Pêcheurs, poissons, pouvoir d’achat, pétrole et néolibéralisme
Pêcheurs, poissons, pouvoir dachat, pétrole et néolibéralisme
La révolte des
marins-pêcheurs annonce dautres turbulences dans un
contexte combiné de crises sociales, environnemen- tales et
énergétiques. Seules des solutions rompant avec la
logique de marché permettront dy faire face.
Cela fait plusieurs années que les pêcheurs sont
confrontés à la baisse de leurs marges
bénéficiaires. Ils ont dabord voulu la compenser
par une augmentation des prises qui a mis en danger la survie de
nombreuses espèces de poissons. La politique de quotas
imposée par la Commission européenne trouve ici une
justification scientifique incontestable dans son principe. Mais la
manière dont elle est mise en uvre est
dévastatrice. Dune part, comme dans lagriculture,
cette politique revient en pratique à étrangler les
petites entreprises au profit des grandes. Dautre part, du point
de vue écologique, les quotas sont insuffisamment restrictifs,
parce que certains gouvernements, tout en nayant aucune solution
de fond au problème social des pêcheurs, veulent
ménager les petits patrons, pour des raisons électorales.
La nasse se referme sur les marins-pêcheurs
Les marins-pêcheurs sont donc quadruplement coincés: par
les pétroliers qui fixent le prix du gazole, par la grande
distribution qui leur achète les produits, par lEurope
qui verrouille les prélèvements sans créer
dautres solutions en termes de reconversion, et par leurs
gouvernements qui se contentent de lâcher un peu de pression de
temps en temps, pour que la marmite nexplose pas. La tension sur
les marchés pétroliers rend la situation intenable: les
prix du carburant ont doublé, mais le prix du poisson à
la criée reste bas parce que les grandes surfaces jouent
à fond la carte des importations compétitives en
provenance du marché mondial. Résultat: un écart
de 1 à 10 entre les prix aux producteurs et aux
consommateurs-trices. Comme la diminution de la ressource impose
daller pêcher de plus en plus loin, on dépense de
plus en plus de carburant pour des prises soumises à quotas.
«Le gazole représente 55% de mes dépenses, contre
20% il y a quelques années», déclarait un
pêcheur sur France 2. Les petits patrons sont frappés de
plein fouet. On comprend leur ras-le-bol.
Peu de gens ont noté que la situation des pêcheurs montre
linanité du discours sarkozyste sur le pouvoir
dachat. Pourtant, le slogan productiviste «travailler plus
pour gagner plus» na tout simplement aucun sens ici. On
pourrait certes jeter la politique des quotas aux orties, mais la
destruction des stocks de poissons provoquerait alors la culbute de
toute la profession. Ce nest donc pas de ce côté
quon trouvera une solution raisonnable! Si on se place du double
point de vue des conditions dexistence de ceux qui vivent de la
pêche et de lapprovisionnement de la collectivité
en produits de la mer, la seule possibilité structurelle
consiste à réduire les marges bénéficiaires
du secteur pétrolier et de la grande distribution. De la sorte,
les pêcheurs verraient leur revenu indexé sans que les
consommateurs ne soient confrontés à des prix
prohibitifs.
Une telle solution se justifie dautant plus que la pêche
constitue une activité de production primaire, indispensable et
vitale au même titre que lagriculture. Moyennant un
certain nombre de conditions sociales et écologiques, il serait
tout à fait normal que les pêcheurs
bénéficient de mesures de soutien publiques et
structurelles leur permettant dexercer leur activité dans
lintérêt de la collectivité, et le
coût de ces mesures devrait être supporté par les
pétroliers et par la grande distribution. Cest peu dire
que les gouvernements ne sont pas pressés de sengager
dans cette voie: ils craignent de créer un appel dair en
faveur de la hausse des revenus du travail et dentrouvrir la
porte à une redistribution des richesses. Ce nest pas par
hasard que le combat des pêcheurs bénéficie de la
sympathie spontanée du monde du travail et de tous ceux pour qui
il est si difficile aujourdhui de joindre les deux bouts
Les objectifs environnementaux déclarés en cause
Mais la révolte des marins-pêcheurs ne démasque pas
seulement la démagogie du locataire de lElysée.
