Une alternative «souverainiste» à la mondialisation capitaliste?

Une alternative «souverainiste» à la mondialisation capitaliste?

Nous publions ici intégralement
le point de vue d’un responsable du groupe genevois «Les
communistes», paru dans la rubrique
«L’Invité» de la Tribune de Genève du
25 avril. Si les positions défendues par son auteur
reflètent celles de la majorité de sa formation, il
s’agirait d’un tournant à 180°…


Rappelons qu’au début 2005, «Les communistes»
avaient condamné très violemment le lancement par le PdT
et le groupe des Indépendants de l’initiative cantonale
«Mesures urgentes pour la protection de l’emploi et le
maintien des salaires», qui entendait donner la priorité
aux résident-e-s sur le marché de l’emploi du
canton de Genève. Au même moment, ils avaient
refusé de soutenir le «référendum de
gauche» contre l’extension de la libre-circulation.




De surcroît, ils avaient
dénoncé la tonalité xénophobe du mot
d’ordre électoral de l’Alliance de gauche (PdT &
Indépendants) aux élections cantonales de 2005:
«Bientôt 50 000 travailleurs frontaliers et 25 000
chômeurs, ça suffit!». Quoi qu’il en soit,
nous avons demandé à nos camarades Eric Decarro et
Christian Tirefort de faire ici la critique de cette position, que nous
considérons comme extrêmement dangereuse pour
l’unité des salarié-e-s.

Gauche en voie d’extinction

Vide idéologique, défaites électorales, divisions
pathologiques: la gauche européenne n’a pas fini de
galérer. Si cette débâcle s’explique en partie par
l’échec historique du mouvement communiste au XXe siècle
et par le traumatisme lié aux crimes des dictatures
«rouges», elle est aussi le résultat d’une
stratégie politique suicidaire, qui sous prétexte de
pragmatisme a consacré une longue liste de renonciations. Le
ralliement d’une grande partie de la gauche au processus de
libéralisation des marchés, y compris celui de l’emploi,
illustre bien cette déchéance doctrinale.

Si cette conversion a été perçue par bon nombre de
salariés et de chômeurs comme une trahison, le mal
était déjà fait depuis longtemps, à partir
du moment où cette même gauche avait renoncé
à mobiliser les travailleurs pour dépasser
l’Etat-providence issu des rapports de force durant la guerre
froide, qui n’était pas un modèle durable ni une
ébauche de socialisme, mais une sorte d’anesthésique au
service du capitalisme alors menacé. L’expérience
avortée du socialisme en France (l981-83) sonna
définitivement le glas de toute réflexion audacieuse au
sein de la gauche démocratique européenne.

Le résultat de ce ralliement aux dogmes ultra-libéraux
est désastreux: précarité, délocalisations,
dumping social, démantèlement des services publics… Et
surtout transfert vers la droite populiste (MCG à Genève)
ou l’extrême droite (UDC en Suisse) du vote des classes
populaires, abandonnées par la gauche et
récupérées par des partis opportunistes
habitués à manipuler les masses. Les seules victoires de
la «gauche» sont en réalité le fait de forces
situées au centre et portées par des catégories
sociales plutôt aisées. En 2009, le peuple suisse se
prononcera de nouveau de facto sur l’ensemble des Accords
bilatéraux conclus avec l’Union européenne (UE). La
gauche va-t-elle une nouvelle fois laisser le champ de la contestation
à la droite populiste et à l’extrême droite, ou
va-t-elle enfin comprendre qu’un tel cadeau (les Accords) fait aux
forces prédatrices du marché qui ont déjà
dévasté le projet européen menace non seulement
tous les travailleurs de notre pays mais aussi sa propre existence.

Un sursaut est vital. Dans le contexte actuel, seul un projet
protectionniste peut sauver du naufrage la gauche suisse. Ce repli
stratégique n’est bien sûr pas une fin en soi,
encore moins l’expression d’un anachronique nationalisme ou d’une
inavouable xénophobie; mais vu que la révolution
prolétarienne mondiale n’est pas à l’ordre du jour, la
gauche suisse et européenne ne peut se contenter de voeux pieux,
sous peine de disparaître.

Il s’agit par exemple de réclamer le rétablissement de
certains droits de douanes afin de protéger une partie de
l’appareil productif du pays, menacé par une concurrence
déloyale, ou de défendre nos services publics
sacrifiés sur l’autel de l’intégration européenne,
et bien sûr de combattre la libéralisation du
marché du travail qui profite aux seules entreprises, en
dénonçant notamment l’engagement de frontaliers ou
d’expatriés dans les secteurs d’activité où une
main d’oeuvre locale est disponible.

Evidemment tout cela est loin du paradis marxiste. Il s’agit simplement
de reprendre en main les leviers permettant à un Etat digne de
ce nom de mener sa propre politique, quelle qu’elle soit. Et
surtout d’envoyer un signal positif à ceux qui souffrent de la
compétition brutale qui sévit dans la jungle
néolibérale.

