Crise de l'énergie et crise de paradigme
Crise de lénergie
et crise de paradigme
Le référendum contre la LME déposé, la campagne en vue du vote contre la dérégulation/privatisation du secteur électrique est à mettre en place rapidement.
Il est important de restituer notre combat contre la «spéculation électrique» dans le contexte global de la lutte pour un approvisionnement électrique écologique qui réponde aux besoins réels des gens, dans le contexte de lopposition à une lame de fond, impulsée dans le monde entier, pour faire dun bien commun vital un simple support du profit dune poignée de capitalistes transnationaux.
Larticle ci-dessous, qui décrit la mise en uvre au Sud des mêmes objectifs que ceux qui ont présidés à la mise en place de la LME, au service des mêmes intérêts, est utile dans ce sens.
Il montre combien lidéologie de la privatisation prend le relais de manière fonctionnelle de celle dune délectrification centralisée plus que discutable, financée par les fonds publics. Comment on brade des ressources nationales à des monopoles privés, en saluant les concentrations au nom de lefficacité, tout en brandissant le drapeau de la concurrence, comment on a détruit et on détruit encore les voies dun développement alternatif, plus décentralisé et contrôlé à léchelle de communautés locales
Tous les éléments ainsi mis en évidence nous parlent, parce quils trouvent nombre de correspondances dans la situation ici. Walden Bello conclut sur la montée des résistances à nous aussi dêtre à la hauteur !
(pv)
Dans le Tiers Monde, après avoir été menés en bateau par lidéologie de lélectrification centralisée, les gens sont embarqués sur un autre bateau dangereux, celui de la privatisation.
Dans de nombreux pays en voie de développement, les compagnies électriques centralisées et étatiques sont embourbées dans la mauvaise gestion, la corruption et la dette. Et, pays après pays, des agences multilatérales influentes comme la Banque de développement asiatique (ADB) et la Banque mondiale, ont inventé une prétendue panacée: la privatisation et la déréglementation. Cest le cas en Inde, en Thaïlande et aux Philippines.
Mais le débat étatisation / privatisation, occulte la complexité de la crise qui touche la production et la distribution délectricité dans le Tiers Monde.
Car ce qui sous-tend les problèmes de régies publiques géantes comme lElectricity Generating Authority of Thailand (E-gat) ou la National Power Corporation (Napocor) des Philippines, nest pas l«inefficacité naturelle» dentreprises gérées par lEtat, mais la crise du paradigme sur lesquelles elles sont fondées, celui de lélectrification centralisée.
Une symbiose destructive
Les technologies centralisées sont inextricablement liées à la politique de domination de ces pays par les dominants du Centre – par des technocrates, des élites urbaines et des grandes entreprises locales et étrangères. Derrière la crise de ces technologies, il y a le fait quune vieille alliance développementaliste se délite, une alliance entre technocrates, agences multilatérales et sociétés privée. Ceux-ci, au nom de la modernité et de la recherche de profits, avaient entrepris dimposer des technologies dévastatrices aux pays en voie de développement. Lindustrie de lélectricité, en particulier, illustre cette symbiose destructive entre «modernité» et profit. Une des premières manifestations de lidée que la production et la distribution délectricité étaient un critère central de modernité a été le fait de Lénine en 1921 avec sa définition du socialisme comme le pouvoir des soviets plus lélectrification. Mais, les disciples de Lenine nont pas été les seuls à mettre lélectrification au centre de leur projet de société. Jawaharlal Nehru, la figure dominante de lInde daprès guerre, considérait les barrages comme les «temples de lInde moderne». Comme le relève lécrivain Arundhati Roy, cette déclaration a fait son chemin et se retrouve dans les manuels scolaires dans chacune des langues du pays. Les grands barrages sont devenus un article de foi inextricablement lié au nationalisme. Mettre en doute leur utilité est pratiquement considéré comme un appel à la sédition.
