elle ne définit même pas – le
travail au noir -, elle va très certainement précariser
davantage les travailleurs et les travailleuses
«sans-papiers», rendant de fait plus difficile
l’exercice de leurs droits en matière de conditions de
travail. De plus, on peut craindre que la répression frappe
aussi les associations qui viennent en aide à ces personnes.


L’entrée en
vigueur de la LTN qui se fait de manière simultanée et
complémentaire avec celle de la nouvelle LEtr va ainsi
très certainement accroître encore l’exploitation
dont sont l’objet les salarié-e-s
«sans-papiers». Il pourrait donc, dans un avenir proche,
être encore plus avantageux d’employer des personnes sans
autorisation de séjour. Le résultat de
l’application de la LTN pourrait bien être… un
accroissement du travail au noir !»

Jean-Michel Dolivo et Christophe Tafelmacher


L’exemple de Mariana

Plusieurs dizaines de sans-papiers ont protesté mercredi 20
février, à Lausanne, devant les locaux du Service
cantonal de l’emploi contre la fragilisation de leur condition
entraînée par la nouvelle loi contre le travail au noir.
Parmi elles, Mariana. Cette Equatorienne – aujourd’hui,
enfin, au bénéfice d’un permis B – avait
été congédiée il y a quelques mois, par les
personnes pour qui elle faisait le ménage, au gris. Trois autres
lui proposeront de l’engager. Mais cette fois au noir.