Une gauche invertébrée: l’héritage dilapidé de la gauche italienne

Une gauche invertébrée: l’héritage dilapidé de la gauche italienne



Nous reproduisons ici en traduction
française de larges extraits d’un article de Perry
Anderson publié dans la London Review of Books du 12 mars 2009.
Cet intellectuel marxiste s’interroge sur les raisons de la
situation désastreuse dans laquelle se trouve la gauche
italienne aujourd’hui, après avoir vécu dans
l’après-guerre une apogée sans pareille en Europe.
La question est d’importance car elle est à la base
de la tentative de penser une nouvelle forme d’organisation
politique. Plus largement inscrite dans la crise générale
qui frappe l’ensemble de la gauche européenne, la
situation italienne demeure particulière à bien des
égards. Quoi qu’il en soit, l’analyse de Perry
Anderson semble montrer que la reconstruction d’une alternative
anticapitaliste n’a plus rien à attendre de la gauche
institutionnelle.

La gauche italienne a constitué sans doute l’un des plus
larges et des plus importants mouvements populaires de l’Europe
de l’Ouest, parmi ceux qui luttaient pour le changement social.
Elle comprenait deux partis de masse ayant chacun sa propre histoire et
sa propre culture, le Parti communiste (PCI) et le Parti socialiste
(PSI), tous deux engagés dans la lutte pour dépasser, et
non améliorer, le capitalisme. Cependant, l’alliance
d’après-guerre entre le PCI et le PSI ne survit pas au
boom des années 1950. En 1963, sous l’impulsion de Pietro
Nenni, les socialistes entrent pour la première fois au
gouvernement italien en tant que junior partner de la Démocratie
Chrétienne. Le PSI entame ainsi le chemin qui va finalement
conduire à Bettino Craxi, faisant du PCI le leader
incontesté de l’opposition au régime
démocrate-chrétien.

Plus de deux millions de membres

Dès le début, le PCI était le plus important des
deux, tant du point de vue organisationnel que du point de vue
idéologique, comprenant une vaste base de masse – plus de
deux millions de membres au milieu des années 1950 –
s’étendant tant aux travailleurs de la terre du Sud
qu’aux artisans et aux enseignants dans le centre du pays, ou aux
ouvriers industriels du Nord. Il pouvait également se
prévaloir d’un riche héritage intellectuel,
principalement celui d’Antonio Gramsci: l’importance de la
toute nouvelle publication des Carnets de prison a été
immédiatement reconnue bien au-delà du parti. A son
apogée, le PCI draine une variété extraordinaire
d’énergies sociales et morales, combinant à la fois
de profondes racines populaires et une ample influence intellectuelle
qu’aucune force politique du pays n’est alors capable de
mobiliser.
    Confiné par la guerre froide à 40 ans
d’opposition, le parti se retranche dans les administrations
locales puis régionales, et dans les commissions parlementaires,
s’entrelaçant ainsi, à de nombreux niveaux
secondaires, au pouvoir politique. Cependant, sa stratégie
politique demeure plus ou moins stable partout. Après 1948, les
butins de la Libération sont divisés. Le pouvoir à
la DC ; la culture au PCI. La démocratie chrétienne
contrôle les leviers du pouvoir, le communisme s’attire les
talents de la société civile. L’habileté du
PCI à polariser toute la vie intellectuelle, non seulement
auprès de chercheurs·euses,
écrivain·e·s, penseurs·euses et artistes,
mais plus généralement dans toutes les sphères de
l’opinion progressiste, est sans pareille en Europe. Sa
domination dans ces sphères, véritable signe distinctif
du communisme italien, est liée tant à ses leaders qui,
à la différence de ceux des partis communistes
français, allemands, britanniques ou espagnols, sont pour la
plupart lettrés, qu’à sa gestion tolérante
et flexible de la « bataille
d’idées ». Mais cela a un double prix, auquel
le parti reste constamment aveugle.