En l’absence de régulation des marchés et des flux
migratoires, comment prétendre agir efficacement sur la
superstructure économique qui influence plus que toute autre
chose nos vies? Car le salut ne viendra pas de sitôt de l’UE ou
de l’ONU, contrôlés par l’empire du fric.

Les partis qui se disent de gauche doivent arrêter de se voiler
la face, sans quoi ils perdront électeurs et militants qui,
désabusés, souscriront à la politique du pire et
attendront passivement l’hypothétique écroulement du
système en espérant qu’un peu partout écloront
alors les fleurs d’une nouvelle humanité…

Laurent Tettamanti*

*Membre du groupe genevois «Les communistes». Point
de vue paru dans la Tribune de Genève du 25 avril 2008, rubrique
«L’Invité».


Une réponse à Laurent Tettamanti

Dans la libre opinion ci- dessus,
Laurent Tettamanti, membre des «communistes»,
présente ses propositions pour sauver une gauche «en voie
d’extinction». Une position très dangereuse
conduisant droit dans les bras de l’extrême-droite.

1 Si sa critique du ralliement
d’une grande part de la gauche au processus de
libéralisation des marchés peut être
partagée (celle des politiques néolibérales mises
en œuvre par tous les partis de gauche ayant accédé
au pouvoir en Europe depuis 25 ans devrait y être
ajoutée), ses conclusions simplistes ne sauraient être
admises; sa conviction que «dans le contexte actuel, seul un
projet protectionniste peut sauver du naufrage la gauche suisse»
est dangereuse et absurde.

2 Selon Tettamanti,
la gauche devrait se réorienter sur ces bases: «produisons
suisses», protégeons par le retour de droits de douane une
partie de «notre» appareil productif en butte à une
concurrence déloyale, défendons nos services publics
sacrifiés sur l’autel de l’intégration
européenne, combattons la libéralisation du marché
du travail profitant aux seules entreprises, pour défendre
«nos» chômeurs, dénonçons
l’engagement de travailleurs frontaliers ou
expatriés… et sur la lancée, pourquoi ne pas
défendre «notre» secret bancaire qui permet de
participer au pillage de richesses et à l’exploitation des
salarié-e-s du monde entier.   

3 Si dans certains
secteurs, comme l’agriculture, certaines mesures protectionnistes
pourraient être préconisées, en faire un dogme et
opposer de manière absolue libéralisation des
marchés et protectionnisme est absurde. Cela conduit à
l’illusion que si tous les Etats/nations adoptaient des
politiques protectionnistes, les problèmes sociaux essentiels
pourraient être résolus dans le cadre du capitalisme. Nous
estimons a contrario que la généralisation de politiques
protectionnistes dans le contexte de mondialisation capitaliste
aiguiserait ces problèmes. Par cette opposition simpliste,
Tettamanti évacue la question du projet de société
à opposer à ce système destructeur, qui
s’attaque de manière toujours plus virulente aux droits
sociaux et humains, détruit l’environnement et menace
l’avenir de l’humanité. Il ne voit pas que dans le
cadre de la mondialisation capitaliste, la marge de manœuvre des
Etats/Nations s’est grandement réduite, qu’ils sont
pratiquement tous contraints, quelle que soit la couleur de leur
gouvernement, d’adopter des politiques néolibérales
pour renforcer leur compétitivité sur le marché
mondial et procurer au capital des taux de profit supérieurs (ou
au moins égaux) à la moyenne.

4 Au fond, le projet
protectionniste proposé est proche du libéralisme: chacun
a désormais le devoir de se défendre contre les autres et
est légitimé à prioriser son égoïsme,
national, régional, ou de branche. Défendons nos acquis
sociaux contre tous les autres, y compris les immigré-e-s,
voilà la perspective que nous propose Tettamanti.

Quelles sont les implications d’une telle position?
Fondamentalement, la mise en avant de l’unité nationale,
donc une soumission plus marquée à notre propre classe
dominante, la division des travailleurs-euses de ce pays entre Suisses
et immigré-e-s, une coupure plus marquée entre
travailleurs-euses (et mouvements sociaux) suisses et européens.

5 Cette position
conduit Tettamanti à prôner un refus des accords de libre
circulation avec l’Union Européenne, pour ne pas laisser
le champ de la contestation sur ce terrain à la droite populiste
ou à l’extrême-droite et ne pas abandonner les
classes populaires à ces forces. Pour la gauche, la seule
manière de se sauver, serait donc de s’adapter aux
positions de droite. Cela banalise la xénophobie de la droite
populiste et lui confère même une certaine
respectabilité en la présentant comme mue par le souci de
protéger les travailleurs du pays, alors même
qu’elle prône des politiques ultralibérales.

