Réalités des troubles psychiques dans le monde du travail


Réalités des troubles psychiques dans le monde du travail


La souffrance psychique liée aux conditions de travail augmente. Elle semble aussi davantage prise en compte ces deux dernières décennies. Par la voie de témoignages directs, ou par la voix des professionnels sur le terrain, les médias ont porté une plus grande attention à ces expressions de la conflictualité dans les rapports de travail.

Gilles Godinat

La question portant sur l’existence lancinante, séculaire, de la souffrance psychique en relation avec le monde du travail, ou sur l’apparition de phénomènes nouveaux déterminés par l’évolution récente des relations professionnelles, des modes et des outils de production, ne peut trouver de réponses simples. Toutefois, l’intensification de la concurrence, l’accroissement de la productivité, l’augmentation et l’ampleur des fusions ou restructurations d’entreprises, les délocalisations, le développement des relations de sous-traitance, la précarisation des statuts professionnels, l’introduction de nouvelles technologies, les nouvelles organisations du travail (par exemple le travail sur appel), la flexibilité des horaires et des rythmes de travail, tous ces facteurs dessinent un nouveau paysage du monde du travail et donnent un nouveau cadre à l’activité professionnelle.


Chercher les causes au travail


Le fait que cette réalité exerce une influence sur la vie psychique individuelle ou collective des êtres humains ne peut être mis en doute. Cette souffrance psychique s’exprime par des états de stress, affectant un quart de la population, par des angoisses diffuses liées à l’insécurité professionnelle croissante, par des sentiments de dévalorisation, de peur, par des troubles psychosomatiques divers, enfin par des sentiments d’impuissance face aux nombreuses formes d’agression dans la sphère du travail. Sur le fond, une difficulté et un danger nous guettent : le déplacement et la réduction au seul champ sanitaire (par la psychologisation ou la médicalisation) des problèmes émanant fondamentalement du champ des différents rapports de pouvoir dans les entreprises (rapports économique, sociaux, psychologiques, juridiques, éthiques, symboliques). Les approches et les interventions juridiques ou sanitaires ne doivent pas occulter le terrain où se concrétisent et se confrontent les rapports de travail, à savoir le monde du travail lui-même.


Changements dans la clientèle des psys


Deux enquêtes statistiques ont été menées à Genève concernant les patients des psychiatres privés en 1987 (777 patients) et 1997 (1429 patients). Certains points de comparaison montrent qu’entre 1es deux enquêtes, les hommes en emploi passent de 70,4 à 66,7%, en formation de 12 à 8,8%, au chômage ou à l’assistance de 5,6 à 10,3% et à l’invalidité de 7,9 à 9,7%. Respectivement, les femmes en emploi passent de 57,6 à 59,8%, en formation de 12,2 à 10,4%, au chômage ou à l’assistance de 5,5 à 8,3% et à l’invalidité de 5,3 à 7,7%. Ces données indiquent que dans la consultation des praticiens privés la réalité de l’insertion professionnelle des patients a changé considérablement entre 1987 et 1997, à savoir que la réalité des changement survenus dans le monde du travail pendant la crise économique des années nonante est présente dans le champ d’activité d’un praticien privé.


Quelques pointages effectués chez les praticiens montrent que les certificats pour arrêt de travail ont augmenté pendant cette période pour atteindre chez certains 30% de leur clientèle. Entre un quart et un tiers des patients expriment des souffrances psychiques en relation avec leur milieu professionnel ou la perte de leur emploi. soit à travers des symp-tômes dépressifs, anxieux, d’angoisses diffuses, de somatisations diverses, de troubles du comportement, en particulier des conduites addictives (dépendances aux médicaments sédatifs, analgésiques, à l’alcool, par exemple) pour ne décrire que les principales manifestations.


Plusieurs études européennes


Sur un plan général, la «Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail» a effectué pour l’Union européenne plusieurs études: la première entre 1991 – 1992 sur l’environnement au travail dans douze Etats de l’Union, la deuxième en 1996 sur les conditions de travail de 15 800 personnes dans l’ensemble des quinze Etats membres, enfin une troisième en 2000 a interrogé 21 500 personnes actives dans le même contexte. Ainsi, il est possible d’avoir une appréciation des changements dans la sphère professionnelles de 159 millions de personnes actives dans l’Union européenne, dont 83 % sont salariées et 17% indépendantes. Sur l’ensemble des personnes salariées interrogées, 18% travaillent avec des contrats à durée limitée.


En comparant les trois enquêtes, on observe une forte intensification du travail et un développement du travail flexible, changements qui s’accompagnent d’une augmentation des problèmes de santé liés au travail. En dix ans, les conditions de travail en Europe se sont dégradées. L’étude 2000 montre que 33% des travailleurs souffrent de douleurs dorsales, 28% de stress, 23% de douleurs de la nuque et des épaules, 23% d’un surcroît de fatigue. Ces symptômes sont l’expression d’une surcharge tensionnelle tant physique que psychique.