Un héritage idéaliste

Car la large influence du PCI dans le monde de la pensée et de
l’art est également fonction de son degré
d’assimilation et de reproduction de la culture italienne
dominante. Et avant tout de l’idéalisme, ou plus
exactement de son expression moderne, dont Benedetto Croce est devenu
l’interprète le plus important; cette figure, au cours des
années, a acquis une position dans la vie intellectuelle du pays
presque similaire à celle de Goethe en Allemagne. Le
système historiciste de Croce, son prestige, garanti par
l’attention que lui porte Antonio Gramsci dans ses Carnets de
prison, devient le climat naturel ambiant dans lequel prend place la
majeure partie de la culture italienne d’après-guerre; une
culture à laquelle le PCI préside directement ou
indirectement. Mais bien au-delà de l’idéalisme, le
monde de la culture italienne est empreint de traditions beaucoup plus
anciennes qui accordent la prééminence absolue au royaume
des idées en politique, conçues en tant que moyen
d’action et possibilité de compréhension. Entre la
chute de l’Empire romain et le Risorgimento [l’unification,
NDT], l’Italie n’a jamais connu un Etat ou une aristocratie
péninsulaire, et la plupart du temps, elle a été
assujettie à une vaste gamme de puissances
étrangères en conflit. Le résultat, et pour
longtemps, a été de créer au sein de cette
élite cultivée le sens d’un fossé entre la
gloire passée et la misère présente. Le monde
intellectuel a ainsi développé, depuis Dante, une forte
tradition liée à l’impératif de
récupérer et de transmettre la culture de
l’Antiquité classique. Face à une
réalité perçue comme décadente, les
intellectuels se sont peu à peu persuadés qu’ils
étaient les seuls à pouvoir remettre le pays sur le droit
chemin en lui imprimant des idées revivifiées. La culture
n’était donc pas, dans cette optique, une sphère
séparée du pouvoir; elle en constituait au contraire le
passage obligé.
    Dans une large mesure, le communisme italien
hérite de cet état d’esprit. La forme nouvelle
qu’il donne à cette prédisposition nationale est
tirée d’Antonio Gramsci, même si elle n’est
guère fidèle à l’intellectuel sarde. Dans
cette version, l’« hégémonie »
devient une domination culturelle et morale qui doit être
gagnée de façon consensuelle au sein de la
société civile ; elle est ainsi conçue en tant que
fondement réel de l’existence sociale, pouvant
éventuellement assurer la prise pacifique du pouvoir. De ce
point de vue, la position dominante que le Parti gagne dans
l’arène intellectuelle démontre qu’il est sur
la voie de la victoire finale. Ce n’est pas ce que Gramsci avait
conçu. En tant que révolutionnaire de la Troisième
Internationale, il n’avait jamais pensé que le capitalisme
pouvait être battu sans l’usage de la force des armes,
qu’elle que soit par ailleurs l’importance donnée au
fait de gagner le consensus populaire le plus large possible afin de
renverser l’ordre établi. Mais elle correspondait au moule
idéaliste de la culture au sens large. Au sein de la
sphère intellectuelle, de plus, le PCI reproduisait le biais
humaniste des élites traditionnelles, pour lesquelles la
philosophie, l’histoire et la littérature avaient toujours
été les domaines de prédilection. Il manquait aux
ressources du parti les disciplines modernes, telles que
l’économie et la sociologie, et les méthodes
qu’elles avaient tenté d’emprunter, pour le meilleur
et pour le pire, aux sciences naturelles. Redoutable lorsqu’il
touchait les hautes sphères de la culture, le PCI devenait de
plus en plus faible lorsqu’il s’agissait de domaines moins
élevés de la pensée; ce qui, le temps venu, allait
avoir des conséquences importantes.