6 Tettamanti ne voit
pas que l’UDC est aujourd’hui le parti dominant dans ce
pays, celui qui y dicte l’agenda politique et avance des contenus
correspondant à la nouvelle phase du capitalisme: guerre contre
les pauvres, contrôle accru des migrant-e-s, durcissement des
politiques d’asile, politiques ultra-sécuritaires,
attaques à la sécurité sociale et aux services
publics. Les propositions de l’UDC correspondent parfaitement au
contexte de la mondialisation capitaliste: elle prône une
concurrence agressive par rapport à l’étranger,
elle défend farouchement «notre» secret bancaire et
«notre» concurrence fiscale avantageuse aux riches et aux
multinationales, tant au plan intérieur qu’international.
C’est dans l’orbite de ces forces que Tettamanti nous
entraînerait.

7 Selon lui, la
libre circulation serait un simple cadeau aux patrons. Il n’en
voit pas l’aspect principal: elle est une politique
nécessaire dans le cadre de la mondialisation. Elle ne ferait
donc qu’ancrer au bénéfice des travailleurs-euses
un état de fait acquis de longue date pour les capitaux et les
marchandises, pour lesquels les frontières n’existent
presque plus. L’ignorer, c’est maintenir les
travailleurs-euses divisés et isolés dans leur Nation
alors que le capital agit depuis longtemps au plan planétaire.
Refuser la libre circulation, c’est en réalité
refuser que les travailleurs-euses agissent aussi sur le plan mondial,
le plan aujourd’hui pertinent pour la lutte contre le capital et
la marchandisation de la société. De plus, la libre
circulation donne des droits à certains travailleurs-euses
migrants, le mieux est de s’en saisir pour aller plus loin, vers
l’unité des travailleurs-euses au-delà de
l’UE. Enfin, la lutte pour une autre société est
exclue si elle n’est pas menée partout dans le monde, dans
l’unité de tous ceux et celles qui y ont
intérêt.

8 Certes, les
patrons vont essayer d’utiliser les accords de libre circulation
pour exploiter de manière plus intensive les travailleurs-euses.
Y répondre par le blocage des frontières punirait les
travailleurs-euses dans leur ensemble et augmenterait le nombre de ceux
et celles sans statut légal, donc sans droit.

9 Tettamanti ne
s’arrête pas aux accords de libre circulation, il
préconise de dénoncer l’engagement de frontaliers
ou d’«expatriés» pour soi-disant favoriser la
main-d’œuvre locale dans les secteurs où elle serait
disponible; une position pur produit de l’extrême-droite
qui prône la préférence nationale (voire
cantonale). Elle revient à considérer que les
immigré-e-s et frontaliers-ères sont cause du
chômage en Suisse ou à Genève, et ignore le
capitalisme qui détruit et précarise les emplois ou les
délocalise vers les pays à bas salaires. Elle ignore que,
pour lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit, le capital
doit intensifier l’exploitation, elle ignore donc les tendances
du capitalisme à la crise.

10 Tettamanti tourne
le dos aux positions fondées sur la solidarité entre
toutes les personnes qui vivent de leur travail, quelle que soit leur
origine. Si sa position devenait majoritaire au sein de la gauche, elle
serait suicidaire, laissant le champ libre à la forme de
mondialisation voulue par la droite. Elle fournirait une justification
de plus aux politiques des classes dominantes qui, tout en
prônant la libre circulation intégrale des capitaux et
marchandises, érigent partout des murs empêchant les
hommes et femmes des classes travailleuses de circuler librement.

11 De plus,
s’il ferraille contre l’intégration
européenne, il idéalise la situation suisse. La classe
dominante de ce pays n’a pas attendu la construction
européenne pour appliquer ses politiques
néolibérales; au contraire, la Suisse a souvent
devancé les échéances européennes. De plus,
en s’accrochant aux Etats/Nations, Tettamanti ignore les ravages
de leur politique. Non seulement c’est dans leur cadre que les
politiques néolibérales se sont
développées, mais ils furent aussi les auteurs des pires
carnages de l’humanité: les deux guerres mondiales virent
les travailleurs-euses de tous les pays instrumentés les uns
contre les autres et utilisés comme chair à canon au
service des pires chauvinismes.

12 En
réalité, les travailleurs-euses retrouveront un semblant
de confiance quand la gauche sera capable de présenter un projet
crédible, celui d’une autre société au sein
de laquelle chacun-e pourra circuler librement, travailler et
accéder à un revenu permettant de vivre décemment.
Une société reconnaissant la valeur du travail de
reproduction assumé surtout par les femmes. Une
société préservant les équilibres
essentiels nécessaires à la vie. Seul un tel projet
permettra d’orienter les luttes partielles et empêcher
qu’elles ne dégénèrent en
égoïsmes ou chauvinismes corporatifs, régionaux ou
nationaux. C’est cela qui doit être aujourd’hui la
priorité de la gauche.

Eric Decarro et Christian Tirefort