Transparence

Transparence

L’exposition anatomique
« Our Body, à corps ouvert » a
été présentée une vingtaine de fois
à travers le monde. [A Bâle, en 1999, l’exposition
avait attiré plus de 600’000 visiteurs en trois mois et
demi, NDLR]. En France, la Justice vient d’interdire la
manifestation prévue à Paris. Elle stipule que cette
exposition de corps humains « porte une atteinte manifeste
au respect qui leur est dû ». Cette réaction
est une exception. Le jugement brise un consensus favorable ou une
indifférence envers ce voyage sous la peau.

Cette exposition nous intéresse dans la mesure où elle
est un symptôme d’une tendance de l’ultime
modernité: présenter le corps, non plus pour le refouler,
le mettre à distance, mais pour le dénier. La
référence exorbitée au corps conduit en fait
à l’annuler.

Le corps-spectacle

Dix-sept corps, dépouillés de leur peau, ainsi
qu’une centaine d’organes sont présentés aux
visiteurs. Un procédé de conservation, nommé
« plastination » permet d’obtenir des
corps solides qui offrent au regard leurs systèmes digestif,
respiratoire, cardio-vasculaire, uro-génital ou nerveux. Chaque
muscle, artère ou viscère est présentifié.
Selon les organisateurs, il s’agit « de montrer et
d’expliquer, de manière éducative et
pédagogique, la formidable ingéniosité de la
machine humaine ».
Le souci éducatif se double d’une prétention
artistique. Il s’agit également de construire un
spectacle. Les corps, sans peau ni os, sont baignés de
lumière et présentés dans des découpages et
des colorations qui ne sont pas justifiés par une
démarche scientifique. Ici, un homme dont tous les muscles ont
été écartelés comme des pétales de
fleurs. Là, un autre homme
« écorché » est installé
sur un vélo. Un autre corps est cette fois coupé en
rondelles, afin d’expliquer comment notre corps est
visualisé lors d’une IRM.
Une nouvelle exposition a lieu à Berlin. L’exhibition va
encore plus loin. Elle présente le coït de deux couples de
cadavres humains qui présentent l’acte sexuel
« dans toute sa clarté ».

Du Body Art ?

La démarche « artistique et
scientifique » se réclame d’une
émancipation du corps et du nécessaire dépassement
des tabous. Une telle perspective pourrait faire penser au mouvement du
Body Art, un phénomène culturel des années
soixante et septante. Des artistes mettaient en scène leur
propre corps. Ce dernier était à la fois la
matière et la scène du spectacle.
L’art corporel était novateur. Il s’agissait 
de déstabiliser le spectateur. L’esthétique se
voulait émancipatrice en utilisant l’enveloppe corporelle
comme support d’une intériorité active, comme
inscription de la vérité du sujet. Le corps était
remis en cause comme lieu de l’Autre, en tant que porteur des
pressions sociales et religieuses. C’est la matière, la
chair, les flux de l’intériorité qu’il
fallait rendre autonomes, libres. Pour ce faire, les artistes
inscrivaient sur leur corps ce qui était invisible à la
perception, en offrant leur intériorité au regard du
spectateur.
Mais depuis les années nonante, le corps n’est plus une
enveloppe à transformer. Du corps-peau du Body Art des
années soixante, on passe, avec « Our
Body », au corps-organe. Une des figures majeures de
l’exposition est d’ailleurs celle d’un cadavre qui
offre sa peau, entièrement détachée de son corps,
comme un organe parmi d’autres. Ce détachement lui permet
d’entrer dans la transparence.

Le corps-reflet

Le corps-organe ne questionne plus, mais horrifie et fascine. Un corps
sans peau, entièrement transparent, devient le reflet du regard
de l’autre. Le corps séparateur, comme distinction entre
intérieur et extérieur, s’efface. Il n’est
plus qu’une chair sans peau. Le schéma corporel
n’existe plus, il se réduit à l’image du
corps.
Ainsi, le corps ne constitue plus le médium qui nous est
nécessaire pour nous représenter. C’est le regard
en tant qu’objet qui occupe cette place. Cependant, celui-ci ne
peut constituer un imaginaire, dont la fonction est d’articuler
le dedans et le dehors, mais seulement des images fragmentées
qui fixent le corps dans le réel, dans l’organe. Le corps
se réduit à un ensemble de pulsions. Il n’est plus
qu’un faisceau d’émotions. Il devient un
« corps affectif ».
Si le Body Art voulait libérer le corps, « Our
Body », pure expression de la dernière
modernité, nous libère du corps, de ses tensions, de ce
qu’il pourrait nous dire du sujet. Ce déni s’inscrit
dans une tendance globale de contrôle. Les technologies
médicales lèvent les obstacles à une capture des
parties invisibles du corps et nous installent dans l’ordre du
corps transparent. Les caméras médicales internes
complètent le travail des caméras publiques dans la
saisie des individus par le regard. Ce dernier est omniprésent.
Nous sommes dans une société scopique qui fait exister
l’Autre, la machine sociale, comme receleur de la jouissance en
lui attribuant un rôle de surveillance. Il y a une tendance
à tout exhiber. La raison paranoïaque devient ainsi la base
de cette société : l’Autre me regarde, donc
je suis.

Plus rien à cacher

Le succès de « Our Body » nous indique
qu’il s’agit bien d’un phénomène
social, d’un abandon collectif à la pulsion scopique,
à la jouissance du regard. Désormais c’est ce
dernier qui constitue la dimension symbolique de la
société. A travers l’ensemble de ces expositions,
vingt millions de visiteurs se sont déplacées afin de
satisfaire un désir inconscient d’une relation
incestueuse, d’un fantasme collectif de rétablissement de
la relation primordiale avec la Mère.  Toute
séparation corporelle entre le visible et l’invisible,
entre le privé et le public, est abolie au profit d’un
rapport fusionnel d’ordre maternel. Tous les organes
exposés, détachés, coupé en morceaux, sont
libérés de leur enveloppe corporelle, afin que le regard
puisse pénétrer à l’intérieur de la
matrice, du corps affectif. Le second cadavre clef de cette exposition
est bien celui d’une femme enceinte, éventrée qui
expose son foetus de huit mois.
La suppression de la peau, du voilement, obéit à
l’impératif actuel de transparence. Elle est
accomplissement de l’image, de fusion avec la jouissance de
l’Autre, du pouvoir maternant qui me regarde, qui me surveille
pour mon bien.


Jean-Claude Paye et Tülay Umay*

* Les deux auteurs sont sociologues.