Désarmé par la nouvelle culture de masse marchandisée

Car le PCI se montre peu préparé aux deux grands
changements qui touchent le Parti dans l’Italie
d’après-guerre. Le premier est l’arrivée
d’une culture de masse complètement commercialisée,
encore inimaginable dans le monde de Togliatti, sans parler de celui de
Gramsci. Même à son apogée, des limites objectives
à l’influence du PCI sur le plan culturel, et plus
généralement à celle de la gauche italienne,
existaient, compte tenu de l’espace occupé par
l’Eglise dans les croyances et l’imaginaire populaires.
Au-delà des universités, des éditeurs, des studios
ou des quotidiens dans lesquels la mouvance du Parti était si
étendue, une foison de magazines conformistes ou de shows
conçus en fonction des goûts de
l’électeur·trice moyen de la DC avaient toujours
fleuris à côté des bastions de la presse bourgeoise
libérale. Partant de son avantage dans la culture de
l’élite, le PCI envisageait cet univers avec une
condescendance tolérante, soulignant qu’il était
l’expression de l’héritage d’un passé
clérical dont l’importance avait toujours
été mise en exergue par Gramsci. Mais il n’en
était guère effrayé.
    L’irruption d’une culture de masse
complètement sécularisée et
américanisée était une autre affaire. Pris au
dépourvu, l’appareil du Parti et l’intelligentsia
formée autour de lui ont été mis KO, ne
réussissant pas à s’inscrire dans ce courant de
nouveauté. Et ce, malgré le fait qu’au sein de la
culture, certains critiques – dont Umberto Eco a sans doute
été l’un des pionniers –
s’étaient engagés dans la mêlée.
[…] Le cinéma, art dans lequel l’Italie a
excellé après la guerre, en constitue un cas
emblématique. La génération des grands
réalisateurs qui avaient fait leur début dans les
années 40 ou au tout début des années 50
– Rossellini, Visconti, Antonioni – n’a pas
connu de succession. Il manquait en outre un véritable
combustible capable d’alimenter l’avant-garde avec une
forme artistique populaire, comparable à Godard en France ou
à Fassbinder en Allemagne ; bien plus tard, il n’y aura
que la faible écume d’un Nanni Moretti. Les
sensibilités des couches instruites et celles des couches
populaires se sont trouvées tant et si bien
séparées que le pays a été laissé
plus ou moins sans défense face à la
contre-révolution culturelle de l’empire médiatique
de Berlusconi, saturant l’imaginaire populaire d’une
marée d’idioties et de fantaisies. Incapable de se
confronter à ce changement, le PCI cherchait à lui
résister. Le dernier vrai grand leader du parti, Enrico
Berlinguer, a personnifié le mépris austère du PCI
face à la complaisance et à l’infantilisme du
nouvel univers de la consommation culturelle et matérielle.
Après son départ, le pas qui séparait la
résistance de la capitulation allait être franchi –
Walter Veltroni fit campagne en distribuant avec L’Unità
des photos de lui-même ressemblant aux petites images des albums
collectionnés par les écoliers.

Les défis de l’« opéraïsme »

