Les inculpés de Tarnac: un renversement de l’ordre de droit
Les inculpés de Tarnac: un renversement de lordre de droit
Le 11 novembre 2008, dans le cadre de
«lopération Taïga», 150 policiers ont
encerclé Tarnac. Simultanément, des perquisitions
étaient menées à Rouen, Paris, Limoges et Metz.
Linterpellation de dix jeunes gens est avant tout un spectacle
destiné à créer leffroi. Leur arrestation
serait en rapport avec des actes de sabotage de lignes de la SNCF, qui
ont causé, le 8 novembre, le retard de certains TGV sur la ligne
Paris-Lille. Les actes malveillants, larrachage de plusieurs
caténaires ont été qualifiés de
terroristes, alors quils nont, à aucun moment,
menacé la vie humaine. Laccusation, qui dit disposer de
nombreux indices, notamment des écrits et la présence de
cinq suspects près de lignes sabotées au moment des
faits, reconnaît navoir aucun élément
matériel de preuve.
Cest leur profil qui justifie leur inculpation. Ils ont
été arrêtés car «ils tiennent des
discours très radicaux et ont des liens avec des groupes
étrangers» et nombre dentre eux
«participaient de façon régulière à
des manifestations politiques», par exemple: «aux
cortèges contre le fichier Edvige et contre le renforcement des
mesures sur limmigration». Quant à leur logement,
il est désigné comme un «lieu de rassemblement,
dendoctrinement, une base arrière pour les actions
violentes».
La mouvance « anarcho-autonome » de Tarnac
Selon Jean-Claude Marin, procureur de Paris, les cinq jeunes
placés en détention préventive seraient le
«noyau dur dune cellule qui avait pour objet la lutte
armée». Les quatre autres personnes arrêtées
seront rapidement libérées sous condition, mais resteront
suspectés de «dégradation en réunion sur des
lignes ferroviaires dans une perspective daction
terroriste». Trois des cinq prisonniers ont été
libérés, mais restent assignés à
résidence. Seul le «chef» et sa compagne
demeureront emprisonnés. Ce 26 décembre, la Cour
dappel de Paris a, à la requête du parquet,
annulé lordonnance de mise en liberté de Julien
Coupat. La demande de libération de sa compagne avait
été préalablement rejetée.
Le discours du pouvoir procède à un double
déplacement: de simples actes de sabotages comme il peut, par
exemple, y en avoir dans un mouvement social, sont qualifiés de
terroristes, et ces actes sont nécessairement attribués
aux jeunes de Tarnac, bien que la police reconnaisse labsence de
tout élément matériel de preuve. Limage du
terrorisme érigée par le pouvoir crée un
réel qui se substitue aux faits. Ceux-ci ne sont pas
niés, mais toute capacité explicative leur est
déniée. Cette procédure est laboutissement
dun processus rapide de subjectivation de lordre
juridique.
Inculpés en raison de leur mode de vie
Labsence déléments matériels
permettant de poursuivre les inculpé-e-s nest pas
niée, mais la nécessaire prévalence des faits est
renversée au profit de la primauté de limage
construite par le pouvoir. La position de la Ministre de
lintérieur, Mme Alliot-Marie, reprise au sein dun
rapport de la Direction centrale du renseignement Intérieur, est
particulièrement intéressante: «Ils ont
adopté la méthode de la clandestinité, assure la
ministre. Ils nutilisent jamais de téléphones
portables et résident dans des endroits où il est
très difficile à la police de mener des inquisitions sans
se faire repérer. Ils se sont arrangés pour avoir, dans
le village de Tarnac, des relations amicales avec les gens qui
pouvaient les prévenir de la présence
détrangers.» Mais la ministre en convient:
«Il ny a pas de trace dattentats contre des
personnes.»
Ces déclarations résument bien lensemble de
laffaire. Ce qui fait de ces jeunes gens des terroristes,
cest leur mode de vie, le fait quils tentent
déchapper à la machine économique et
quils nadoptent pas un comportement de soumission
«proactive» aux procédures de contrôle. Ne pas
avoir de téléphone portable devient un indice
établissant des intentions terroristes. Rétablir le lien
social est également un comportement incriminé, puisque
cette pratique reconstruit le lien symbolique et permet de poser un
cran darrêt au déploiement de la toute-puissance de
lEtat.
Un ordre social psychotique
Dans les déclarations de Mme Alliot-Marie, la
référence aux faits, en labsence de tout indice
matériel probant, ne peut être intégrée
rationnellement et engendre la phase du délire, une
reconstruction du réel avec limage du terrorisme comme
support. Ce processus est également visible dans les rapports de
police, dans lesquels sopère, au niveau du langage, toute
une reconstruction fantasmatique de la réalité. Ainsi,
comme indice matériel prouvant la culpabilité des
inculpés, la police parle «de documents précisant
les heures de passage des trains, commune par commune, avec horaire de
départ et darrivée dans les gares». Un
horaire de la SNCF devient ainsi un document particulièrement
inquiétant, dont la possession implique nécessairement la
participation à des dégradations contre la compagnie de
chemins de fer.
Cette construction psychotique nest pas le seul fait des
autorités françaises. Elle est partagée par la
Belgique. Le 27 novembre, a eu lieu une arrestation, des perquisitions
et des saisies chez des membres du comité belge de soutien aux
inculpés de Tarnac. Le mandat de perquisition portait la mention
«association de malfaiteurs et détériorations en
réunion». Détenir des documents relatifs à
un comité de soutien peut, selon le rapport de forces du moment,
autoriser des poursuites et, en tout cas, associe ses
détenteurs-trices à lenquête menée en
France.
Les procédures mises en place représentent un des aspects
les plus significatifs de la tendance imprimée par la
«lutte contre le terrorisme»: un individu est
désigné comme terroriste, non pas parce quil a
commis des actes déterminés, mais simplement parce
quil est nommé comme tel. Le pouvoir a la
possibilité de créer un nouveau réel, une
virtualité qui ne supprime pas, mais qui supplante les faits.
Laffaire des «autonomes» de Tarnac na
ainsi pas grand chose à voir avec la vieille notion
dennemi intérieur et la stigmatisation traditionnelle des
opposant-e-s politiques. Ici, il ne sagit pas de
démanteler une avant-garde, mais de montrer que le refus de
faire de largent, déviter les dispositifs de
contrôle ou la volonté de refaire du lien social
constituent une forme dinfraction, la plus grave qui existe dans
notre société, un acte terroriste. Cela concerne tout un
chacun et non seulement une minorité.
* Auteur de La fin de lEtat de droit.
La Dispute. Paris, 2004.