Des tours aux éco-quartiers

Des tours aux éco-quartiers



Les incursions critiques de la gauche
radicale dans les politiques urbaines existent, à travers les
mobilisations pour ou contre certains projets immobiliers ou
d’aménagement, mais elles sont rares. Quant à la
réflexion théorique sur cette question, depuis les
ouvrages fondateurs du philosophe marxiste Henri Lefebvre 
1,
elle semblait marquer le pas. Ce qui peut paraître paradoxal,
s’agissant d’un besoin fondamental – l’habitat
– et de notre environnement quotidien. Récemment
toutefois, sous le titre Paradis infernaux. Les villes
hallucinées du néo-capitalisme, Mike Davis et Daniel B.
Monk ont publié une série d’études urbaines
aux Editions des Prairies ordinaires. L’entretien avec Thierry
Paquot 
2 qui suit, paru initialement dans la revue Mouvements (www.mouvements.info), montre la richesse des enjeux liés à cette thématique.

Mouvements : La
crise économique et financière pousse à
l’abandon de plusieurs projets de tours (Tour Nakheel à
Dubaï de 1 000 mètres, tour de 300 m à
Santiago au Chili, Tour de  612 m à Moscou, Tour Spire
de 610 m à Chicago, etc.) Comment
l’analysez-vous ? Et pourquoi cette course à la
hauteur ?

Thierry Paquot :
L’appellation « tour » est
intéressante. Elle renvoie au donjon, un élément
défensif, voire militaire, souvent mobile, des campements
romains et des appareillages guerriers. Quand la tour se fixe, elle
devient massive, c’est la tour du château fort. Elle est
toujours liée à l’image de la puissance et de
l’inutilité. C’est ainsi qu’en Italie aux
XIIIe, XIVe et XVe siècles, on construit des tours uniquement
pour avoir la plus haute et montrer qu’on est les plus riches.
Aujourd’hui, on ne peut pas les gravir, elles ne sont pas assez
larges pour accueillir des appartements, elles sont donc
fondamentalement symboliques.

    La tour qui nous préoccupe dans notre
société capitaliste est d’un autre genre.
C’est la tour « siège social ».
Elle naît de la puissance du renouveau à la fin du XIXe
siècle et de la rencontre de trois découvertes
essentielles : l’ossature métallique,
l’élévateur et le téléphone. Au
départ, les tours ne sont pas des tours d’habitation, mais
des tours de sièges sociaux de groupes bancaires,
d’assurance et de presse, dont le fameux Times. Dès le
départ, on est dans une logique de surenchère. Si une
firme devient plus puissante qu’une autre, il faut qu’elle
ait une tour plus massive, plus haute, et si possible surmontée
de néons lumineux qui marquent la puissance de
l’entreprise même la nuit. Contrairement à ce
qu’espèrent beaucoup d’architectes, la tour porte le
nom de la société qu’elle accueille : tour
du Times, tour IBM, etc.

    La crise financière pousse effectivement
à l’abandon de nouveaux projets, à Dubaï, en
Arabie Saoudite où elle devait dépasser les 1200 m,
en Chine, à Santiago du Chili, à Chicago ou à
Paris. C’est un aspect positif de la crise, mais c’est un
arrêt provisoire seulement. Les promoteurs n’ont pas du
tout pris conscience de la dimension asociale, anti-urbaine et surtout
énergétivore de la tour.

Dans votre livre, vous démontez effectivement les arguments
des pro-tours. Selon eux, les tours permettent d’améliorer
la densité, sont écologiques et favorisent la
mixité sociale. En plus de cette critique, vous dénoncez
l’absence d’étude sur les maladies professionnelles
des employés de bureau (sick building syndrome).