La centralisation contre lautosuffisance
Le projet technologique du développement électrique pour la période daprès la IIe Guerre Mondiale reposait sur lédification dun nombre limité de centrales – des barrages géants, des centrales à charbon et au fuel, ou des réacteurs nucléaires – aux points stratégiques, qui produiraient du courant pour distribution jusquau derniers recoins du pays. Les sources traditionnelles ou locales de production dénergie qui avaient permis un certain degré dautosuffisance ont été considérées comme des marques darriération. Si vous nétiez pas connecté à un réseau central, vous étiez attardé. Lélectrification centralisée, avec ses grands barrages, ses grandes installations électriques et ses grandes centrales atomiques, a fait fureur. En effet, cette vision a suscité une ferveur quasi-religieuse parmi les technocrates dont le but dans la vie est devenu une électrification-missionnaire, visant la connexion du village le plus éloigné au réseau central.
Il faut souligner que ce grand effort messianique a été porté en Inde, en Thaïlande, au Sud Vietnam et aux Philippines, par des millions de dollars de subventions de lAgence américaine pour le Développement International (USAID). On sen doute, cette générosité nétait pas sans rapport à la mission «salvatrice» de pacification des secteurs ruraux perméables à lagitation communiste.
Quoi quil en soit, Arundhati Roy, dans son brillant essai «Le coût de la vie»1 observe quau nom de lélectrification missionnaire, les technocrates indiens ont non seulement construit des nouveaux barrages et systèmes dirrigation, mais ont pris le contrôle des petits systèmes traditionnels dapprovisionnement en eau, qui avaient été entretenus pendant des milliers dannées, et quils les ont conduits à latrophie. Ici Roy exprime une vérité essentielle: cette électrification centralisée a barré la route au développement de systèmes alternatifs de production dénergie, qui auraient pu être plus décentralisés, plus proche des gens, meilleurs du point de vue de lenvironnement et ne nécessitant pas dinvestissement aussi lourds.
Les gagnants
Lélectrification centralisée, comme toute idéologie, a servi certains intérêts et en loccurence certainement pas ceux des masses. Les groupes principalement interressés étaient:
- · Les agences de développement clefs, bilatérales et multilatérales. En Asie, la Banque mondiale et lADB sont devenues les plus grands pourvoyeurs de fonds des technologies dénergies centralisées pour exportation aux pays de Tiers Monde, tandis que lUSAID a soutenu lélectrification rurale. Ce développement centralisé a fourni une justification majeure à lexistence et lexpansion de ces établissements en bureaucraties gigantesques;
- · De grandes entreprises multinationales comme Bechtel ou Enron, qui font dénormes profits en construisant des barrages ou en jouant les consultants en matière dénergie;
- · Des exportateurs de centrales, y compris de réacteurs nucléaires, comme General Electric et Westinghouse, qui ont été subventionnés par des agences dexportation gouvernementales comme lEximbank (USA) grâce aux impôts des citoyens des pays développés;
- · De puissantes coalitions locales de technocrates de lénergie, des élites urbaines liées aux grandes entreprises industrielles. Malgré la rhétorique de lélectrification rurale, lélectrification centralisée a été largement biaisée en faveur des villes et de lindustrie. Principalement, et particulièrement dans le cas des barrages, cela a impliqué la dépense dun capital naturel de la campagne et des forêts pour subventionner la croissance dune industrie basée dans les villes. Lindustrie était lavenir. Lindustrie créait vraiment de la valeur ajoutée. Lindustrie était synonyme de puissance nationale. Lagriculture cétait le passé !
…et les perdants
A part dêtre un élément dans les programmes de contre-insurrection, lélectrification rurale était en fait simplement une petite concession aux campagnes, pour y pacifier lopposition à lélectrification centralisée au profit des villes. Les grands barrages polyvalents prétendument destinés à offrir au pays à la fois énergie et irrigation des campagnes, étaient en fait, dabord et avant tout, destinés à alimenter le secteur urbain.