Si l’idéalisme du PCI le rendait incapable de saisir les
commandes matérielles du marché et des médias qui
ont transformé les loisirs en Italie, le même manque
d’antennes sociologiques et économiques
l’empêchait de détecter des changements non moins
importants dans le monde du travail. Dès la fin des
années 1960, le PCI leur prêtait moins d’attention
que les jeunes radicalisés qui allaient être au cœur
de l’une des plus étranges aventures intellectuelles de la
gauche européenne de cette époque,
l’opéraïsme, phénomène tout à
fait particulier à l’Italie. A la différence du
PCI, le PSI d’après-guerre comptait parmi ses membres
l’une des figures majeures du marxisme italien, Rodolfo Morandi,
qui s’était particulièrement
intéressé aux structures de l’industrie italienne.
Raniero Panzieri, militant du PSI de la génération
suivante, en devint l’héritier légitime. A Turin,
dans le cadre de ses investigations sur les conditions des ouvriers de
la Fiat, Panzieri réunit un groupe de jeunes intellectuels dont
beaucoup (Antonio Negri par exemple), mais pas tous, provenaient des
rangs de la jeunesse socialiste. Tout au long de la décennie
suivante, l’opéraïsme se développe en force
protéiforme, promouvant une succession de journaux
éphémères – Quaderni rossi, Classe operaia,
Gatto selvaggio, Contropiano – visant à explorer les
transformations du monde du travail et du capital industriel dans
l’Italie contemporaine. Alors, le PCI n’a rien de
comparable, et il montre peu d’attention à cette
ébullition, même si l’un des plus influents parmi
les nouveaux théoriciens de l’opéraïsme, Mario
Tronti, provient précisément de ses propres rangs. Il
s’agit d’un milieu dont la culture est essentiellement
étrangère à celle du parti, et même
carrément hostile à Gramsci.
    L’impact de l’opéraïsme ne
vient pas seulement de ses recherches ou de ses idées, mais de
sa connexion avec les nouveaux contingents de la classe
ouvrière : jeunes immigrant·e·s du Sud, se
rebellant contre les faibles salaires et les conditions de travail
désastreuses dans les industries du Nord de la Péninsule.
Alors même que les syndicats communistes sont
déconcertés par les manifestations spontanées de
militantisme ou les formes inattendues de lutte promues par cette
nouvelle catégorie de travailleurs·euses. D’avoir
anticipé ces changements donne à
l’opéraïsme une force intellectuelle, mais il le fixe
dans le moment même de sa pensée, conduisant à une
vision romantique des révoltes prolétaires vues comme un
flux de lave plus ou moins continu provenant des industries. Dès
le milieu des années 1970, conscients que l’industrie
italienne est en train de changer une fois encore et que le
militantisme d’atelier décline, Negri et d’autres
vont revenir à la figure du « travail
social » en général – virtuellement
n’importe quel employé ou chômeur – en tant
que porteur de la révolution immanente. L’abstraction de
cette notion est un signe de désespoir, et les politiques
apocalyptiques qui l’accompagnent conduisent
l’opéraïsme de la fin des années 1970 à
son chant du cygne. Le PCI, non content d’avoir manqué les
mutations des années 1960, n’offre alors rien
d’autre qu’une sociologie industrielle. Ainsi, lorsque dans
les années 1980, l’économie italienne subit de
nouveaux changements critiques avec le développement de petites
entreprises d’exportation et d’une économie au noir
– le « second miracle italien », comme
on l’appelle alors avec espoir – le Parti est à
nouveau peu préparé et cette fois le coup porté
à son leadership dans la représentation politique de la
classe ouvrière italienne est fatal. Vingt ans plus tard, le
triomphe de Forza Italia dramatise son incapacité à
répondre à temps à la massification de la culture
populaire, et la victoire de la Ligue du Nord révèle son
impuissance à s’opposer à la fragmentation
postmoderne du travail. […]

Les impasses du « compromis historique »