Ces maladies professionnelles sont en effet un grand secret en France.
J’ai téléphoné à plusieurs
médecins du travail qui travaillent dans le secteur des
assurances ou des banques. Je leur ai demandé s’ils
avaient observé une pathologie particulière. Ils ont
répondu « oui, mais je ne peux pas vous le
dire ». Nous n’en savons pas plus. J’ai pu
avoir accès à l’analyse du fameux syndrome qui se
traduit par des sentiments de vertige, une certaine claustrophobie, des
maladies de la circulation du sang… Ce ne sont pas des maladies
graves, mais il semble que le corps amortit mal les décollages
et atterrissages successifs induits par la tour : montées
par des ascenseurs rapides à 300 m de haut, séjour
dans un environnement entièrement artificiel avec air
conditionné et chauffage au sol, impossibilité
d’ouvrir et d’aérer, etc.
    J’en conclus que
« l’être humain est un terrien »
ce qui fait rire beaucoup de gens. Je maintiens cette idée
partagée par beaucoup de penseurs de
l’écologie : nous avons besoin de ce contact, non
seulement au sol, à la terre, mais aussi aux
éléments. A l’exception de l’Empire State
Building, les derniers étages d’une tour qui offrent des
vues panoramiques sont fermés. Viennent s’y greffer la
protection antiterroriste et des dispositifs policiers qui confortent
le confinement de la tour, en en faisant un lieu où l’on
ne peut rentrer que si l’on est badgés.
    Ainsi, la tour comme les gated communities    3 vont
contre une certaine conception de la ville : une ville du
partage, accessible à tous, qui ne discrimine pas selon des
critères de revenu ou socio-culturels comme la religion,
l’âge ou la pratique sexuelle. Errer dans une ville comme
bon me semble dans la plus grande sécurité possible me
convient très bien. Qu’on me prive de pouvoir circuler,
via des tours ou des rues résidentielles privées
protégées par des vigiles, c’est une
négation de l’idéal que j’ai de la ville. Je
pense que la grande force de la ville que Baudelaire a si bien
poétisée, c’est précisément cette
possibilité de s’y sentir chez soi, de pouvoir entrer
dehors.

Vous plaidez pour une réflexion sereine et argumentée
sur le devenir urbain de la ville, qui implique de penser ensemble
architecture et urbanisme, d’intégrer les débats
sur place de l’automobile, du piéton, des transports en
commun, des cyclistes… Vous distinguez plusieurs genres
d’urbanisme – le downtown, le suburb, l’edge city,
les gated communities – et vous-même dites aspirer à
« un urbanisme sensoriel et de
l’accueillance ». Sur quels points se distinguent
ces différents genres ?

Qu’on soit SDF ou milliardaire, on peut errer dans le XVIe, aller
sous la tour Eiffel, sans que personne ne nous en empêche. Il
faut lutter contre tous les lieux où on doit montrer patte
blanche, parce que c’est un ilot réservé ou une
tour. De même avec les gated communities. Ces dernières
deviennent un produit immobilier bas de gamme. Non pas que je fasse