Dégradation des conditions de travail


Il ressort également de ces enquêtes que les problèmes de santé sont le plus souvent corrélés à de mauvaises conditions de travail ( exposition aux risques inchangée en dix ans, 28% sont exposés à des bruits intenses, 45% ont des positions de travail pénibles, 37% effectuent des tâches courtes répétitives, 45% des tâches monotones). Les exigences et les responsabilités dans le travail augmentent, entraînant l’acquisition de nouveaux savoirs pour 74% (41% des salariés utilisent l’outil informatique).


Ces données illustrent la réalité professionnelle des patients qui viennent consulter pour des troubles psychiques divers ou pour des symptômes psychosomatiques. Lors d’un récent congrès sur «la santé mentale sur le lieu de travail» organisé à Genève en octobre 2000 par le BIT, le World Strategic Partners et la Fédération mondiale pour l’hygiène mentale, une étude du BIT révèle qu’un travailleur sur dix souffre de dépression aux USA et près d’un salarié sur trois connaît des problèmes de santé mentale au Royaume-Uni.


En Suisse, les sondages du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) révèlent qu’entre 1984 et 1998, les personnes actives se sentant «souvent ou très souvent nerveuses, sous tension» ont passé de 9% à 21% de tous les actifs, les troubles du sommeil ont passé de 7% à 12%, les maux de tête de 6 à 12%, enfin l’humeur dépressive de 4 à 8%. La souffrance psychique en milieu professionnel est donc enfin reconnue et son ampleur commence à inquiéter les pouvoirs publics.


Impact du chômage


Evoquer le monde du travail renvoie nécessairement à la réalité du chômage. Alors qu’en Suisse le chô-mage n’a jamais atteint les proportions connues dans les pays voisins, il a touché directement une personne sur quatre pendant la crise des années nonante. Une enquête effectuée par MIS-Trend à Lausanne en 1999 auprès de 895 résidents suisses révèle que trois suisses sur quatre l’ont subi au moins une fois dans leur vie, directement ou par leurs proches. Ce sondage montre qu’outre les conséquences financières, la santé et la vie de couple, de même que la foi dans l’avenir sont affectées. La surmortalité des chômeurs est confirmée dans plusieurs études, et un chômeur sur quatre est atteint dans sa santé avec une prédominance de troubles d’ordre psychologique ou psychosomatiques. En comparaison avec la population générale en activité, le risque de devenir invalide est cinq fois plus élevé pour les chômeurs.


Effets de l’assurance-invalidité


Les statistiques helvétiques sur l’assurance-invalidité confirment les données précédentes. La probabilité pour une personne active d’être mise au bénéfice d’une rente A.I. a passé de 5,4% en 1992 à 6,8% en 1998. De 140’000 en 1992, on atteint 205’000 en 2000. En pourcentage des assurés, cela représente un accroissement de 3,7% à 5,2% pour les hommes et de 2,7 à 4% pour les femmes. L’évolution du type d’invalidité est particulièrement frappante: en 1985, un rentier sur deux souffrait de troubles locomoteurs ou de troubles psychiques; en 1995, la proportion est de quatre sur cinq! En 1998, les troubles neuro-psychiques affectent à eux seuls un rentier sur deux.


Physique ou psychologique, individuelle ou collective, cette réalité de la violence dans les relations professionnelles affecte directement 8% des travailleurs, soit 3 millions par le harcèlement sexuel, 6 millions par la violence physique, 12 millions par l’intimidation et la violence psychologique. Le harcèlement moral ou «mobbing» est en augmentation. Ainsi les différentes formes de harcèlement sexuel ou psychologique atteignent dans leur santé mentale 15 millions de personnes actives dans l’Union européenne!


Violence et mobbing


Les atteintes à la santé psychique des différentes formes de harcèlement moral peuvent être regroupées selon leur caractères aspécifiques, à savoir le stress et l’anxiété, la dépression, les troubles psychosomatiques, la réactivation des blessures passées, ou en atteintes spécifiques, comme la honte et l’humiliation, la perte de sens, les atteintes à l’identité, la dévitalisation, la rigidification, les pertes de liens avec la réalité.


L’approche psychothérapeutique per- mettra de soulager l’individu de sa souffrance, au mieux de lui permettre de mieux utiliser ses ressources pour faire face à sa réalité et trouver une issue vers plus de satisfaction dans sa vie professionnelle ou dans sa vie sociale. Mais les limites d’un tel processus thérapeutique sont évidement atteintes lorsqu’il s’agit de modifier les conditions du travail lui-même et surtout lorsqu’il s’agit de mettre en place des mesures préventives.


L’action plus que jamais nécessaire


La transformation actuelle du monde du travail rend plus que jamais nécessaire une intervention sur les lieux de travail. Cette conscience semble se renforcer dans les milieux syndicaux. L’Organisation internationale du travail (O.I.T), vient d’adopter en 1998 une déclaration relative aux principes et droits fondamentaux des travailleurs. De nouvelles dimensions de l’action syndicale intégrant les préoccupations sociales se développent actuellement sur le terrain, à un rythme lent, de façon très contrastée, mais la prise de conscience des conséquences néfastes de la mondialisation économique dans ses formes actuelles tend à se renforcer. Les récentes mobilisations sociales et syndicales relancent l’espoir de changements en profondeur dans les relations de travail, seules conditions pour une diminution de la souffrance liée aux conditions de travail et à la place du travail dans la vie quotidienne.