Feuilleton théâtral...

Feuilleton théâtral…

Nous poursuivons ci-dessous la
publication, commencée dans notre numéro 122, des
réflexions d’André Steiger, recueillies lors
d’une rencontre avec Natacha Jaquerod et Geneviève Guhl.
Articulées autour du théâtre, de son rôle et
de son avenir, elles sont présentées sous forme de mots
clefs.

Le théâtre n’a jamais parlé que d’une chose
à travers toutes ces réalisations: le
théâtre a mis en cause le pouvoir, plus exactement, les
pouvoirs.Des textes antiques jusqu’à ceux de nos jours. Et
même dans le théâtre de boulevard; on pourrait dire
ironiquement que dans le boulevard, la question du pouvoir se pose
comme tel: qui a le droit de faire cocu l’autre? L’époux
ou l’épouse, l’homme ou la femme? Qui en a le
pouvoir? Et d’ailleurs qu’est-ce que ce pouvoir? Or,
peut-être que le seul vrai combat à quoi l’on doit se
livrer de nos jours, c’est de mettre en cause le pouvoir dans tous ses
états.

Et je vais prendre, en exemple, certaines pièces modernes qui
montrent la cruauté sur scène, la violence: on peut
raisonnablement penser que l’on ne fait de leurs
spectateurs-trices que des consommateurs-trices de violence qui adorent
cela finalement, peut-être pour s’en défouler,
peut-être, comme dérèglement personnel, et en
même temps parce qu’ils-elles se disent: – Après tout,
pourquoi je ne serais pas violent un jour? Je pense que les Grecs
avaient bien pensé à cela. Les Grecs ne montraient pas la
violence. Ils montraient l’ironie de la violence, c’est-à-dire
l’humour.C’est ce que Brecht appelait la distance. Ce qu’Artaud
appelait la cruauté – artistiquement – c’est l’humour. 
Artaud s’en explique très bien, puisque dans sa critique
d’Animal Crackers des Marx Brothers, il découvre que la violence
humoristique est ce qui met le plus en danger la doxa du monde. Donc,
c’est ce qu’il y a de plus révolutionnaire. Si on fait des
spectacles emphatiques, des spectacles qui exaltent la violence, on ne
comprend rien à rien! Montrer comment la violence a
été lue dans le passé peut nous inciter à
mieux comprendre comment lutter contre la violence de nos jours, plus
qu’en la montrant sans distance, au premier degré.

Contenus?

Il y a plus d’invention actuellement dans le théâtre
d’institution que dans le théâtre dit
«indépendant». Et pourquoi cela? Celles-Ceux qui se
disent indépendants cherchent le plus souvent une entrée
dans l’institution, donc ils-elles sont plus à l’écoute
de ce qu’ils-elles pensent qu’on attend d’un théâtre
d’institution.

Il y a peu de création, de réflexion intéressante
sur le théâtre; on fait des coups de plaisir, mais on ne
fait pas de recherche approfondie. Il y a peut-être deux trois
personnes, deux trois groupes, mais très peu. Est-ce qu’il
y a ainsi des théâtres esthétiquement,
techniquement et idéologiquement différents?

Dans les années 70, on employait le terme de
théâtre marginal, après la vague
post-soixante-huitarde. Ces troupes ne dépendaient que de leur
volonté et de leurs actions: elles étaient donc
auto-dépendantes.

Maintenant, c’est paradoxalement dans le théâtre
institutionnel que s’expérimente le «nouveau»,
mais un «nouveau» en quelque sorte aseptisé pour la
commercialisation: un «correctement nouveau».

Les conditions de travail ont changé: économiques,
syndicales, sociales… Il y a eu des améliorations, mais dans
le même mouvement, des aberrations; les conditions ont
évolué certes, mais en même temps, comme elles
n’ont généralement été pensées que
quantitativement, et non surtout qualitativement, elles
s’avèrent le plus souvent aliénantes. On a
créé en fait des entraves, des apories
supplémentaires, faute d’une visée
générale du théâtre à
développer. D’abord on est dans la concurrence, la boulimie, la
surenchère. (On pourrait citer là de nombreuses
présentations théâtrales, soit de
l’institution, soit de la contre-institution). On en revient
à la question du pouvoir. Le pouvoir est boulimique. Plus on
peut manifester que l’on a du pouvoir, plus il devient manifeste
qu’il faut le renforcer. Je crois que l’avenir ne peut être
géré sur ce problème-là que si on cesse de
ne penser qu’aux questions liées au pouvoir: l’économie
et la gloriole. Le capital symbolique est en matière artistique
plus important que le capital économique. Il faudrait, il faut
créer des instances, une sorte d’états
généraux permanents du spectacle où l’on prendrait
comme principe que l’on ne parle de questions économiques qu’en
dernier ressort. Certes l’économie est déterminante,
 mais elle est en matière d’art, comme disait un
camarade bien connu naguère: une contradiction secondaire.

La contradiction principale n’est pas là!

André Steiger