l’apologie du haut de gamme réservé seulement
à des gens très riches, mais je m’inquiète
de voir les classes moyennes aisées se mettre à
l’écart de la ville dans la plupart des pays du monde.
Aujourd’hui, la tour ne sert plus à défendre la
ville : elle défend les habitants de la tour
elle-même. Les villes privées ne sont plus des villes
emmurées par rapport à un ennemi extérieur –
comme au Moyen Age –, mais elles sont fortifiées à
l’intérieur.
    On assiste ainsi à une offensive
anti-urbaine : le monde s’urbanise d’un
côté, mais de l’autre, on crée en ville des
lieux de rassemblement qui sont anti-urbains, producteurs d’une
urbanité sélective et discriminante. Les habitants
d’Alphaville 4 ont un badge sur leur voiture qui leur permet de
se repérer entre eux où qu’ils soient. La
qualité de la ville est au contraire cet anonymat, cette
possibilité comme dirait Baudelaire de prendre « un
bain de ville, un bain de foule ». La ville permet une
multitude d’attitudes que la gated community ne permet pas
à cause du règlement établi par le collectif de
propriétaires – comme l’impossibilité de
parler à quelqu’un plus de trois minutes sur un trottoir
de la ville privée.
    La tour comme ces gated communities sont
profondément anti-urbaines. Les architectes mentent quand ils
disent qu’ils vont faire une tour mixte. Cette promesse
n’est pas nouvelle. Dès le début du XXe
siècle, les programmes architecturaux des grandes tours
américaines intégraient une multitude de fonctions
(hôtels de luxe au dernier étage, grands magasins qui ont
des comptoirs de vente au 1er étage…). Mais
l’accès à chacune de ces fonctions est
encadré par les ascenseurs : il y a plusieurs fonctions,
mais vous ne croisez que des gens comme vous, car tout le monde ne
prend pas le même ascenseur. La mixité est donc
contrôlée par la circulation en hauteur. De toute
manière, dans le principe même de la tour il y a une
inégalité de positionnements qui provoque une lutte des
classes, ou de places : ceux qui sont dans les étages bas
sont toujours inférieurs aux autres. À l’inverse,
plus on monte et plus on est près du pouvoir.
    À cet aspect anti-urbain s’ajoute la
non-efficacité énergétique des tours. Des
architectes préoccupés par la question environnementale
mettent en avant le côté écologique des tours,
lorsqu’ils en inaugurent une, et vantent ses panneaux
photovoltaïques, son éolienne, sa capacité à
produire une grande partie de ce qu’elle consomme. Admettons.
Dans les faits, ce n’est pas encore au point : c’est
une intention qu’il faut continuer à concrétiser.
Mais le vrai problème n’est pas là, il
précède l’inauguration : car c’est
bien la construction de la tour qui est énergivore. Tous les
matériaux entrant dans la construction d’une tour
surconsomment de l’énergie à la fabrication par
rapport à des matériaux conventionnels pour des
bâtiments plus bas : vitrages hypersophistiqués,
alliages de métaux compétitifs et souvent
dérivés de la recherche aéronavale, etc.