Alors que ce secteur en profitait, cest dautres qui en supportaient les coûts. Ce furent précisément les secteurs ruraux et lenvironnement qui ont payé pour lélectrification centralisée. Des crimes énormes ont été commis au nom de la production dénergie et de lirrigation, dit Arundhati Roy, mais ceux-ci ont été dissimulés parce que les gouvernements nont jamais pris en compte de ces coûts là.
En Thaïlande par exemple, le gouvernement na produit aucun rapport sur le nombre de communautés et de peuplades rurales qui ont été déplacées du fait des multiples barrages hydroélectriques et dirrigation construits depuis les années 1950. Très peu dentre elles ont reçu une compensation quelconque. Ces communautés ont été déportées, ont disparu, ou ont été simplement absorbées dans les taudis urbains. En Inde, Roy calcule que de grands barrages ont déplacé environ trente-trois millions de personnes durant les cinquante dernières années, environ 60% dentre elles étant soit des intouchables soit venant minorités nationales. Comme en Thaïlan-de, lInde, na en fait pas de politique nationale de réinstallation pour les gens déplacés par des barrages. comme aux Philippines.
Un désastre écologique
Les coûts environnementaux ont été énormes: en Thaïlande, des centaines de milliers dhectares de forêt vierge ont été submergés, le cours de rivières ont été détournés; la pêche – gagne-pain de communautés riveraines – a dépéri et nombre despèce de poissons ont disparu. Roy indique quen Inde les dégâts à charge des grands barrages sont de plus en plus alarmants: désastres en matière dirrigation, inondations. Il y a aujourdhui plus de régions sujettes à la sécheresse et aux inondations quen 1947. Pas une seule rivière dans les plaines na de leau potable…
Mais, quels avantages ont vraiment apporté environ cinquante ans délectrification centralisée? Après limposition dun coût humain et écologique si élevé, la quantité dénergie produite par le barrage contesté de Pak Mun, dans le nord-est de la Thaïlande, peut à peine fournir les besoins quotidiens en électricité dune poignée de centres commerciaux de Bangkok. En Inde, 22% de lénergie produite est gaspillées en pertes de transmission dans le réseau. La proportion pour les Philippines est dau moins 25%, ce qui est sans doute la norme pour des pays en voie de développement.
Du courant pour une minorité
Aux Philippines, après 50 ans délectrification intense, plus de 30% des ménages ruraux nont pas accès à lélectricité. En Inde, ils sont environ 70%. Mais ceci nest pas surprenant, puisque lélectrification centralisée na jamais réellement visé à fournir de manière efficace de lénergie accessible à la population. Ses buts réels étaient autres:
- · Tout dabord, lélectrification centralisée a été conçue pour donner une image moderne, satisfaisant les ambitions des leaders technocratiques et autoritaires, comme Ferdinand Marcos des Philippines, qui identifiait sa puissance avec celle de lélectricité qui devait être fournie par la centrale atomique de Bataan.
- · Cétait un moyen pour soutirer des profits, financés grâce aux subventions publiques, pour les multinationales et les entrepreneurs de travaux de barrages ou constructeurs de centrales comme lomniprésent Bechtel.
- · Lélectrification centralisée visait à fournir une logique justifiant lexistence et lexpansion de bureaucraties multilatérales géantes comme lADB et la Banque mondiale.
- · Lélectrification centralisée ne sest pas inscrite dans un programme de développement cohérent et équilibré, mais a déclenché un processus dhyperdéveloppement instable et déséquilibré, orienté vers les villes, qui laissait en arrière la plus grande partie de ces pays, du fait que les ressources nationales étaient concentrées au profit lédification dun secteur industriel à la manière occidentale.
