Mondialistion armée: changement d’échelle

Mondialistion armée: changement d’échelle



Existait-il un monde avant le 11 septem-bre 2001? Certains pensent que c’est depuis ce jour que les Etats-Unis ont décidé d’intervenir militairement dans le monde. Il est donc utile de rappeler qu’au cours de la décennie 1990, le nombre d’interventions militaires des forces armées étatsuniennes dans le monde a été plus élevé qu’au cours de la période 1945-1990 (selon une étude du Congrès américain)1. Il n’est pourtant pas question de nier que le programme de l’administration Bush provoque l’amplification notable de processus qui sont en cours depuis plus d’une décennie. L’objectif est de consolider le statut de seule superpuissance des Etats-Unis, leur position hégémonique sans égale dans l’histoire du capitalisme de ces deux derniers siècles.


par Claude SERFATI*



Le coup d’accélérateur est d’abord visible dans les augmentations considérables du budget militaire, auxquelles Clinton avait déjà contribué en faisant adopter par le Congrès une augmentation de 112 milliards de dollars pour la période 1999-2003. Les hausses proposées par Bush marquent un changement d’échelle. Le budget de la défense nationale (défense, espionnage…) s’élevait à 304 milliards de dollars en 2001 (il a été voté avant le 11 Septembre), à 351 milliards de dollars en 2002, s’élèvera à 396 milliards de dollars en 2003 et devrait atteindre 470 milliards de dollars en 2007.



Ces crédits, qui alimentent des programmes d’armes gigantesques, échoient d’abord à quelques grands groupes (Lockheed Martin, Boeing, Raytheon, General Dynamics, Northrop Grumman) qui reçoivent près de la moitié des commandes du Pentagone. Ces groupes ont émergé d’une vague de concentrations qui a commencé en 1993 et s’est déroulée sous l’œil attentif et sous l’impulsion du capital financier, des fonds de pension, mais aussi des analystes financiers et consultants qui ont dessiné les frontières des restructurations industrielles et empoché d’appréciables commissions. Pour les groupes de l’armement, la «création de valeur pour l’actionnaire» passe, comme dans les autres secteurs, par la réduction du coût salarial et par l’augmentation des ventes. C’est-à-dire par l’augmentation des achats du département de la Défense (donc de son budget) et des exportations. Résultat: entre le 11 septembre 2001 et la fin août 2002, l’indice S&P (sur les 500 grandes valeurs de Wall Street) a perdu 20%, pendant que les valeurs des grands groupes de la défense ont gagné près de 10%.


Le complexe militaro-industriel


Les grands groupes de l’armement trouvent un autre élément de satisfaction dans la situation créée depuis le 11 septembre. La mise en place d’un bureau de la Sécurité nationale, dont la création était d’ailleurs proposée depuis quelques années, met à contribution l’ensemble des départements fédéraux, les Etats et les villes, ainsi que les entreprises. Le marché de la «sécurité» est prometteur pour les groupes de l’armement. Ceux-ci sont en effet bien placés pour entreprendre les développements technologiques destinés à améliorer la sécurité des infrastructures informatiques de transports et de télécommunications, puisque de nombreuses technologies déjà mises au point pour les besoins militaires peuvent assez aisément être adaptées aux marchés «civils» de la sécurité.


De plus, le Congrès et les Etats ont commencé à considérablement renforcer la réglementation en matière de sécurité, ce qui ne peut que placer ces groupes dans une position particulièrement avantageuse, en raison de leurs liens étroits et de leur complicité avec le pouvoir politique. C’est ainsi que les grands groupes de la défense forment l’ossature du «complexe militaro-sécuritaire» qui a émergé au début de ce siècle aux Etats-Unis.


Le complexe militaro-sécuritaire nord-américain doit également développer de nouveaux systèmes d’armes. Dans un contexte où la mondialisation du capital accélère ses dévastations sociales, la préparation de «guerres urbaines» (expression employée par les experts du Pentagone) conduites par des soldats équipés d’armes hypersophistiquées relayant l’action de l’aviation occupe une place importante dans les budgets militaires. Il s’agit de conduire des guerres contre les populations des immenses agglomérations des pays du Sud, et éventuellement contre les «classes dangereuses» des villes du Nord.


Economie de guerre et marchés financiers


La mondialisation du capital et la militarisation de la planète sont liées2. Aux antipodes des discours néolibéraux, la mondialisation n’est pas le stade suprême de la paix. Les Etats-Unis occupent une place centrale dans les deux processus.


La militarisation accélérée des Etats-Unis répond à plusieurs objectifs. Elle conforte la domination de l’impérialisme étatsunien contre des ennemis potentiels, réels et imaginaires. Elle vise également à créer un effet de seuil avec les pays alliés, incapables de se lancer dans des programmes d’une envergure aussi importante que le système de défense antimissile (coût estimé: plus de 50 milliards de dollars) ou l’avion de combat FX-35 (coût estimé: plus de 100 milliards de dollars). Ensuite, la criminalisation de la résistance sociale, qui va de pair avec les restrictions importantes des libertés publiques imposées par les gouvernements depuis le 11 septembre 2001, signale que tous ceux qui contestent la mondialisation du capital sont des ennemis potentiels qui relèvent d’un traitement militaire. (…)


L’économie de guerre que confirment les plans de l’administration se développe dans un contexte très différent de celui qui prévalait durant les décennies d’après-guerre. La situation était différente sur le plan macro économique (forte croissance et conquêtes sociales dans les pays développés) et géopolitique (les Etats-Unis et l’URSS organisaient à leur profit le partage du monde). Depuis la fin des années 1970, le capital financier a retrouvé une position dominante. Les marchés financiers sont devenus des institutions centrales du capitalisme des années 1980 et 1990. Ils ont permis au capital de concentrer sa puissance face au travail et offert à la bourgeoisie et aux classes rentières un enrichissement considérable.