La crise ne semble pas remettre en cause le projet du Conseil de
Paris de construire des tours sur six territoires. Dans l’ordre
des chantiers programmés : porte de Versailles (XIVe),
quartier Masséna-​Bruneseau (XIIIe), Clichy-Batignolles (XVIIe),
porte de la Chapelle (XVIIIe), porte de Montreuil (XXe) et secteur
Bercy-​Charenton-quai d’Ivry. Comment le Conseil de Paris a-t-il
réussi à faire sauter le tabou de la hauteur alors
même que 62 % des foyers étaient hostiles à
la construction de hauts immeubles ?

Il y a toute une dimension idéologique. Nicolas Sarkozy, alors
président du Conseil régional des Hauts-de-Seine,
évoque les tours comme n’étant pas tabou. À
l’époque, les Hauts-de-Seine contrôlent
l’Établissement Public de l’Aménagement de la
Défense (EPAD). À l’image de Patrick Devedjian
placé à la tête de l’EPAD, il est clair que
les proches de N. Sarkozy ont une mainmise sur cet ensemble.
Rapidement, des élus de droite qui n’avaient jamais
pensé à la question de la tour publient une tribune dans
le monde appelant à « faire des
tours ». Devenu président de la République,
N. Sarkozy inaugure la Cité de l’architecture et du
patrimoine en septembre 2007 et appelle à nouveau de ses
vœux une architecture audacieuse. Pour lui, la tour est un signe
de modernité.
    Bertrand Delanoë (maire PS de Paris,
réd.), qui n’y était pas très favorable,
mais qui est entouré d’un lobby pro-tour, finit par
s’y rallier. C’est ainsi que le 8 juillet 2008, la Mairie
de Paris annonce la suppression de la limite des 37 m et la
possibilité de construire des tours dans la ville.
L’argument est faible en général : on se
réfère à l’existant, à Londres,
à Barcelone… et l’on sous-entend que la France a du
retard. Alors que nous pourrions marquer notre originalité en
créant par exemple des éco-quartiers,
l’originalité consiste ici à être suiviste.
Et l’on ne s’attelle pas non plus à réaliser
des enquêtes sur la manière dont les Barcelonais, par
exemple, apprécient la tour de Jean Nouvel, ce qui n’est
pas du tout acquis compte tenu de son coût.
    Paris dit vouloir faire des tours de logements
sociaux. Or, cet argument ne tient pas si l’on s’appuie sur
les informations d’agents immobiliers des arrondissements
où il y a des tours à Paris. Premièrement, ils
peinent à vendre des appartements en tours : c’est
un produit qui se vend moins bien qu’un appartement dans un
immeuble haussmannien. De plus, les charges sociales d’un
appartement en tour sont beaucoup plus élevées :
un trois pièces aux Olympiades coûte en moyenne 1200 euros
plus 5 à 600 euros par mois de charges. Sachant que
l’agent immobilier acceptera un locataire seulement s’il a
un revenu mensuel quatre fois plus élevé…
Transposer ces coûts dans l’habitat social et dans un lieu
scandaleusement inhospitalier – près d’une rocade
– est impossible.
    Si je fais l’apologie de l’urbanisme
sensoriel et de l’accueillance, c’est parce que ce qui
compte dans la vie de chacun, c’est tout ce qu’il y a sur
le parcours de son quotidien : le commerce,
l’école, la crèche… Tant qu’il
n’y aura pas tout le reste du programme urbain, ce projet de
tours ne pourra pas fonctionner. Le passage ultérieur d’un
tramway ou la création à venir de parcs et jardins ne
suffisent pas et leurs coûts sont souvent portés par le
particulier. Quant aux commerçants, ils ne viennent que quand il
y a des zones de chalandise. Les villes nouvelles ont d’abord
accueilli les habitants : les supermarchés sont
arrivés quand il y avait potentiellement assez de monde pour les
faire fonctionner. Les habitants de Marne la Vallée ont
longtemps espéré le RER 5, mais il n’est
arrivé que lorsque Eurodisney s’est
implanté : cette structure exigeait en contrepartie
l’installation par l’Etat d’un accès RER. Je
crains pour Paris que le public ne prenne encore en charge que ce qui
servira au privé. Et pour la qualité de vie de ces
quartiers, c’est une mauvaise chose.
    Il est possible de densifier en ayant un habitat
beaucoup plus bas que des tours. Mais je suis contre
l’idée de densité et je préfère
parler d’« intensité urbaine ».
Ce qui fait le plaisir d’être en ville c’est une
certaine intensité de commerces, de services, de parcs, de
transports en commun… Et ce n’est pas le fait
d’être obligatoirement très nombreux au km2. La
densité n’est pas synonyme de qualité de vie
urbaine. Les modes de vie entre Hong Kong et Paris ne sont pas les
mêmes. Il faut donc faire attention, car le rapport à
autrui est différent d’une culture à une autre. Le
sur-
entassement n’est pas forcément synonyme de qualité
de vie. Quant à la proximité, elle se définit non
pas par ce qui est proche, mais par ce qui est dans votre parcours
quotidien. A « densité », je
préfère « intensité » et
à « proximité » je
préfère « itinéraire du
quotidien ». Les arguments de ceux défendant la
densité comme plus écologique ne sont pas
démontrés.
    Je pense que la population parisienne est de plus en
plus nombreuse à être contre les tours. Un sondage a
été réalisé par la Chambre de commerce et
d’industrie de Paris selon lequel 72 % des patrons
n’envisageaient absolument pas de s’installer dans une
tour. Il n’y a pas d’engouement pour les tours et les rares
consultations locales comme dans le XIVe montrent qu’il y a
toujours une forte opposition de la population. Pourtant, la Mairie de
Paris entend supprimer progressivement le plafond des immeubles de
grande hauteur sur son territoire. Avec la crise économique,
nous sommes pour le moment protégés, car ils ne peuvent
pas engager de grands travaux, mais si dans deux ou trois ans ça
va mieux, tout blocage juridique aura disparu.