Aujourdhui, ces systèmes délectrification centralisés dirigés par les gouvernements, sont devenus terriblement chers à entretenir. Le FMI, la Bm et lADB veulent maintenant que les gouvernements privatisent et dérégulent ces systèmes. Tandis que les gouvernements ont dû maintenir sous contrôle les prix de lélectricité pour justifier lexistence déquipements de production et de distribution coûteux, on sattend à ce que le secteur privé relève les prix et «dégraisse» ces services – cela signifie en clair quil éliminera simplement des listes des consommateurs ceux qui ne peuvent pas payer. Après avoir été menés en bateau par lidéologie de lélectrification centralisée, les gens seront maintenant embarqués sur un autre bateau dangereux, celui de lidéologie de la privatisation – par la propagande vantant une plus grande efficacité du privé dans la fourniture des services essentiels.
Ce qui nest pas surprenant, cest que ce soit le consommateur qui fera les frais de la transition vers les sociétés du secteur privé – nombreuses dentre elles étant des transnationales comme Enron et KEPCO – qui ne seront pas obligées prendre en charge entièrement les coûts des investissements lourds dans ces systèmes, financés par des prêts massifs des gouvernements. Aux Philippines, les consommateurs subventionneront la vente de la National Power Corporation au secteur privé en payant une taxe, conçue pour rapporter 10 milliards de dollars, pour éponger des investissements «échoués et non amortissables».
Le «modèle» californien
Aujourdhui, pays après pays, les actifs physiques de systèmes centralisés sont partagés entre sociétés privées. Non pas entre de nombreuses petites et moyennes entreprises, ce qui serait au moins compatible avec la philosophie de libre entreprise soutenue par les partisans de la déréglementation. Non, le modèle pour le Tiers Monde est le système de déréglementation de lélectricité que la Californie a introduit au début des années 1990. Car les technocrates et les grandes entreprises affirment maintenant que les économies déchelle imposent que ces équipements électriques passent entre les mains dun très petit nombre de grandes compagnies soi-disant efficientes. Ainsi, le rêve technocratique de grands systèmes énergétiques centralisés associés à la puissance nationale sest révélé un cauchemar. Il sest avéré être simplement une phase dans la livraison clés en main du marché de lélectricité aux monopoles privés, principalement des transnationales étrangères. Et, avec comme un modèle la déréglementation californienne désastreuse, il coule de source que nous allons sans doute vers un désastre économique bien pire que la crise actuelle des systèmes centralisés et étatiques dans ce domaine.
La résistance se développe
Mais on sous-estime les résistances populaires. Car en ce moment même, partout dans le Tiers Monde, dans des endroits comme la vallée de la Narmada en Inde, à Pak Mun en Thaïlande, des gens sont activement engagés dans des luttes contre la mise en uvre de technologies centralisées tendant à fournir lillusion et non pas la réalité du progrès national. Depuis de lointaines campagnes, ces luttes commencent à faire prendre conscience dans les villes, aux bénéficiaires supposés de lélectrification centralisée, du fait que ce paradigme désuet et défectueux du progrès national correspond à une phase dans le bradage dactifs nationaux terriblement coûteux, au bénéfice de monopoles privés, comme le distributeur géant délectricité Meralco aux Philippines, une société qui représente la quintessence de lunion incestueuse entre électricité, monopole et superprofits.
En résumé, les gens sont de plus en plus conscients que la lutte pour la communauté, pour lindépendance, pour lavenir, est maintenant inextricablement liée à la lutte contre les mauvaises technologies centralisées qui servent simplement à promouvoir la domination, la dépendance et la dissolution.
- The Cost of Living, Frontline, 18.2.00
* Directeur exécutif de lorganisation Focus on the Global South (Centre dintérêt sur le sud global) basée à Bangkok et professeur de sociologie et dadministration publique à lUniversité des Philippines. Cet article est tiré du magazine national indien Frontline du 17 mars 2001 sur www.indiaserver.com (traduction et intertitres de la rédaction).