Crise aux frontières de la Colombie: assassinats, bruits de bottes et diplomatie

Crise aux frontières de la Colombie: assassinats, bruits de bottes et diplomatie

Depuis plusieurs mois, la Colombie
fait la une des journaux. En Europe – en France en particulier -, il
n’est question que de la libération d’Ingrid
Bétancourt, détenue par la guérilla des FARC-EP.
C’est dans cette perspective uniquement, que l’on
s’efforce de suivre les négociations diligentées
par Hugo Chávez et soutenues par Nicolas Sarkozy en vue
d’un échange humanitaire. Mais au-delà, personne
n’analyse sérieusement la nature réelle du
régime oligarchique d’Alvaro Uribe, étroitement
lié au paramilitarisme et au narcotrafic, avec ses quatre
millions de déplacé-e-s intérieurs, ses milliers
de détenus politiques (considérés comme des droits
communs), ses centaines de guérilleros emprisonnés ou de
militant-e-s syndicaux et associatifs assassinés chaque
année par des escadrons de la mort liés au
pouvoir… Depuis peu, une nouvelle dimension de la crise
s’est invitée au premier plan: le conflit entre la
Colombie, le Venezuela et l’Equateur, largement
surdéterminé par les intérêts des Etats-Unis
dans la région.

Le 1er mars, le responsable en second des FARC-EP, Raul Reyes,
était assassiné pendant son sommeil, aux
côtés de Julian Conrado et de quinze autres membres de la
guérilla, par une action militaire colombienne de grande
envergure en territoire équatorien, longuement
préméditée et disposant apparemment du soutien
logistique des Etats-Unis. Quatre jours plus tard, un autre membre du
secrétariat des FARC, Ivan Ríos, était abattu,
suite sans doute à une infiltration de son groupe. Tous ces
événements se sont produits à la veille du 6 mars,
date de convocation d’une manifestation internationale
appelée par le Mouvement des Victimes des Crimes d’Etat
(MOVICE), la Confédération Internationale des Syndicats
(CIS), et un grand nombre d’organisations pour la justice qui
entendaient protester contre les tortures, les meurtres et les
disparitions perpétrées par l’Etat colombien et ses
alliés paramilitaires. Malgré les nombreuses tentatives
d’intimidation du pouvoir, cette manifestation a tout de
même rassemblé des centaines de milliers de personnes dans
les rues du pays. Nous étions une centaine à la soutenir
à Genève…

Empêcher un deal entre la France et les FARC

Ces deux coups sévères portés aux FARC
s’inscrivent dans le prolongement des manifestations de masse du
4 février, que le pouvoir avait habilement utilisé
à son profit pour canaliser contre la lutte armée le
rejet populaire de la violence. Il disposait dès lors
d’une fenêtre pour frapper et il ne s’en est pas
privé, prétendant tout d’abord, de façon
parfaitement mensongère, avoir répondu à une
agression de la guérilla lancée depuis le territoire
voisin…

On sait depuis lors que si Raul Reyes se trouvait alors en Equateur, en
lien avec la diplomatie vénézuélienne,
c’était pour négocier la libération
d’Ingrid Bétancourt avec trois émissaires
français, ce que le président Uribe savait pertinemment.
En échange, la France – et à travers elle l’Union
Européenne – n’avait sans doute qu’une seule chose
à offrir à la guérilla: contribuer à lui
redonner le statut d’organisation combattante, et non
«terroriste», c’est-à-dire revenir aux
positions européennes d’avant le 11 septembre 2001,
toujours défendues par la diplomatie suisse. Ceci était
inacceptable pour Uribe et Washington, qui préfèrent bien
entendu voir Ingrid Bétancourt mourir en détention que
d’offrir aux FARC une porte de sortie par rapport à leur
otage malade, et à la diplomatie européenne une marge
d’autonomie accrue en Amérique latine.

Militariser le conflit régional

Au-delà du conflit armé qui déchire la Colombie,
le brutal coup de poker d’Alvaro Uribe, directement soutenu par
les Etats-Unis, poursuivait des objectifs régionaux d’une
importance plus grande encore. En provoquant grossièrement le
Venezuela et l’Equateur, il visait à déplacer
l’axe de la confrontation entre les trois pays, du plan politique
au plan militaire. En effet, avec 210 000 hommes, l’armée
colombienne est aujourd’hui la première du sous-continent,
devant celle du Brésil (elle est 7 fois plus importante que
celle du Venezuela et 11 fois plus que celle de l’Equateur); les
dépenses militaires de la Colombie représentent 6,5% de
son PIB, pour lesquelles elle reçoit aussi une aide massive des
Etats-Unis (5225 millions de dollars depuis août 2000).

Dans tous les cas, la multiplication des interventions colombiennes sur
le territoire de ses voisins (après les enlèvements de
Simon Trinidad en Equateur, puis de Rodrigo Granda au Venezuela),
marque aussi sa volonté affichée de soutenir activement
les forces d’opposition conservatrices (voire factieuses) au sein
même de ces deux pays. C’est dans ce sens qu’il faut
comprendre l’appel de Chávez à ne pas laisser la
Colombie se poser en Israël de la région.

Une issue provisoire

Dans ce sens, la fermeture des frontières et la rupture des
relations diplomatiques avec la Colombie, de même que les
mouvements de troupes décidés par le Venezuela et
l’Equateur avaient un objectif avant tout politique.
Combinés avec un intense travail diplomatique, ils ont
contribué à isoler la Colombie au sein de
l’Organisation des Etats Américains (OEA), laquelle a en
effet reconnu l’agression colombienne, bien que refusant de la
condamner sous pression des Etats-Unis.

Alvaro Uribe se trouvait donc dans une position inconfortable, sans
compter les difficultés intérieures qu’il continue
à affronter. Restait au Groupe de Rio en République
dominicaine, cette fois-ci entre Latino-américains, à
orchestrer une «réconciliation»
théâtrale des protagonistes. Bien sûr, il ne
s’agit là que d’un répit et ce n’est
donc que partie remise.

C’est pourquoi la solidarité internationale doit
revendiquer la reconnaissance du statut de belligérant des
organisations engagées dans la lutte armée contre le
régime Uribe-Santos en Colombie, notamment les FARC-EP. Elle
doit tout mettre en œuvre pour appuyer une solution politique du
conflit, qui passe par l’échange humanitaire des
détenu-e-s de part et d’autre, par la
démilitarisation d’un territoire assez étendu pour
y conduire sérieusement des négociations de paix, ainsi
que par des progrès sérieux en direction de la justice
sociale.

Jean Batou