Vous définissez l’urbanisme comme « la
manière démocratique d’agencer les activités
de citadins dans le temps et dans l’espace. Il vise un art de
vivre qui doit composer avec les avancées technologiques et les
relations entre le monde vivant et les humains ». Comment
situez-vous le diagnostic prospectif, urbanistique et paysager sur le
Grand Paris commandé par Nicolas Sarkozy à dix grands
cabinets d’architectes qui ont remis leur copie le 9
février ?

Les équipes qui ont pris part au diagnostic sont
composées de gens intelligents, compétents, qui ont de
l’imagination. Mais leurs propositions risquent
d’être assez faibles, car l’organisation du concours
n’est pas bonne à mon avis. La question du Grand Paris en
2009 est avant tout une question de territoire de la
démocratie : quelle taille, quelle organisation
territoriale faut-il promouvoir pour favoriser une démocratie
municipale à l’échelle de ce Grand Paris ?
Ce sont donc plutôt des juristes, des politologues, des partis
politiques, des citoyens qu’il fallait mobiliser et non pas des
architectes qui n’ont pas ces préoccupations, ni ces
compétences. La question est de savoir si on conserve en France
l’empilement canton- municipalité- département-
Grand Paris… ou si l’on s’interroge sur ce que
l’on peut économiser comme détour
administrativo-juridique et ce que l’on peut mettre en commun.
    Le Grand Paris n’a de sens que si sont
pensés ensemble le transport, l’urbanisme et la
gouvernance. Le transport doit être réorganisé et
gratuit, car c’est la seule solution pour inciter les Grands
Parisiens à ne plus prendre leur automobile et parce que le
Grand Paris est assez riche pour pouvoir organiser la gratuité
des transports en commun. Par urbanisme, j’entends la
localisation des activités. L’autre aspect enfin est la
gouvernance : on ne peut pas envisager un plus grand conseil
municipal qui déséquilibrerait encore plus le poids du
Grand Paris par rapport aux autres régions de France. Le
problème est fondamentalement politique. Le but de Nicolas
Sarkozy est très clair : casser l’autorité
de la Région aux mains des socialistes et imposer le pouvoir du
Préfet de région toujours nommé par le
président de la République. Le Maire de Paris n’a
pas de pouvoir en matière de transports : la SNCF et la
RATP ont des dirigeants nommés par le président de la
République. Ce dernier est donc aux manettes de ce qui est
déterminant pour l’avenir de cette région, à
savoir les transports en commun et l’organisation territoriale.
[…]
    Ce qui manque aujourd’hui est
l’imaginaire sur le Grand Paris. Un territoire n’acquiert
ses multiples dimensions que s’il nourrit un imaginaire et pour
l’instant, l’imaginaire du Grand Paris est
subordonné à l’image de Paris. Rares sont les
artistes comme Annie Ernaux ou François Bon, qui
conçoivent un Grand Paris s’étendant
jusqu’à Chartres, voire Lille… S’il y a une
culture de banlieue, c’est parce qu’à un moment
donné il y a eu du verlan, du rap, du tag et du cinéma.
Un territoire prend sens lorsqu’il produit aussi son imaginaire.
Et c’est la même chose pour la tour : je dis
à mes étudiants de ne jamais donner rendez-vous en bas de
la tour Montparnasse ou à la Bibliothèque Mitterrand. Ce
n’est pas un bon choix, il y a des lieux qui sont plus
poétiques que d’autres. La tour n’a pas produit un
imaginaire agréable ou poétique, mais toujours des films
d’horreur. D’ailleurs, les films ou romans qui traitent des
gated communities ont toujours une dimension catastrophique et
c’est mauvais signe. Si le Grand Paris n’a pas de sens,
alors il ne peut pas exister. Et je crains que les dix propositions qui
sont en concurrence d’originalité n’impliquent pas
faisabilité ou adhésion de la population. Je n’ai
en effet pas eu connaissance d’enquêtes menées par
ces dix équipes.
    Les travaux de la commission Balladur 6 m’ont
intéressé beaucoup plus que le Grand Paris parce
qu’ils tentent de répondre à une question
qu’il faut obligatoirement se poser : va-t-on ajouter un
étage de plus avec le Grand Paris avec un détour
bureaucratique de plus, ou donne-t-on un grand coup de pied
là-dedans pour fonder une nouvelle répartition
territoriale mieux ajustée à la pratique
démocratique ? J’avais publié un papier au
moment des municipales qui reprenait l’expression de
« la démocratie du sommeil » en
expliquant qu’il était absurde de voter là
où l’on dort et pas là où l’on
travaille. C’est cela que j’attends de cette commission,
que l’on puisse être des citoyens multidimensionnels et pas
simplement élire un maire, que l’on puisse solliciter et
participer très régulièrement à des
votations comme disent les Suisses, pour les affaires qui nous
concernent tous.

Vers la fin de l’ouvrage, vous mentionnez
l’éco-quartier comme alternative à la tour. La
généralisation d’éco-quartiers est-elle
possible ? Et comment proposer un modèle urbain
écologique alors même que 80 % des Français
souhaitent loger dans une maison individuelle ?