Elle montre aussi les gigantesques obstacles sociaux que la politique
énergétique néolibérale met potentiellement
sur la voie dune réponse rationnelle aux défis
écologiques. Lidée que la hausse des prix serait
le moyen fondamental de réduire la consommation
dénergies fossiles, donc les émissions de gaz
à effet de serre, est considérée aujourdhui
comme une évidence si manifeste quelle naurait
besoin daucune démonstration. Or, le danger existe que
limpopularité de cette politique amène de larges
couches de la population à rejeter non seulement les hausses de
prix, mais aussi les objectifs environnementaux que ces hausses
prétendent servir.
En fait, cette tendance est déjà à
luvre aujourdhui. La restriction des prises est
dans le collimateur de certains pêcheurs. Beaucoup de bateaux ont
déjà atteint leurs quotas en maquereau, cabillaud ou
merlan. Même avec un gazole à zéro centime, ils ne
pourraient plus prendre la mer avant lannée prochaine.
Les pêcheurs de thon rouge en Méditerranée sont
sous la menace dune fermeture prématurée de la
saison. Sur les ondes de France 2, Mourad Kahoul, leur porte-parole,
sest fait menaçant: «Si une telle décision
tombe, ce sera la guerre, car on laisse pêcher les Chinois, les
Turcs, les Mexicains et on autorise les Espagnols à
dépasser leur quota.» On entend un discours analogue chez
les transporteurs routiers. Emboîtant le pas aux pêcheurs,
la Fédération des entreprises de Transport et de
Logistique de France (TLF) réclame en effet des initiatives
«significatives» en faveur des entreprises
«asphyxiées» par la hausse des prix du carburant.
Elle réclame notamment labandon «sans
condition» du projet décotaxe poids lourds,
léchelonnement du paiement des dettes fiscales et
sociales et divers avantages fiscaux. Et TLF dagiter la menace
de «répercussions massives sur
lemploi»
Limites de «lécologie par les prix»
On retrouve dans ces déclarations des éléments
caractéristiques du discours radical de la petite-bourgeoisie,
quand elle peste contre le grand capital, mais trouve plus facile de
sen prendre aux salarié-e-s, aux charges sociales ou
fiscales, aux concurrents étrangers et
aux ressources
naturelles. Or, il ne faut pas sous-estimer linfluence possible
de ce discours sur un monde salarié déboussolé
idéologiquement. Beaucoup de gens sont excédés non
seulement par la vie chère, mais aussi par les discours
environnementaux officiels, qui, pour détourner
lattention des vrais responsables, culpabilisent les gens et ne
leur promettent que des factures énergétiques toujours
plus lourdes. Dans ce contexte, est-ce de la politique-fiction de dire
que certaines couches du monde du travail pourraient sinsurger
contre la réduction des émissions de CO2 de la même
manière que les pêcheurs sinsurgent contre les
quotas?
Une stratégie environnementale ambitieuse se doit
dêtre en même temps une stratégie sociale
axée sur lamélioration des conditions de vie et la
réduction des inégalités. Cela nest pas
possible par des mécanismes de marché et de prix,
générateurs dinjustices croissantes. Cest
dans une tout autre direction quil faut aller. De même que
les pêcheurs ont droit, à certaines conditions, à
une aide structurelle compensant le respect des quotas, de même
devrait-on songer à des solutions telles que le droit de chaque
ménage à un certain quota gratuit et non
échangeable délectricité, de gaz,
deau, couplé à des tarifs rapidement progressifs
et dissuasifs lorsque la consommation dépasse le niveau des
besoins fondamentaux. Des réponses de ce type impliquent
évidemment une redistribution radicale des richesses et la
réhabilitation du secteur public, donc un combat
antilibéral. Mais, en dehors de cette voie, il est douteux que
le redoutable nud
social-environnemental-énergétique puisse être
dénoué dans les délais impartis par le
réchauffement de la planète.
* Sous-titres de la rédaction