Cependant, ni l’élévation considérable du taux d’exploitation de la main-d’œuvre, ni l’ouverture de nouveaux marchés en Russie et dans les pays de l’Est n’ont redonné une nouvelle jeunesse au capitalisme. A l’échelle de la planète, l’extension du capital et des rapports de propriété sur lesquels il est fondé n’a pas produit, depuis deux décennies, une augmentation durable et significative de l’accumulation du capital.

La domination du capital financier est à la fois une conséquence et une composante majeure de cette situation. Car le rythme du capital financier est fondé sur la nécessité d’empocher dans les délais les plus brefs les revenus de ses actifs financiers. En même temps, son mode de fonctionnement accentue les traits prédateurs du capitalisme. «Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste.» Ce constat fait par Marx acquiert une singulière actualité lorsqu’on observe le bilan des privatisations-liquidations et des mesures de déréglementation organisées par le capital financier sur toute la planète. L’Afrique, l’Asie du sud, l’Amérique latine sont toutes emportées dans la tourmente.


Un système prédateur


Dans ce contexte, l’«économie de guerre» et la guerre sans limites qu’elle implique sont intégrées dans le fonctionnement et l’«opinion» des marchés financiers. Ainsi, les analystes financiers nord-américains envisagent un boom boursier qui pourrait être créé grâce aux «achats émotionnels» de titres des groupes de la défense à l’annonce d’une guerre contre l’Irak.3 Cette «émotion» est bien sûr étayée par la promesse plus tangible de prendre le contrôle du pétrole irakien, un objectif qui n’est même plus caché par le vice-président Cheney. L’économie de la prédation n’est plus un phénomène limité aux pays d’Afrique dans lesquels les guerres font vivre les bandes armées au sein d’un «mode de destruction» (comme on parle d’un mode de production). Les interventions militaires des Etats-Unis et de l’Otan, qui sont de plus en plus nombreuses, produisent la destruction des infrastructures de production et de celles dont les populations ont besoin pour vivre. Elles aggravent bien sûr la détresse sociale, mais dans le contexte d’instabilité et d’incertitude qui caractérise les économies capitalistes depuis vingt ans, elles n’ouvrent que des perspectives limitées à l’investissement. Elles nourrissent en revanche les budgets militaro-sécuritaires et cherchent à prolonger la domination du capital financier. Au cours de la première moitié du XXe siècle, les rivalités entre les impérialismes ont poussé l’humanité dans l’abîme de deux guerres mondiales. Aujourd’hui, il n’est pas question de nier l’ampleur des antagonismes entre les grands pays capitalistes industrialisés, mais d’observer que, parmi d’autres facteurs, l’écart entre la puissance militaire des Etats-Unis et celle des autres pays développés interdit la transformation des conflits économiques et commerciaux entre pays de la zone transatlantique en affrontement militaire4. Elle ne rend pas l’ère des impérialismes de ce début de XXIe siècle plus pacifique pour autant, comme en témoigne la multiplication des guerres et des interventions des armées des Etats-Unis et des pays de l’Union européenne (UE).


Impérialismes et guerre


Le terme d’impérialisme n’a plus très bonne presse dans les milieux radicaux, et même marxistes, qui lui préfèrent souvent celui d’«empire», généralement réduit au cas des Etats-Unis. Il est en revanche réapparu après le 11 septembre dans la presse financière, et a même été «théorisé» par Cooper, conseiller de Tony Blair aux affaires diplomatiques. L’intervention militaire est nécessaire, elle doit être suivie d’une mise sous tutelle (ou protectorat) des pays frappés par le chaos. Ces formes de néocolonialisme seraient organisées sous l’égide de la «communauté internationale», c’est-à-dire des pays qui dominent la planète et des organisations internationales (FMI, Banque mondiale, Otan) dont ils fixent le programme. Les Etats-Unis n’ont ni l’intention, ni la possibilité de gérer seuls le chaos mondial. Le dépeçage de l’Argentine n’a pas été le fait de l’«empire étatsunien», mais celui du capital financier des Etats-Unis et de l’UE.



Les réserves exprimées par les pays de l’UE à propos du comportement des «Etats unilatéralistes» ne viennent donc pas pour l’essentiel de désaccords sur la mondialisation du capital. Elles témoignent de la crainte d’être un peu plus marginalisés dans la gestion des «affaires du monde» et, à court terme, d’observer un partage «unilatéral» du butin irakien. D’où l’augmentation des budgets militaires dans les grands pays de l’UE.


Intertitres de la rédaction

Article paru dans Rouge le 16 septembre 2002



* Claude Serfati est enseignant-chercheur en économie à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines.


  1. La veille des attentats du 11 Septembre, «selon le département de la Défense, plus de 60000 militaires américains conduisaient des opérations et des exercices dans environ cent pays», Los Angeles Times, 6 janvier 2002.

  2. Voir les développements dans mon ouvrage, «La Mondialisation armée. Le Déséquilibre de la terreur» La Discorde-Textuel, 2001.

  3. Market focus, in Aviation Week&Space Technology, 2.9.2002.

  4. Voir ma contribution à l’ouvrage collectif, «Bourgeoisie: Etat d’une classe dominante», Syllepse, 2001.