Flambée des prix agricoles, agrocarburants et «pur capitalisme»: un tournant ?

Flambée des prix agricoles, agrocarburants et «pur capitalisme»: un tournant ?

La flambée des prix des produits alimentaires n’est pas
fortuite. Fondamentalement, elle découle d’une
contradiction dans les rapports entre industrie et agriculture
capitalistes que Marx avait déjà mise en évidence
dans Le Capital: «Il est dans
la nature des choses que les substances végétales et
animales dont la croissance et la production sont sujettes à
certaines lois organiques et liées à des délais
naturels déterminés ne puissent pas être
augmentées subitement dans la même mesure que, par
exemple, les machines dont la reproduction peut (si les conditions
naturelles ne changent pas) être rapidement accomplie dans un
pays industriellement développé. Il est donc possible, et
même inévitable […] que la production et
l’augmentation de la portion du capital constant qui consiste en
capital fixe (machines, etc.) dépasse considérablement la
portion qui consiste en matières premières, de sorte que
la demande pour celles-ci augmente plus rapidement, provoquant la
hausse des prix.»

La ruée sur les agrocarburants exacerbe cette contradiction au
plus haut point, ce qui ouvre un espace considérable aux
spéculateurs, dont l’action aggrave en retour la hausse
des prix. Sur le plan analytique, on peut en conclure que les
agrocarburants constituent le maillon faible par excellence de la
réponse capitaliste au défi
énergético-climatique. En effet, cette réponse,
qui s’élabore à tâtons, sous la pression des
lobbies industriels concurrents, sollicite de toutes parts
l’agriculture: celle-ci devrait non seulement nourrir
l’humanité mais aussi absorber le carbone, faire rouler
les voitures, produire de l’électricité et de la
chaleur, protéger la biodiversité et les paysages,
fournir des matériaux de construction et des plastiques
biodégradables… C’est évidemment impossible:
la biomasse ne peut pas tout faire à la fois en satisfaisant
dans chaque domaine les exigences de croissance dictées par le
capital. On peut reporter les échéances, repousser le
problème devant soi par toutes sortes de moyens (qui ont des
effets en retour plus ou moins pervers), mais il est impossible de
sauter au-dessus de cette dure réalité: il y a des
limites, il faut choisir.

Qui va choisir, comment, en fonction de quoi? C’est la question
clé car, pour le marché, remplir les réservoirs
des camions et des avions qui acheminent les marchandises vers la
demande solvable est plus important que de nourrir les gens dont le
portefeuille est aussi creux que l’estomac. Du point de vue
coût/bénéfice, c’est inattaquable. Du point
de vue social, c’est inacceptable. Par conséquent, outre
qu’ils mettent en lumière le caractère de plus en
plus systémique de la crise capitaliste, les agrocarburants
éclairent aussi un enjeu de société, et même
de civilisation, qu’on peut résumer très
simplement: de par sa logique immanente, le système, face au
défi climatique-énergétique, va tenter de
résoudre la quadrature du cercle productiviste par une attaque
brutale contre les conditions d’existence de centaines de
millions de gens, voire contre cette existence même. Dès
lors, c’est peu dire que ce mode de production n’est plus
porteur d’aucun progrès humain : il accumule un potentiel
de barbarie sans précédent.

Il est possible d’inverser la tendance, de conjurer la
catastrophe climatico-capitaliste qui se prépare, de tracer une
alternative digne de ce nom. Mais le point de départ
indispensable, c’est de comprendre que le mode capitaliste de
production, de distribution et de consommation (et pas «les
comportements des gens» !) constitue bel et bien LE
problème. Ce mode est insoutenable et la conjoncture actuelle le
montre clairement: dans un contexte marqué par la
réduction des ressources en hydrocarbures et par
l’obligation climatique d’abandonner à très
court terme les combustibles fossiles, il est tout simplement
impossible de continuer à produire des marchandises à
flux tendu au niveau mondial, en compensant la baisse tendancielle du
taux de profit par la surproduction-surconsommation de produits
à obsolescence de plus en plus rapide, et la bisse de la part
des salaires par une hausse de la consommation de luxe. Ce
scénario productiviste globalisé et de plus en plus
inégalitaire ne peut que déboucher sur une combinaison de
crises écologiques et sociales de très, très
grande ampleur. Pour l’éviter, il est indispensable de
prendre des mesures qui cassent la logique de l’accumulation,
réhabilitent l’initiative publique et redistribuent
radicalement les richesses, au Nord comme au Sud.

A quelque chose, dans ce contexte, malheur est bon: en mettant les prix
agricoles à la traîne des prix pétroliers, la folle
politique libérale-productiviste montre à
l’évidence que le social et l’écologique ne
forment qu’un même combat planétaire. Il n’est
plus possible en effet de s’opposer à la baisse des
revenus du travail sans dénoncer la ruée sur les
agrocarburants. Désormais, défendre les conditions
d’existence des salarié-e-s implique de contester en
même temps la politique climatique, énergétique et
agricole du capitalisme mondialisé. L’un ne va pas sans
l’autre. C’est un tournant. Loin d’être un
accident de parcours, ce tournant découle d’un
développement combiné de l’industrie et de
l’agriculture capitalistes dont Marx avait bien saisi la
dynamique, puisqu’il écrivait: «La grande industrie
et la grande agriculture exploitée industriellement agissent
dans le même sens. A l’origine elles se distinguent parce
que la première ruine davantage le travail, donc la force
naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force
naturelle de la terre. Mais elles finissent, en se développant,
par se donner la main: le système industriel à la
campagne finit aussi par débiliter les ouvriers et
l’industrie et le commerce, de leur côté,
fournissent à l’agriculture le moyen
d’épuiser la terre.»

Voilà en effet où nous en sommes. Pour reprendre une
expression de Michel Husson, nous sommes entrés de plain pied
dans le «pur capitalisme» modélisé par Marx.
La réponse ne peut être qu’un «pur
écosocialisme» fusionnant les revendications sociales et
écologiques dans une même perspective
émancipatrice. Encore faut-il que cet écosocialisme
s’enracine dans des luttes sociales concrètes. A cet
égard, la situation actuelle, avec sa combinaison de tensions
sur le pouvoir d’achat, sur l’énergie, sur le climat
et sur les ressources alimentaires, ouvre des possibilités
insuffisamment exploitées d’introduire les questions
écologiques dans les luttes des salarié–e-s, dans les
organisations syndicales, non pas en tant que questions
parallèles mais directement en tant que questions sociales. En
jouant un rôle plus important à ce niveau, la gauche
radicale se renforcerait comme porteuse d’une alternative de
société globale. 

Daniel Tanuro