Tout cela est compatible. A l’époque de la crise du
pétrole en 1973, une panique a envahi les pays riches qui ont
craint de perdre du confort, ce qui a généré des
plans antigaspillages assez exemplaires. Mais ils ont
immédiatement été arrêtés lorsque le
prix du baril du pétrole a commencé à baisser.
Nous sommes aujourd’hui loin de ces politiques thermiques. Mais
ce qui était faisable en 1974 est toujours praticable
aujourd’hui.
    On pourrait commencer par améliorer la ville
ancienne au moyen de mesures, adaptées au cas par cas, de
soutien aux protections thermiques plus sûres et économes.
On commencerait donc par faire des diagnostics puis on trouverait des
solutions. Mais c’est très compliqué parce que
si vous possédez un appartement de 20 m² au Marais et
qu’on vous dit de mettre une enveloppe dans l’appartement,
vous perdez 2 m². Avec un m² à 10 000 euros,
vous ne le ferez pas. L’urbanisme de l’accueillance est
donc un urbanisme au cas par cas. Ce n’est pas un urbanisme
procédurier, administratif, où tous les immeubles du jour
au lendemain auraient les mêmes protections thermiques. Il faut
avoir en tête qu’il y aura des bâtiments que
l’on ne pourra pas améliorer, ou alors avec de telles
contraintes et un tel surcoût que ça deviendrait
totalement absurde. Par contre, pour tous les travaux qui peuvent
être engagés maintenant, il faut avoir des contraintes
environnementales excessivement strictes dès le début.
    Les éco-quartiers sont encore
aujourd’hui à l’échelle de
l’expérimentation, ce sont presque des quartiers vitrines
qu’il faudrait mettre en avant. Au lieu de dire à des
équipes qu’il faudrait rivaliser de fantaisies pour le
Grand Paris, il faudrait qu’ils rivalisent d’intelligence
technique et esthétique pour faire des éco-quartiers avec
des maisons individuelles. Car ce n’est pas antinomique. Je donne
dans mon ouvrage quelques exemples comme les quartiers
réalisés par Lucien Kroll ou Giancarlo de Carlo qui
combinent des pâtés de maisons individuelles
imbriquées les unes dans les autres où chacun a son
entrée et son jardin suspendu. Trente ans après, les
enfants ayant vécu dans ces éco-quartiers ne veulent pas
les quitter. Cet idéal de la maison est un idéal de
qualité de vie et nourrit plus que l’imaginaire :
la maison est le cosmos, et notre accord avec le monde passe par ce
type d’habitat.
    La demande de maison individuelle n’est pas
honteuse, il ne faut pas culpabiliser les Français de vouloir
cela, ça me semble légitime. Maintenant au lieu de
construire cette maison au milieu d’une parcelle, il est temps
d’inventer un urbanisme de la maison individuelle.
L’étalement urbain si décrié
aujourd’hui a été cautionné par le pouvoir
public. Est-ce que ne sont pas les DDE qui contrôlaient les
permis de construire et faisaient aussi les routes ? Plus les
routes sont sûres et bien entretenues, plus vous pouvez aller
loin. Les statistiques sont très claires : en moyenne, le
temps de transport du Français moyen est resté le
même en 20 ans : 20 minutes par jour, mais la distance
parcourue a doublé. Cela signifie qu’au lieu
d’habiter à 20 km vous pouvez habiter à
40 : le temps de parcours ne change pas en dehors du prix de
l’essence. C’est ainsi que les gens qui rêvaient
d’avoir une grande parcelle ont pu le faire. Il faut sortir ici
du cadre parisien et transformer l’étalement urbain dans
les campagnes est plus compliqué. Il faut faire une
pédagogie de la maison individuelle écologique. Cela
signifie que celui qui bricole sa maison doit pouvoir trouver à
prix compétitifs dans tous les commerces des produits
écologiques. Or ces derniers ne sont pas en vente. Toute la
filière du BTP (Bâtiment et travaux publics, réd),
du magasin qui fournit le matériel à la formation de
l’artisan et de l’ouvrier, doit être repensée.

Tout au long de l’ouvrage, vous ne cessez de vouloir
créer des passerelles : entre étudiants en
urbanisme et architecture, entre services et intervenants
privés, entre urbanisme et écologie. Quel rôle la
société civile peut-elle jouer dans ces liens à
créer ? Comment la société civile peut-elle
aider les architectes à inventer et expérimenter diverses
manières écologiques pour rendre la planète
habitable ?

La société civile est aujourd’hui en France
très éloignée de la préoccupation urbaine,
malgré les agissements de nombreux maires de droite comme de
gauche qui font des budgets participatifs, des réunions
publiques… Il y a là un besoin de mettre sur la place
publique la question de la ville. Il faut pour ce faire responsabiliser
les gens et peut-être commencer par les classes de ville pour des
enfants. Qu’ils habitent pendant quinze jours dans un Formule 1
à l’entrée de la ville, qu’ils voient
d’autres quartiers, qu’ils circulent, qu’ils prennent
des photos, qu’ils fassent des enquêtes…
qu’ils découvrent leur ville. Et qu’il y ait ensuite
au niveau des enseignements des arts plastiques, de l’histoire ou
de la littérature une découverte physique,
matérielle et sensuelle de la ville par l’analyse des
matériaux, des métiers dans une rue, des
façades… Cela peut être un prétexte
extraordinaire pour faire de l’histoire et de la
géographie – d’où viennent la chaux, la
brique… Il faudrait donc faire d’un côté de
la pédagogie à destination des enfants et de
l’autre, une grande information auprès des habitants avec
des concours d’idées, une fête de la ville.
[…]