Don't forget 68!
Don’t forget 68!
Dans un entretien recueilli en février 2007 par un
étudiant de lUniversité de Lausanne, le sociologue
valaisan Bernard Crettaz notait au détour dune phrase:
«Nous vivons un moment extraordinaire de haine de Mai
68»
Quelques semaines plus tard, le 30 mars, Nicolas
Sarkozy prononçait son fameux discours électoral de
Bercy, où il lançait, bravache, pour conclure une longue
série dimprécations contre les héritiers de
Mai: «Je veux tourner la page de mai 68». A son corps
défendant, en tentant de réconcilier la droite
française avec son passé vichyste, de fusionner
néolibéralisme et néo-conservatisme, le chef de
lUMP allait cependant contribuer à donner au
quarantième anniversaire de Mai un sens politique tout
particulier.
En Suisse aussi, Christoph Blocher et ses émules, comme bien
dautres partisans de lordre, de droite comme de gauche,
conjurent lopinion de tourner le dos aux sirènes de 68.
Pour lutter modestement contre une telle injonction
damnésie, nous avons décidé de consacrer un
numéro spécial de solidaritéS aux années
68, ici et ailleurs.
Ce dossier est composé de dix-huit tableaux pour comprendre les
années 68, complétés par des éclairages
plus exigeants sur des développements locaux. Nous partons de la
fin des Trente Glorieuses et des mutations sociologiques et culturelles
qui laccompagnent, autant dans le monde du travail et de la
formation, que dans la jeunesse plus en général. Nous
revenons ensuite sur les promesses trahies des indépendances et
de la décolonisation, avec la guerre du Vietnam et le
néocolonialisme triomphant. Sur celles aussi de la
Libération, avec le maintien de régimes fascistes en
Europe, mais aussi de juridictions dexception et dabus
policiers dans les démocraties, de même que de lourdes
discriminations à légard des immigrés et
des femmes, comme des Noirs aux Etats-Unis. Enfin, nous concluons ce
tour dhorizon par lévocation des acteurs du
mouvement et de leurs aspirations: linsubordination
ouvrière, bien sûr, comme la critique de
laliénation du travail (et de la consommation), de la
destruction du cadre de vie, mais aussi de lordre établi
et de tous les pouvoirs quil dresse contre
lauto-émancipation humaine, y compris ceux qui se
revendiquaient du «socialisme réel»
Chacun
de ces tableaux est accompagné de citations de nombreux
militant-e-s de lépoque, dont nous avons gardé
lanonymat, tant ils-elles témoigent dun
état desprit partagé.1
Le 3 avril dernier, Nicolas Sarkozy a reçu Daniel Cohn-Bendit
à lElysée. Ce dernier lui a offert un exemplaire
dédicacé de son dernier livre dentretiens, Forget
68 (LAube, avril 2008), quils se sont engagés
à discuter ensemble de façon approfondie
«Comment voulez-vous réintégrer une révolte
existentielle dans un discours politique? Voilà bien un
héritage impossible!», défend lancien
militant étudiant. «Pauvre type!», lui aurait
répondu Monsieur Dé, interprété par
François Simon dans Charles mort ou vif (1969), le film
emblématique dAlain Tanner, avant dajouter:
«Rien ne sarrangera jamais tant que tu ne seras pas
capable de voir le présent avec les yeux de lavenir. Sans
cela tu patauges dans la merde. Tout ce que tu pourras faire ne vaudra
pas un pet de lapin tant que tu nauras pas compris cela: il faut
partir dune exigence absolue, même si elle peut
paraître lointaine à première vue, et te dire: je
ramène tout à cette exigence
et à partir
delle, je regarde ce qui est possible, non pas rafistoler les
bouts de ficelle à la petite semaine pour accommoder le sordide
présent comme nimporte quel politicien
centre-gauche».
1 Pendant trois ans, en 1998-1999, 1999-2000
et 2006-2007, une centaine détudiant-e-s de
lUniversité de Lausanne ont consacré un
séminaire dhistoire orale à recueillir et à
discuter les témoignages dacteurs et de témoins
des événements de 68 en Suisse. Ces enregistrements ont
été déposés aux Archives de la Ville de
Lausanne. Les citations reprises dans ce dossier sont extraites de
cette documentation.