Amérique du Sud: Regarder au-delà des conjonctures

Amérique du Sud: Regarder au-delà des conjonctures

L’arrivée d’Obama
à la Maison Blanche, la profonde crise économique
mondiale, le déclin états-unien et l’existence de
huit gouvernements progressistes et de gauche en Amérique du Sud
sont des faits si importants qu’ils ont engendré la
confiance dans la possibilité de trouver de nouvelles voies pour
nos sociétés frappées par deux décennies de
néolibéralisme.

À de multiples occasions, on a mentionné que la
décadence des Etats-Unis comme unique superpuissance permet la
naissance d’un nouveau rapport de forces dans la région
sud-américaine, où la force décisive du
Brésil s’affirme nettement, ainsi que la
possibilité de construire une intégration
régionale qui ne prenne pas seulement ses distances avec
l’Empire mais aussi avec le libre-échange.

Dix ans pour agir

Mais par définition, une conjoncture ne dure en
général qu’un laps de temps relativement court.
Dans ce cas, on peut parler, tout au plus, d’une décennie,
temps dont disposent les forces du changement pour imposer au moins une
partie de leurs objectifs avant que d’autres forces, aux
intérêts différents, se trouvent dans des
conditions d’imposer les leurs. L’idée que
« le moment est venu » s’est
installée légitimement dans les discours d’une
bonne partie des dirigeants politiques et sociaux, comme le
reflètent des déclarations et documents du récent
Forum social mondial, qui s’est tenu à Belem
(Brésil). Mais on y lit aussi la conviction que si on ne trouve
pas de sortie au modèle actuel d’accumulation,
c’est-à-dire au capitalisme, la crise peut
déboucher sur la construction d’un monde encore pire que
celui d’aujourd’hui. Gaza, l’Irak, la Colombie sont
des exemples de ce qui peut advenir.

    Une bonne partie des objectifs qui ressortent de la
Charte et de la Déclaration de l’assemblée des
mouvements sociaux montre clairement quelle peut être la voie des
changements. On y dénonce l’idéologie du
« développement » et du
« progrès », ainsi que
l’impérialisme et le capitalisme dans sa guerre de
conquête pour s’approprier les biens communs de
l’humanité. Mais on n’y ménage pas non plus
les critiques envers les nouvelles formes qu’acquiert le
modèle néolibéral, en particulier
« les grands groupes économiques locaux –
lesdites ‘multilatinas’ – associés
à une grande partie des gouvernements de la
région ». Les mouvements sociaux dénoncent,
par conséquent, le méga projet qu’est l’IIRSA
(Initiative d’intégration de l’infrastructure
régionale d’Amérique du Sud), mené par la
bourgeoisie brésilienne qui, derrière le
développement d’interconnexions des infrastructures cache
« l’appropriation transnationale des biens de la
nature ».

    Dans les faits, les mouvements sud-américains
attaquent « ‘leurs’ gouvernements » en
dénonçant les principaux projets économiques, ceux
destinés à promouvoir le
«développement» de la région comme, par
exemple, l’exploitation minière à ciel ouvert,
l’agrobusiness et les agrocarburants. Ils mettent
également le doigt sur ce qui fait mal:
« l’occupation d’Haïti par des troupes de
pays latino-américains », sans oublier le Plan
Colombie et la présence de bases militaires
étrangères. L’idée qu’il est
nécessaire d’« avancer
maintenant » et de ne pas s’en remettre aux
gouvernements pour créer les conditions « de
l’émergence d’une nouvelle offensive des
peuples » qui modifie radicalement le rapport de forces
dans la région n’est pas simplement un exercice
d’autonomie politique, mais une indication des urgences du moment.

Centralité des mouvements sociaux par en bas

Une décennie de gouvernements d’un nouveau genre commence
à montrer des apports et des limites des changements promus
d’en haut et à nous montrer qui sont ceux qui sont
véritablement intéressés à changer le
monde. Une partie substantielle des gouvernements est plus
occupée à se consolider qu’à imprimer un
cours nouveau. L’unique pays capable de pousser toute la
région, le Brésil, se préoccupe plus de
s’ériger en puissance mondiale qu’à
abandonner le modèle. Lula semble plus occupé à
catapulter sa probable successeure, la ministre Dilma Rousseff,
qu’à combattre l’immense pouvoir du capital
financier dans son pays. Il ne suffit pas de promouvoir un monde et une
région multipolaire si on n’affaiblit pas en même
temps le néolibéralisme.

    D’un autre côté, sortir du
modèle dominant est plus complexe que ce que l’on peut
supposer. Après 10 ans de gouvernement d’Hugo Chavez, le
Venezuela continue d’être un pays qui rencontre
d’énormes difficultés pour sortir de la
dépendance pétrolière. Il s’agit de
processus très lents, pour lesquels il faut les conditions non
seulement politiques mais aussi sociales et culturelles. Cuba a eu
besoin de presque un demi-siècle pour cesser d’être
un pays monoproducteur de canne à sucre. A ces
difficultés, il faut ajouter des orientations qui renforcent le
modèle, comme celle de Rafael Correa qui mise sur
l’exploitation minière transnationale, un choix qui ne
peut qu’aiguiser la dépendance de l’Équateur,
comme cela s’est passé au cours du dernier
demi-siècle. Ce n’est pas la voie pour construire le
« socialisme du 21e siècle », encore
moins si elle implique de se confronter aux principaux mouvements
sociaux. L’affrontement en cours entre le gouvernement Correa et
le mouvement indigène, qui s’est soldé par des
dizaines de blessés et de détenus lors des actions du 20
janvier contre la loi minière, oblige à porter le regard
au-delà de la conjoncture actuelle.

    Les gouvernements progressistes de la région
peuvent être les alliés des changements, mais les artisans
du monde nouveau sont les peuples organisés en mouvements. Le
cas de la Bolivie, où le gouvernement d’Evo semble marcher
à l’unisson avec les mouvements, est pour l’instant
la seule exception. Même si plusieurs analystes et politiciens
défendent le rôle central que doivent tenir les
gouvernements, il n’est pas inutile de rappeler que la
conjoncture actuelle a été créée par la
résistance de ceux d’en bas, qui ont
discrédité le modèle. Si ces gouvernements ne
prennent pas une orientation claire, ils seront à l’avenir
la cible de l’inévitable offensive des mouvements.

Raul Zibechi*


* La Jornada, Mexique, 13 février 2009. Trad. Frédéric Lévêque, www.risal.info, revue par nos soins.