Incapable d’assumer ou de développer les révoltes
de la fin des années 1960 et du début des années
1970, le PCI se tourne une fois de plus vers la DC dans l’espoir
vain qu’elle serait prête à collaborer avec lui afin
de gouverner le pays – catholicisme et communisme unis dans un
« compromis historique » pour défendre
la démocratie italienne contre les dangers de la subversion et
les tentations consuméristes. Proposant ce pacte, toute de suite
après être devenu le nouveau leader du parti, Berlinguer
évoque le cas du Chili, où Allende vient
d’être renversé, en avertissant des risques
inévitables d’une guerre civile si la gauche –
communistes et socialistes – essayent de gouverner un pays sur la
base d’une simple majorité arithmétique des
électeurs·trices. Peu d’arguments pouvaient
être si ouvertement spécieux. Aucune guerre civile ne
pointait à l’horizon en Italie ; les explosions de
violence qui avaient eu lieu – notamment la bombe posée
par le terrorisme noir à Piazza Fontana à Milan en 1969
– avaient eu très peu d’incidence sur la vie
politique de la Péninsule dans son ensemble. Cependant, une fois
la décision prise par le Parti communiste d’embrasser la
DC, les groupes révolutionnaires à la gauche du PCI,
surgis de la rébellion de la jeunesse, ne virent qu’un
bloc de pouvoir parlementaire monolithique sans opposition; ils
optèrent décidément alors pour l’action
directe. Les premières attaques mortelles des Brigades rouges
commencent l’année suivante.
    Cependant, le système politique n’est
pas en danger pour autant. Au cours des élections de 1976, le
PCI obtient un bon résultat. Dans son sillage, la DC accepte
gracieusement l’appui des communistes pour former ses
gouvernements dits de « solidarité
nationale » sous la présidence de Giulio Andreotti,
tout en ne changeant pas de tactique et en ne concédant en
conséquence aucun ministère au PCI. La législation
répressive, limitant de manière illégitime les
libertés civiles, est intensifiée. Deux ans plus tard,
les Brigades rouges enlèvent à Rome l’un des
leaders les plus importants de la DC, Aldo Moro, exigeant qu’on
relâche ses prisonniers en échange de sa
libération. Au cours de ses 55 jours de captivité,
craignant d’être abandonné à son sort par son
propre parti, Moro écrit des lettres de plus en plus
amères à ses collègues, menaçant
ouvertement Andreotti. Au cours de cette crise, une fois de plus, le
PCI ne montre ni humanité, ni bon sens, dénonçant
toute forme de conciliation et de négociation avec encore plus
de véhémence que la direction de la DC elle-même.
    Moro est abandonné. S’il avait
été laissé en vie, son retour aurait sans doute
divisé la Démocratie Chrétienne et aurait mis un
terme à la carrière d’Andreotti. Le prix de sa vie
était négligeable. Les Brigades Rouges, ce groupe
minuscule qui n’a jamais constitué un danger significatif
pour la démocratie italienne, auraient difficilement pu
être renforcées par la libération de quelques-uns
de ses membres, d’autant qu’ils auraient été,
dès leur sortie de prison, placés constamment sous le
contrôle de la police. L’idée que le prestige de
l’Etat n’aurait pu survivre à une telle reddition,
ou que des milliers d’autres terroristes auraient pris naissance
dans son sillage, n’était rien de plus qu’une
hystérie intéressée. Les socialistes l’ont
réalisé, et ils ont cherché à
négocier. Plus royalistes que le roi, les communistes, dans leur
empressement à démontrer qu’ils étaient les
plus fermes  remparts de l’Etat, sacrifièrent une vie
et sauvèrent leur Némésis en vain. Après
les avoir utilisés, Andreotti – maître
incontesté de la synchronisation, dépassant dans cet art
De Gasperi lui-même – se débarrassa des
communistes. Aux élections de 1979, le PCI, plus isolé
que jamais, perdait un million et demi de votants. Le
« compromis historique » ne lui rapportait
rien d’autre que la désillusion de ses
électeurs·trices et l’affaiblissement de sa base.
Lorsque quelques années plus tard, Berlinguer appella les
travailleurs·euses de la Fiat, menacés par des
licenciements massifs, à occuper leur usine, l’exhortation
resta sans écho. La dernière action d’importance
dans laquelle le Parti s’était lancé fut rapidement
écrasée.

Des élites invertébrées

Il y a cinq ans, réfléchissant amèrement sur la
politique de son pays, Giovanni Sartori remarquait que Gramsci avait
raison de distinguer la guerre de position et la guerre de mouvement.
Les grands chefs – Churchill ou De Gaulle – avaient compris
la nécessité de la guerre de mouvement. En Italie, les
politiciens ne connaissaient que la guerre de position. Il en arrivait
à penser que le titre donné par Ortega y Gasset à
l’un de ses fameux ouvrages, España Invertebrada, aurait
mieux convenu à l’Italie, où la
Contre-Réforme avait créé de fortes habitudes de
conformisme et où les invasions continuelles des puissances
étrangères avaient fait des Italiens des
spécialistes dans l’art de survivre en pliant
l’échine. Manquant d’une élite courageuse,
l’Italie était une nation sans vertèbres. Sartori
ne parlait pas au hasard. Il s’adressait à la classe
politique qu’il décrivait. A ce moment, le PCI avait
disparu, Berlusconi était au pouvoir et ses objectifs centraux
étaient clairs : se protéger et protéger
son empire contre la loi. Les mesures ad personam pour défendre
les deux provenaient du Parlement et finissaient leur course sur le
bureau du président. La présidence n’est pas un
titre honorifique ; celui qui assume cette charge nomme non seulement
le Premier ministre, dont le choix doit être ratifié par
le Parlement, mais il peut également récuser des
ministres, et refuser de signer toute législation. En 2003, la
charge était occupée par l’ancien président
de la banque centrale, Carlo Azeglio Ciampi, un ornement du centre
gauche qui avait dirigé le dernier gouvernement de la
Première République, servi de ministre des finances sous
Prodi, et qui est devenu aujourd’hui sénateur du Parti
démocrate.
    Imperturbable, Ciampi a alors signé la
législation, non seulement pour consolider le pouvoir de
Berlusconi sur les médias, mais pour lui garantir
l’immunité dont Ciampi lui-même, en tant que
Président, allait être, en apposant sa signature,
l’un des bénéficiaires. Ciampi est resté
sourd aux appels de la rue l’exhortant à ne pas le faire.
Les héritiers du PCI de leur côté n’ont
soulevé aucune objection. En effet, le premier jet de la loi sur
l’immunité provenait précisément des rangs
du centre gauche. S’il y eut de vives critiques dans la presse,
le Président lui-même – supposé être
au-dessus des partis et traité avec toute la
déférence due – n’a jamais été
mis en question. Seule une voix s’est élevée contre
la décision de Ciampi, celle du libéral conservateur
Sartori.
    De nos jours, c’est un ancien communiste,
Giorgio Napolitano, leader de la fraction la plus à droite du
PCI après la mort de Giorgio Amendola, qui est assis au palais
présidentiel. Avant son élection, la première loi
d’immunité avait été rejetée par la
Cour constitutionnelle. Mais, dans le sillage de la mode
inaugurée par le Traité de Lisbonne, la même loi a
été à nouveau approuvée par la
majorité parlementaire de Berlusconi. La direction de la
délégation postcommuniste au Sénat, loin de
s’y opposer, n’a posé aucune objection de principe,
à part peut-être qu’elle devrait s’appliquer
au cours de la législature suivante. Mais Napolitano
n’avait pas de temps à perdre, et apposa sa signature en
vue de son application immédiate. Une nouvelle fois, les seules
voix qui s’élevèrent pour dénoncer cette
ignominie étaient libérales ou apolitiques. Sartori et
une poignée de libres penseurs réprouvèrent
immédiatement dans la presse, non seulement la soumission du
Parti démocrate mais également celle de Rifondazione
comunista. Ainsi est la gauche invertébrée de
l’Italie d’aujourd’hui.  

Des forces historiques puissantes – la fin de
l’expérience soviétique ; la contraction ou la
désintégration de la classe ouvrière
traditionnelle; l’affaiblissement de l’Etat providence;
l’expansion de la blogosphère ; le déclin des
partis – ont pesé durement sur la gauche partout en
Europe, ne laissant aucun parti intact. La chute du Parti communiste
italien fait, dans ce sens, partie d’une histoire bien plus
large. Cependant, nulle part ailleurs, un tel héritage n’a
été si complètement dilapidé. Le parti
défait par De Gasperi et Andreotti, qui a échoué
dans l’épuration du fascisme et dans sa tentative de
diviser la DC, a toujours été une force en expansion
d’une remarquable vitalité, qu’elle qu’ait
été son innocence stratégique. Ses
héritiers se sont compromis avec Berlusconi, sans l’ombre
d’une excuse, sachant exactement qui il était et ce
qu’ils faisaient. Une vaste littérature existe
aujourd’hui sur Berlusconi, tant à
l’intérieur qu’à l’extérieur de
la Péninsule, y compris trois grandes études en anglais.
Mais il est frappant de constater que beaucoup de ces analyses
deviennent vagues lorsqu’elles touchent à l’aide
effective que le centre gauche lui a apportée tant pour nettoyer
son ardoise que pour renforcer sa puissance. La complicité des
Présidents de la République pour le mettre, ainsi
qu’eux-mêmes, au-dessus de la loi, ne constitue pas une
anomalie, mais fait partie d’un modèle cohérent qui
a vu les héritiers du communisme italien lui permettre de
maintenir et d’augmenter son empire, en défiant ce qui
était par le passé la loi. Ils n’ont pas
levé le petit doigt pour gérer ses conflits
d’intérêts; ils ont libéré de prison
son bras droit, et non une poignée de millionnaires criminels ;
et ils ont cherché de manière
répétée à faire des affaires
électorales avec lui aux dépens de tout principe
démocratique. A la fin de ce processus, la gauche italienne a
non seulement les mains vides comme ses prédécesseurs,
mais également l’esprit et la conscience.

Perry Anderson *


* Historien marxiste britannique auteur de nombreux livres.
Version originale parue sur le site www.lrb.co.uk. Traduction pour
solidaritéS : Stéfanie Prezioso. Intertitres de
notre rédaction.